Elle était prisonnière du miroir, du regard de l’autre. Elle ne voulait pas vieillir et, d’une certaine façon, elle y est parvenue. Plus de trois ans après son suicide à l’âge de 36 ans, Nelly Arcan revit sur la scène d’Espace Go grâce à La fureur de ce que je pense, un hommage imaginé par l’actrice Sophie Cadieux et mis en scène par Marie Brassard.

Tour à tour, sept comédiennes interprètent des passages de son oeuvre en grande partie autobiographique: Christine Beaulieu, Monia Chokri, Evelyne de la Chenelière, Johanne Haberlin, Julie Le Breton, Anne Thériault et, bien entendu, Sophie Cadieux. Dans ce spectacle-collage, elles explorent les paradoxes de l’auteure de Putain. Surtout, elles cherchent à aller au-delà de son image de poupée blonde et à faire entendre ce qui se cache derrière la douloureuse beauté de son écriture.

Nous avons réuni quatre des filles qui ont pris part à ce projet pour savoir ce que l’oeuvre subversive de Nelly Arcan évoque pour elles. Parmi les sujets abordés: la féminité, les diktats de la beauté, la séduction, le vieillissement, la mort. Voici le compte rendu de cette discussion animée, inspirée et éclairante, entre Sophie Cadieux, Julie Le Breton, Marie Brassard et Evelyne de la Chenelière.

 

L’ÉCRITURE

SOPHIE «L’écriture de Nelly Arcan est actuelle et subversive. C’est une écrivaine qui a réussi à mettre le doigt sur les contradictions de la féminité. J’ai souhaité porter au théâtre cette voix de femme, plutôt que de mettre en scène le personnage de l’ex-pute aux seins refaits. Ce personnage, ou en tout cas le souvenir que nous en avons, occulte trop souvent ce que Nelly avait à dire.»

EVELYNE «J’ai une profonde admiration, un amour même, pour son écriture. De nos jours, on n’accorde plus beaucoup de place à la littérature, et je trouve important d’aller au-delà de la personnalité de Nelly, pour mettre l’accent sur la richesse et la pertinence de son écriture.»

MARIE «Il y a quelque chose qui nous heurte dans ses textes. C’est très noir, brutal. Mais on devine aussi une telle recherche d’absolu! Il y a une femme, Nelly, qui cherche la lumière… et qui ne la trouvera pas, de toute évidence, puisqu’elle s’est enlevé la vie. Je me dis qu’elle devait avoir un idéal très élevé pour avoir été si déçue de la réalité.»

 

LA PREMIÈRE IMPRESSION

MARIE «Le tout premier livre que j’ai lu de Nelly, c’est Putain, quand il est sorti en 2001. Ce flot de paroles ininterrompues m’a un peu rappelé l’écriture de Bernard-Marie Koltès. C’est comme si on l’entendait penser.»

JULIE «Putain m’a non seulement heurtée mais rebutée. J’ai arrêté ma lecture en plein milieu. Je recevais comme une agression la haine que la narratrice a d’elle-même. Je ne comprenais pas, en plus, qu’une femme puisse haïr autant les autres femmes. Ça me perturbait beaucoup, et je n’arrivais pas à voir la beauté de l’écriture. En relisant ce texte aujourd’hui, j’ai l’impression de sentir la souffrance de Nelly. Elle parle au nom des femmes de notre génération, mais je crois aussi qu’elle transcende ça: elle parvient à mettre des mots sur des choses qui sont innommables, que nous portons toutes à l’intérieur de nous et qui font très peur.»

SOPHIE «Je suis gênée de le dire, mais quand j’ai lu Putain la première fois, je l’ai classé dans la même catégorie que La vie sexuelle de Catherine M. et toutes les autofictions érotiques, alors populaires en France. C’était vendu comme ça, aussi. C’est en lisant Folle, le deuxième livre de Nelly, que j’ai été séduite: j’ai été envoûtée par son écriture. Pour moi, elle va plus loin dans Folle que dans Putain: ce qu’elle révèle d’elle-même, c’est qu’elle est prête à aller jusqu’à la folie pour une histoire d’amour.»

 

LE PERSONNAGE

JULIE «La perception que j’avais de Nelly venait en bonne partie de l’image ambivalente qu’elle projetait dans les médias. J’avais parfois envie de la sauver! Je me demandais pourquoi elle continuait à porter ce masque de poupée désirable qui l’empêchait tellement d’être entendue, un peu comme Marilyn Monroe. Mais, en même temps, elle nous obligeait à nous poser la question: « Peut-on être entendue lorsqu’on est sexy? » Nelly nous confrontait à ce paradoxe; c’est comme si elle nous disait: « Regardez, j’ai cette poitrine, ces lèvres, ce corps, je provoque ce désir-là chez les hommes, mais pourquoi n’êtes-vous pas capables de mettre ça de côté pour entendre ce que j’ai à dire? »»

EVELYNE «L’importance que Nelly accordait à son apparence fait d’elle une triste et digne représentante de son époque. C’est très contemporain, cette façon de se projeter tout le temps dans le regard de l’autre. Pensons à Facebook, par exemple. Ça fait partie de la culture narcissique dans laquelle on baigne et qu’on entretient parfois malgré soi. Je crois que c’était à la source de beaucoup de ses souffrances: elle se regardait continuellement être, vivre, écrire… Elle expérimentait une sorte de dédoublement d’elle-même qui la faisait souffrir.»

