Selon l’anthropologue américain John S. Allen, le cerveau humain et notre mémoire réserveraient une place privilégiée au rapport avec la nourriture. Est-ce pour cette raison que le goût évoque instantanément nos souvenirs les plus marquants et inspire tant de plumes? La table a joué un rôle névralgique en littérature, toutes époques et cultures confondues. Des banquets de Geoffrey Chaucer (Les Contes de Canterbury, v. 1347) aux voyages initiatiques d’Elizabeth Gilbert (Mange, prie, aime, 2006), la nourriture a fait craquer nos personnages chéris — et nous aussi, par la bande. 

Les descriptions gourmandes ont longtemps servi à dénoncer les excès des puissants de ce monde. Et elles enrichissent aujourd’hui notre langue. En 1534, quand François Rabelais publie le récit des géants Gargantua et Pantagruel, il donne naissance à des bons mots qui sont passés dans l’usage, comme «gargantuesque» et «l’appétit vient en mangeant». Eh oui! cette expression a près de 500 ans! Trois siècles plus tard, en 1873, Émile Zola signera, lui, un des premiers romans véritablement gastronomiques de la littérature française, Le Ventre de Paris, où le célèbre marché des Halles, avec ses étals de poissons, de fromages et d’autres délices, s’avère le personnage central, séduisant autant les lecteurs que les foodies. 

POUR GOURMANDS EN TOUS GENRES 

Aujourd’hui, les romans gourmands se font si nombreux qu’ils se scindent en plusieurs genres, comme les romans historiques policiers et gourmands à la Michèle Barrière, cette historienne qui signe la saga des Savoisy, une famille de cuisiniers français dont on suit les péripéties du Moyen-Âge jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Les romans d’amour gourmands ont la cote depuis le début des années 2000, et l’un des plus populaires est Chocolat, de la romancière britannique Joanne Harris. Il a été porté au grand écran et met en vedette Juliette Binoche et Johnny Depp. Les polars, eux, sont souvent servis saignants et en séries. C’est le cas des populaires romans de la romancière américaine Donna Leon, qui relatent les enquêtes du commissaire Guido Brunetti à Venise. Le dernier est paru en juillet dernier. 

Dans la foulée d’Agatha Christie, les mystères douillets (cozy mysteries) préfèrent suggérer la violence plutôt que de l’exhiber et s’accompagnent souvent des recettes que dégustent les personnages. Pensons à L’art meurtrier du lait de coco, publié en mars dernier; le premier tome a valu le prix Agatha à son autrice, l’Américaine Mia P. Manansala. Ici, au Québec, Louise Penny a parachuté Armand Gamache, inspecteur-chef de la SQ, dans le village fictif de Three Pines, dans les Cantons-de-l’Est, où l’action fleure autant les croissants chauds que l’hémoglobine froide. L’avant-dernier titre, Un monde de curiosités, est sorti au printemps en français à l’automne 2023; et la prochaine enquête, The Grey Wolf, sera dans les librairies cet automne en version originale anglaise. 

Pour ceux qui préfèrent les récits de voyages où un personnage découvre la culture par l’entremise de la cuisine, Un sandwich à Ginza, de Yôko Hiramatsu, a cartonné partout dans le monde. D’autres romans — comme Une soupe à la grenade, de la romancière iranienne Marsha Mehran — racontent les tribulations d’immigrants qui se taillent une place dans un coin de pays, de prime abord rébarbatif, grâce à l’amour partagé de la bonne chère. Enfin, les romans graphiques, notamment les mangas japonais, atterrissent de plus en plus nombreux dans les librairies. Épuisée en français, mais toujours offerte en anglais, la série Get Jiro!, coécrite par le regretté chef Anthony Bourdain, a atteint le sommet de la liste des best-sellers du New York Times en 2013. 

