La Jane Austen Society of North America
Un soir de février, dans un petit salon de thé de l’avenue de Monkland, à Montréal, une quinzaine de personnes se sont donné rendez-vous. Pour discuter de l’hiver si long? des rumeurs d’élection? Non, de Jane Austen, imaginez! Au programme de cette rencontre mensuelle: Emma, dernier opus que la romancière anglaise, morte en 1817 à 41 ans, a publié de son vivant.

Je débarque en ce lieu à l’invitation d’Elaine Bander, présidente de la filiale canadienne de la Jane Austen Society of North America, qui accueille parmi ses membres (au nombre de 4000 environ) autant de spécialistes que de simples «Janeites» comme moi. Francophone chez les Anglos, homme dans une cour de femmes, je me sens comme un poisson hors de l’eau. Réalisant que ce sentiment d’exclusion, toutes les héroïnes de Jane Austen l’ont combattu, je décide de faire comme la pauvre Fanny Price, parachutée chez les Bertram dans Mansfield Park: tapi dans un coin, je prends la couleur des murs, j’observe.

«À partir de quel moment M. Knightley prend-il conscience de son amour pour Emma?» La question, posée par une des participantes, inspire un torrent d’hypothèses qu’on demande à Elaine de vérifier. Autorité en la matière pour avoir publié sa thèse de doctorat sur Jane Austen, cette enseignante de littérature au Collège Dawson, à Montréal, continue de découvrir, dans les radiographies sociales que sont les six romans de l’auteure britannique, des sens inédits et des correspondances inattendues avec le monde contemporain.

Photo: Colm Hogan/Miramax Films

 

«Ses thèmes, dit-elle simplement, sont le reflet de ce qui nous anime aujourd’hui: trouver sa place dans la société et un partenaire de vie.» Jane Austen, élevée par un père pasteur, entourée d’une soeur et de six frères, n’avait pas grand-chose pour elle sur le marché compétitif du mariage à l’époque de la Régence anglaise.

Sans dot, sans titre, elle a pourtant rejeté une «recommandable» demande en mariage en 1802 et elle est restée célibataire toute sa vie. «On doit tout choisir, tout endurer plutôt qu’un mariage sans affection», soutenait-elle, fidèle à son mantra. L’amour puissant et partagé que le destin lui a refusé, elle l’a toutefois fait vivre aux héroïnes de ses romans – Elizabeth Bennet, Elinor Dashwood, Anne Elliot –, toutes clairvoyantes et intellectuellement les égales des hommes.

Deux siècles plus tard, ses écrits nous interpellent toujours. Depuis 1995, l’impact combiné du film Raison et sentiments et de la télésérie Orgueil et préjugés a déclenché une déferlante d’adaptations cinématographiques (dont Persuasion, trésor méconnu de Roger Michell), de bios romancées (Becoming Jane, Miss Austen Regrets), d’hommages (The Jane Austen Book Club) et de transpositions (Clueless, Bride and Prejudice).

Certains intellectuels attribuent la fascination pour Jane Austen à la nostalgie du temps jadis ou au vent conservateur qui souffle sur nos moeurs. À l’instar de Carol Shields, qui a publié une biographie de la romancière, je pense plutôt que dans notre monde de sexe instantané, les patients préliminaires distillés dans l’oeuvre de Jane Austen possèdent un attrait irrésistible. Au point que certains fans – c’est mon cas – vont jusqu’à effectuer un pèlerinage sur les pas de l’écrivaine…

Au pays de Jane Austen
Je suis debout sur la tombe de Jane Austen, sobre dalle de granit encastrée dans le sol de la cathédrale de Winchester, au sud de l’Angleterre, et mon esprit chavire sous le poids des questions sans réponse. Dont celle-ci: comment une fille de pasteur qui a passé toute sa vie dans un rayon d’à peine 300 kilomètres de son lieu de naissance a-t-elle pu engendrer six romans encensés de New York à Melbourne et traduits dans une quarantaine de langues?

Fascinant. Plus que jamais, les lieux qui ont inspiré l’auteure nous la rappellent. Lyme Regis, par exemple, magnifique station balnéaire du Dorset, au sud-ouest de la Grande-Bretagne, a été le théâtre de vacances heureuses pour Jane, en 1803 et en 1804. On y vient avant tout pour voir le Cobb, une longue jetée de pierre qui s’avance dans l’Atlantique afin de protéger le pittoresque petit port de pêche. Dans Persuasion, c’est en tombant des marches du Cobb que Louisa Musgrove a failli perdre la vie, sous le regard abattu d’Anne Elliot et du capitaine Wentworth, entre lesquels la flamme s’est rallumée à cet instant. À un jet de pierre de là, en haut de l’escalier qui s’élève derrière le charmant Jane’s Cafe, se déploie un joli jardin en terrasse à la mémoire de la romancière, sur le sol même où s’élevait autrefois l’immeuble où elle aurait séjourné.