 

LA BLESSURE

EVELYNE «Nelly Arcan a commencé à exister pleinement pour moi quand elle s’est suicidée. Ça m’a dérangée beaucoup plus que je l’aurais cru. J’avais l’impression de m’être fait avoir. Je me demandais naïvement pourquoi la littérature ne l’avait pas sauvée.»

MARIE «Ce qui me frappe, c’est son isolement. Comme si elle était une extraterrestre parachutée dans un univers dont elle ne comprenait pas le langage et où son langage à elle n’était pas compris.»

JULIE «L’irrémédiable est partout dans ses livres. Comme si son obsession de la mort annulait toute possibilité de vie, d’avenir. Cette mort qu’elle n’a pas cessé d’appeler dans ses livres, allant jusqu’à annoncer son suicide, c’est comme un gouffre. Un gouffre qui aspire toute la beauté de la vie.»

EVELYNE «Nelly parle de la vie comme d’une injustice, et je ressens la même chose depuis mon enfance: on n’a pas demandé à venir au monde et on doit dealer avec nos parents, nos limites intellectuelles, notre corps… Avec ce lourd héritage dont on ne vient jamais à bout.»

 

LA FÉMINITÉ

MARIE «Nous avons eu une expérience très différente de la féminité, Nelly et moi! Être une femme ne m’est jamais apparu comme un obstacle dans la vie. Au contraire, je n’aurais jamais voulu être un homme.»

EVELYNE «Comme toi, Marie, j’ai toujours été très heureuse, même soulagée d’être une fille. J’ai sûrement été conditionnée par une multitude de stéréotypes qui viennent de je ne sais où, mais j’aurais été beaucoup plus mal à l’aise avec les clichés de la masculinité. La conquête, la séduction, et puis la compétition, tout ça… ce sont des choses que je ne comprenais pas. Je n’ai jamais senti, contrairement à Nelly, que la féminité était encombrante ou que les autres femmes étaient des rivales.»

JULIE «Contrairement à toi, Evelyne, j’ai un côté masculin très présent. J’aime la compétition. Pas entre filles… mais j’aime la séduction, la conquête. Par contre, je n’ai jamais nié ma féminité. Au contraire, elle a toujours été une force pour moi. Il y a quelque chose de beau dans la condition féminine, dans la possibilité d’être forte avec douceur, de donner la vie… ou pas, même si, au quotidien, il y a parfois des trucs que je trouve difficiles, surtout dans mon métier de comédienne. À certains moments, ça paraît plus simple pour les hommes, mais je ne changerais jamais de place avec eux.»

SOPHIE «J’ai souvent eu l’impression, en lisant Nelly, qu’il était question des femmes, alors que moi, je n’en étais pas encore une. Je n’étais pas la fille qu’on regardait quand j’étais jeune et, si je m’habillais sexy, j’avais l’impression de jouer à être quelqu’un d’autre… C’est encore vrai aujourd’hui. Je n’ai jamais suscité un regard comme celui qu’on posait sur Nelly Arcan…»

LA PEUR DE VIEILLIR

EVELYNE «À 37 ans, j’ai une vie intellectuelle et créative qui me nourrit et je ne devrais pas me préoccuper de ce que va devenir mon corps. Pourtant, comme Nelly, j’ai peur de vieillir. À notre époque, on ne voit pas ce que le temps peut nous apporter, on voit seulement ce qu’il nous fait perdre: l’élasticité de notre peau, par exemple. Je m’en veux de redouter la vieillesse. J’aimerais être plus philosophe…»

JULIE «J’ai 37 ans. J’aimerais bien ne pas avoir peur de vieillir, mais comment ne pas trouver la vieillesse injuste? On perd notre jeunesse, mais aussi notre autonomie, notre capacité de courir, de jouer, de danser, toutes ces choses qui nous stimulent, nous allument… C’est angoissant. Et pour les actrices, c’est encore pire: nous sommes constamment en représentation, on nous renvoie continuellement notre reflet.»

SOPHIE «Tout au long de ma vingtaine, j’ai été cette enfant qui ne vieillissait pas. J’ai toujours été la fille qui dort deux heures et demie par nuit, qui fait la split. À 35 ans, c’est la perte de cette énergie que je croyais inépuisable qui représente un deuil pour moi. Et je me demande ce que je vais encore perdre que je ne savais même pas que j’avais…»

MARIE «Le plus difficile, pour moi, c’est de voir la cinquantaine s’installer. En même temps, je me rends compte que je continue à faire toutes sortes de découvertes. Et puis, le fait d’être plus âgée m’amène à comprendre qu’il y a des choses qui ne sont pas si importantes.»

SOPHIE «Comme l’écrivait Nelly dans L’enfant dans le miroir: « Quand j’étais petite, j’ai fini par grandir. »»

JULIE «Sauf que Nelly ne vieillira jamais. Elle s’est cristallisée à l’âge de sa mort, dans la trentaine. Comme les icônes, comme les poupées… Elle a réussi son coup, malheureusement.»

La fureur de ce que je pense est présentée à Espace Go, à Montréal, du 9 avril au 4 mai.