Un sandwich à Ginza, de Yôko Hiramatsu

Un sandwich à Ginza, de Yôko Hiramatsu

Une soupe à la grenade, de Marsha Mehran

Une soupe à la grenade, de Marsha Mehran

UNE RECETTE GAGNANTE 

Anne Fortin, qui a été aux commandes de la Librairie Gourmande, au Marché Jean-Talon, pendant 18 ans, et qui est elle-même autrice, a vite découvert que les chefs étaient attirés par les romans gourmands et que les épicuriens aimaient pouvoir acheter un ouvrage gastronomique «à 15 $, alors que les livres de recettes se vendent 30 $ ou 40 $ et se traînent mal dans un avion». Pour faire ses choix, elle a souvent visité le Festival du Livre Gourmand Périgueux, en France, dont l’édition 2024 est prévue en novembre prochain. 

«Dans les romans culinaires, dit-elle, un simple grain de sel agit comme l’élément déclencheur autour duquel tout se construit, par exemple le café, le chocolat, le fromage, le thé, le vin.» Parmi ses coups de cœur, elle cite Le maître de café, d’Olivier Bleys, qui suit un maître torréfacteur de 71 ans dans la Rome des années 1950. Terrassé par un infarctus, l’homme va traîner sa famille d’un continent à l’autre pour découvrir le meilleur café au monde. «C’est tellement drôle!» 

Quand il s’agit de romans plus gastronomiques conjuguant souffle littéraire et étude de société, elle considère les Français, les Italiens et les Japonais comme les maîtres de ce genre. «Je pense à La cuisine du 6e  étage, de Nathalie George, le sixième étant l’étage des bonnes en France, n’est-ce pas? J’ai aussi craqué pour un livre un peu fou, mais étonnant, Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs, de Mathias Enard», où la mort marque une trêve pour mieux festoyer. Au Québec, elle recommande spontanément Chrystine Brouillet, Kim Thúy, le recueil de nouvelles québécoises Treize à table, L’Ordre du Méchoui, de Lionel Noël, et le roman à succès Le plongeur, de Stéphane Larue, récemment porté au cinéma. 

Treize à table : Nouvelles, Collectif

Treize à table : Nouvelles, Collectif

Enfin, elle rappelle que «plusieurs romans ne sont pas nécessairement gourmands, mais la façon dont ils parlent de bouffe est au cœur du récit», comme chez Michel Tremblay, auquel elle a consacré son ouvrage Ainsi cuisinaient les belles-sœurs dans l’œuvre de Michel Tremblay. Elle a rencontré l’auteur pour la première fois devant la porte de sa librairie quand il sortait d’un tournage au Marché Jean-Talon. Prenant son courage à deux mains («il m’impressionnait tellement!»), elle lui a annoncé: «Je suis en train d’écrire un livre sur votre littérature, mais à travers la cuisine; j’aimerais votre permission. Il m’a regardé d’un air surpris: “Je n’ai jamais parlé de cuisine dans mes livres, voyons!” Alors, je lui ai cité un long passage de mémoire. Il m’a écouté, puis il a fait:“OK, vas-y” avant de sauter dans un taxi. Il a été tellement ravi du résultat que nous avons fait le Salon du livre de Montréal ensemble!» Dans son ouvrage, elle conclut que lire Tremblay, c’est «saisir en son essence l’évolution de la cuisine urbaine des Canadiens français dans un Québec en profonde mutation. […] La volonté de Michel Tremblay de rendre au peuple sa langue lui a aussi permis, à son insu peut-être, de lui rendre sa cuisine. 

Ainsi cuisinaient les belles-sœurs, de Michel Tremblay

Ainsi cuisinaient les belles-sœurs, de Michel Tremblay

DE LA TABLE À LA MORGUE 

Pour sa part, Chrystine Brouillet appartient à cette race d’auteurs policiers chez qui la bonne chère demeure toujours présente sans être nécessairement centrale. «Je parle de la table dans ma série Maud Graham parce que je suis moi-même gourmande; donc, oui, mes personnages vont au restaurant ou cuisinent à la maison. Les policiers ont besoin du côté rassembleur de la table et de ses satisfactions immédiates, qui s’opposent à la longueur des enquêtes policières. Pour en avoir parlé à des policiers, je sais que des mois de travail peuvent se dégonfler comme un soufflé à cause d’un simple vice de procédure.  

