Les soirs de dégustation, le silence s’installe les yeux se ferment. Encore une gorgée, puis les images mentales défilent. «Je revois mon grand-père qui fumait la pipe», «Ça me fait penser au camp où j’allais, enfant, avec mes parents», «Ça sent le diachylon. Non, le pneu de bicycle! Et celui-ci, les bananes!»

Les rires fusent et les verres s’entrechoquent. Réunies autour de différentes bouteilles de blends (des mélanges issus d’un assemblage de whiskys ou de scotchs), de bourbon et de single malt, les joyeuses comparses font appel à tous leurs sens pour saisir les complexités de cet alcool au goût puissant. «Entre nous, on est dans un espace sans jugement, où on peut dire ce qu’on veut. Le whisky nous renvoie à des souvenirs, à des émotions et à des sensations. Mais ce qu’on retient surtout, ce n’est pas tant le goût que le moment vécu ensemble», confie Johanne McInnis, auteure du blogue WhiskyLassie qui rassemble de temps à autre des aficionados du spiritueux ambré.

Cette chimiste de formation établie au Nouveau-Brunswick en connaît un rayon sur le whisky, qu’elle consomme avec modération depuis plus de 35 ans. Selon ses calculs et ses observations, les femmes représentent aujourd’hui près de 40 % des consommateurs de whisky en Amérique du Nord. «Dans les salons, les dégustations et les festivals, je remarque la présence plus grande de femmes, dont plusieurs sont dans la vingtaine et la trentaine, confirme la conférencière de 53 ans. La nouvelle génération est très différente de la mienne.»

Les temps changent

Dans sa jeunesse à elle, une femme qui buvait du «fort» se faisait regarder de travers. Il faut dire que Johanne McInnis avait 13 ans lorsque les tavernes de notre Belle Province ont ouvert leurs portes aux dames, en 1979. Dans les publicités de l’époque, les femmes tenaient le rôle de potiche ou de faire-valoir, aux côtés de gentilshommes écossais à cheval ou de mâles virils en cravate.

Aujourd’hui, voilà qu’elles rigolent et s’émerveillent en dégustant des grands crus. Partout dans le monde (Québec, États-Unis, France, Écosse, Irlande, Suède et Japon), elles sont présentes dans toutes les sphères de l’industrie: elles sont propriétaires de distillerie, maîtres brasseuses, ambassadrices, v.-p. marketing ou créatrices de boissons, tel l’exquis Northern Harvest Rye, de Crown Royal, créé par la maître brasseuse montréalaise Joanna Zanin Scandella et nommé meilleur whisky du monde en 2016.

Que s’est-il donc passé?

Les filles prennent leur place, c’est tout. Plus éduquées, aventureuses, branchées sur les médias sociaux, elles voyagent partout dans le monde, à l’affût des dégustations et des distilleries. «Les médias sociaux jouent un rôle de catalyseur, précise Johanne McInnis. Où qu’on soit, on peut trouver une communauté en un clic. Comme porte d’entrée, je suggère le groupe @WhiskyFabric, destiné autant aux néophytes qu’aux initiées.»

La présence des femmes dans l’industrie ne date pas d’hier, rappelle néanmoins Jean-François Pilon, président de Whisky Montréal, un organisme à but non lucratif qui favorise le partage des connaissances autour de ce spiritueux.

Stocksy

«Les femmes ont toujours fait partie de l’histoire du whisky en Écosse et en Irlande, que ce soit dans l’élaboration ou la mise en marché. La fermière était la brasseuse de l’auberge.»

Chez nous, l’entreprise Seagram a longtemps fait de Montréal la capitale nord-américaine du whisky, jusqu’à ce qu’elle soit vendue à des intérêts étrangers au tournant des années 2000. Mais c’était avant tout une histoire d’hommes, celle des frères Bronfman. Depuis, les microdistilleries se sont mises à ouvrir les unes après les autres, si bien qu’aujourd’hui le Québec en compte près d’une soixantaine. Bien sûr, les femmes prennent part au mouvement.

Une industrie en pleine effervescence

Lorsque nous l’avons jointe, la chef distillatrice Isabelle Rochette procédait à l’étape finale (dilution et filtration) de l’élaboration du tout premier whisky québécois, aux Distilleries Cirka, situées tout près du canal Lachine. «On attend ce moment depuis trois ans, le temps minimum de vieillissement», lance-t-elle fièrement. En 2017, à son embauche, la grande brune figurait parmi les premières distillatrices au Québec. «Ici, c’est relativement nouveau de voir des femmes dans l’industrie. On est une famille – des consœurs et des confrères –, pas un boys club. Peu importe qui fabrique le whisky, c’est le savoir-faire qui compte.»

Aujourd’hui, la chef distillatrice joue le rôle de mentor, suivant les traces de la sommelière Véronique Rivest, qui lui avait servi de modèle lorsqu’elle étudiait en sommellerie. «Les jeunes femmes me posent des questions. Certaines souhaitent s’épanouir dans ce domaine. C’est parfait, j’aurai plus de consœurs!» se réjouit Isabelle Rochette. Mais sa première source d’inspiration a sans conteste été sa mère, qui adorait le whisky. «Elle m’a toujours dit de respecter mes goûts, de foncer et de croire en moi. En la regardant savourer son verre, je me disais que c’était possible d’être une femme forte tout en conservant ma féminité.»

Finie, donc, l’époque où ce puissant élixir se transmettait de père en fils et de mari en épouse. Les femmes n’hésitent plus à pousser la porte de lieux jadis considérés comme une chasse gardée masculine. «Au début, ce n’est pas facile de s’y retrouver, tant le choix de bouteilles est vaste. Heureusement, le milieu s’est démocratisé et il cherche à démystifier le produit en offrant la meilleure expérience possible. Il n’y a plus ce côté intimidant d’avant», fait remarquer Isabelle Rochette.

Une fille au club

La première fois que Julie Lefebvre a joint les rangs de Whisky Montréal, qui compte une majorité de gars, c’était lors d’une dégustation organisée à l’imposant Temple maçonnique de Montréal, rue Sherbrooke. «Quand j’ai vu Jean-François [Pilon] à l’allure décontractée, ça m’a rassurée. Ce n’est pas un club sélect. On est là pour avoir du fun entre amis et goû- ter à toutes sortes de whiskys auxquels on n’aurait pas accès autrement, car les bouteilles coûtent cher.» La quarantenaire planifie maintenant une tournée des distilleries écossaises avec des amis du club. «Mon chum ne boit pas de whisky, alors ce sera lui, le chauffeur désigné», dit-elle en riant.

Comme quoi, les mentalités évoluent. Et les compagnies emboîtent, timidement, le pas. Ainsi, certaines délaissent peu à peu les bouteilles trapues aux épaules larges au profit de formes plus effilées et délicates – on ne parle plus de «fort», mais de spiritueux. D’autres par contre tombent dans le mauvais goût, comme en témoigne le marketing bonbon de Jane Walker, l’édition «féminine» du label Johnnie Walker, dont le logo – un homme à la redingote coiffé d’un chapeau – a été tout simplement transformé… en femme! Une décision décriée par certains, qui y ont vu davantage une stratégie de marketing visant à faire du profit qu’une véritable prise de position féministe.

Johnnie Walker

«J’ai l’impression que les hommes tiennent toujours les ficelles, constate Johanne McInnis. J’aspire à voir une pub qui mettrait en scène une femme mûre, éduquée, bien habillée, avec un verre à la main et sa collection de bouteilles derrière. Il y a encore du chemin à faire!»

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