Sous la Régence anglaise, Bath, la capitale du Somerset, était le lieu de rassemblement de la noblesse rurale, qui venait soigner ses maux dans les sources chaudes du spectaculaire bain romain, au coeur de cette cité. Jane Austen a vécu cinq années, de 1801 à 1806, dans cette ville mondaine où les gens, de jour, se fréquentaient à la Pump Room jouxtant le bain (on y sert encore aujourd’hui des verres d’eau tirée de la source) et, de soir, dansaient et jouaient aux cartes dans les Assembly Rooms situées sur les hauteurs de la ville.

Quand, à 25 ans, Jane quitte le presbytère de Steventon – hameau paisible du Hampshire où elle est née en 1775 – pour Bath, où son père a choisi de prendre sa retraite, elle a déjà écrit les premières versions de Raisons et sentiments et d’Orgueil et préjugés. Le changement est énorme. En conséquence, pensent ses biographes, sa source littéraire s’est tarie. Cela dit, les moeurs citadines de Bath ont été, pour elle, un terreau d’observation fertile, dont les pages de Northanger Abbey et de Persuasion portent le fruit.

L’arrêt obligatoire au Jane Austen Centre vaut surtout pour le joli salon de thé bleu de style Regency qu’il abrite. Sur la cheminée, le portrait de Colin Firth en M. Darcy semble exiger le silence et l’ordre. On s’exécute, quoique les papilles s’excitent devant le menu, où les savoureux scones, brioches, gâteaux et petits pots de clotted Cream (crème caillée) se déclinent en combos baptisés Lady Catherine’s Proper Cream Tea ou Willoughby’s Chocolate Fudge Cake en l’honneur de ses personnages. On y fait le plein de calories avant de se rendre sur les hauteurs de Camden Place, magnifique arc de résidences du 18e siècle où Jane Austen a installé la famille Elliot dans Persuasion.  

 

Une femme de lettres
En 1805, la mort du révérend Austen a livré sa femme et ses deux filles célibataires à la charité de leurs frères et parents. Les trois femmes quittent Bath et séjournent à Southampton avant que James, l’aîné et héritier d’un oncle fortuné, leur offre la jouissance d’un charmant cottage dont il est propriétaire, à Chawton, dans le Hampshire. Suivant l’exemple de Marianne et d’Elinor Dashwood dans Raison et sentiments, Jane et sa soeur, Cassandra, fondent un foyer confortable pour elles et leur mère dans cette modeste demeure de briques rouges, aujourd’hui transformée en musée par le Jane Austen Memorial Trust.

Mieux: Jane retrouve à Chawton un goût d’enfance: celui de l’écriture. Elle y révise (sinon réécrit) ses romans de jeunesse (Raison et sentiments et Orgueil et préjugés), qui, grâce à son frère Henry, intermédiaire auprès de l’éditeur londonien T. Egerton, Whitehall, paraissent respectivement en 1811 et 1813.OEUVRES MAJEURES DE JANE AUSTEN

  • 1811 Raison et sentiments (Sense and Sensibility)
  • 1813 Orgueil et préjugés (Pride and Prejudice)
  • 1814 Mansfield Park
  • 1816 Emma
  • 1817 Persuasion (posthume)
  • 1817 L’abbaye deNorthanger (Northanger Abbey) (posthume)
  • La maison d’édition Omnibus a réuni tous les romans de Jane Austen en deux volumes.

    LA «AUSTENMANIE»
    Jane Austen est aujourd’hui devenue une marque de commerce dont on se sert pour vendre de la papeterie, des livres de recettes, des jeux de tarot, des dés à coudre, des ensembles de broderie, etc.

    Sans blague, allez par vous-même voir les boutiques en ligne du Jane Austen’s House Museum, à Chawton et du Jane Austen Centre, à Bath.

    Par ailleurs, ce dernier organise de captivantes visites guidées dans la ville. Quant à la compagnie Hidden Britain Tours, elle promène les Janeites en bus dans les endroits du Hampshire marqués de l’empreinte Austen.

    Article publié originalement dans le magazine ELLE QUÉBEC.