« Il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser. » — Claude Lévi-Strauss

Leur métier est noir et dur, ils voient des horreurs, ils ont besoin de plaisirs simples et de moments de détente, pas juste de partager des descriptions de cadavres.» 

Au restaurant, elle prend des photos de tous les plats, interroge le chef, collige ses notes dans un carnet Moleskine ou dessine sur des assiettes. «Je suis très plate à table, je ne parle pas tellement, mais mon chum en a l’habitude… Pour moi, aller au resto, c’est comme suivre un cours. Dans le dernier Maud Graham, la détective va souper Chez Rioux & Pettigrew, à Québec. Eh bien, j’ai mangé exactement le même repas.» Au moment d’écrire, cette précision est capitale pour elle et, ultimement, plus évocatrice pour le lecteur. Dans un roman où son personnage visite le Café du Monde, à Québec, Chrystine Brouillet prend la peine d’insérer une note en bas de page «pour avertir les gens que même si la scène se déroule un lundi pour les besoins de l’intrigue, le café est fermé ce jour-là; alors, ne vous déplacez pas pour rien. Comme ses lecteurs, elle aime énormément les circuits gourmands qu’emprunte un personnage aimé. «Tu revis les romans à travers la cuisine. J’ai visité les restos et les bars de Venise que fréquente Brunetti dans l’œuvre de Donna Leon; et je peux en témoigner: toutes les adresses sont très bonnes.» 

Dans son roman Chambre 1002, une cheffe montréalaise dans le coma est veillée par ses meilleures amies, qui tentent de la réveiller par les arômes de ses plats préférés qu’elles lui apportent à l’hôpital tous les jours. Chaque chapitre se termine par une recette de la romancière, «des recettes faciles de mon cru, que je fais souvent et qui font désormais partie du roman. Il y a beaucoup d’auteurs de polars qui sont très fêtards et gourmands. Quand j’habitais en France, durant les festivals de romans policiers, on mangeait bien et on buvait beaucoup! On était vraiment une bande de joyeux lurons qui aimaient tous se retrouver à table; ça explique peut-être pourquoi on s’y intéresse tant dans nos romans. Je pense à [Manuel Vázquez] Montalbán, dont le héros, Pepe Carvalho, est un vrai gourmand. Ou à Ian Manook, très sensuel et évocateur. Il fait lui-même très bien la cuisine et compte parmi mes auteurs préférés de polars gastronomiques. Cet écrivain vient justement de publier Krummavísur en avril dernier.

Chambre 1002, de Chrystine Brouillet

Chambre 1002, de Chrystine Brouillet

Le roi des Gyôzas, de Hiramatsu Yôko

Le roi des Gyôzas, de Hiramatsu Yôko

Côté lecture, elle défile prestement ses ouvrages de prédilection, notamment la série policière Nicolas Le Floch, de l’écrivain français Jean-François Parot («Je les ai tous lus; quel plaisir!») et La petite sauteuse, un recueil de nouvelles d’Alain Demouzon («Dans chaque nouvelle, un personnage est mangé; c’est assez particulier, mais très chouette»). Outre les polars gastronomiques, Chrystine Brouillet souligne enfin Une gourmandise, de Muriel Barbery, «un très beau livre». Il raconte l’histoire d’un critique gastronomique mourant et qui cherche à retracer une saveur de son enfance avant sa dernière heure. 

Un excellent choix de lectures pour la fin de l’été ou le cocooning d’automne à venir!

À SE METTRE SOUS LA DENT 

Survol d’autres romans québécois gourmands pour tous les goûts : 

Aux délices de Miss Caprice, d’Évelyne Gauthier
Chez Gigi, de Rosette Laberge
La Vie épicée de Charlotte Lavigne, de Nathalie Roy
Le Gars des pogos, d’Éric Godin
Limonade et kimchi, de Karine Raymond
Zut! j’ai raté mon gâteau, d’Annie L’Italien

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