Foodie
Les Iles-de-la-Madeleine de la chef Johanne Vigneault
À la barre d'une table gastronomique aux Îles-de-la-Madeleine, Johanne Vigneault mène sa barque avec brio. Créative, humaine et conscientisée, la chef insulaire est heureuse dans son resto comme un poisson dans l’eau.
par : Linda Priestley- 29 juil. 2011
Je suis arrivée aux Îles avec la ferme intention d’amadouer Johanne Vigneault, la célèbre proprio de La table des Roy. Surprise: cette chef autodidacte n’est pas du tout collet monté. Et nul besoin de la prendre avec des pincettes, elle est d’une simplicité désarmante. Avec elle, pas de chichis, on a tout de suite l’heure juste.
Mais comment cette native de Bassin (situé dans la partie sud de l’archipel), issue d’une famille de trois filles et sept gars – pêcheurs pour la plupart -, en est-elle venue à gérer un resto chic? Son histoire est aussi savoureuse qu’un pétoncle Princesse!
Lorsque Johanne avait quatre ans, son père, visionnaire dans l’âme, décide d’acheter un terrain à L’Étang-du-Nord (précisément à La Vernière), sur lequel se trouvent une maison et une ferme. «On vivait de la pêche et de l’agriculture. Lorsque j’ai eu 15 ans, mon père a vendu la propriété aux Roy, qui ont converti la maison en restaurant. Francine Roy, chef et copropriétaire, me trouvait vaillante et m’a proposé du boulot. J’ai commencé comme simple plongeuse, mais étant donné que ma patronne était seule dans la cuisine, elle m’a vite appris les rudiments du métier. Petit à petit, cette job d’été est devenue une passion. J’ai découvert que j’adorais ça… et que j’étais gourmande!»
En 1986, coup de dés dans la vie de Johanne: les Roy souhaitent vendre le restaurant, et Francine la convainc d’acheter même si d’autres lui prédisent un échec cuisant. «On disait que j’allais me casser la gueule, se souvient-elle en riant. Que la compétition serait trop forte… Mais moi, ça ne me faisait pas peur. Au contraire, ça m’encourageait à me surpasser. »
À 23 ans, cette novice de la restauration – qui en quatrième secondaire avait flirté avec l’idée de devenir policière («Je suis une fille assez droite, je me disais que ça pourrait me convenir…») – allait montrer à tous ce dont elle était capable. Mais avec un resto cinq-étoiles, elle plaçait la barre haut. «J’ai connu des moments très difficiles au début. Je devais apprendre à cuisiner, à gérer le personnel, à accueillir la clientèle, moi qui fondais devant les gens tellement j’étais gênée. En plus du stress lié à la gestion, je voulais que tout soit parfait. Dans mes pires cauchemars, je rêvais que les tables n’étaient pas dressées à temps! Mais je voulais réussir, alors il a fallu que je sorte de ma coquille, que j’aille au bout de moi-même, que j’explore toutes les facettes de ma personnalité.»
Aujourd’hui, à 48 ans, Johanne a relevé le défi avec brio: après 25 ans sous son règne, La table des Roy demeure un des restaurants les plus réputés des Îles et continue d’attirer les touristes, été après été. Notre reine des marmites en a fait du chemin. Heureusement, elle a toujours pu compter sur son indispensable amie Mado, qui l’aide dans la cuisine depuis les premiers jours. «Ce n’était pas toujours facile de travailler pour ma copine devenue ma boss, confie Madeleine. Mais j’admirais le courage et la détermination de Johanne. Aujourd’hui, on est comme un vieux couple.»
La vie qui décoiffe
Dans son royaume, Johanne élabore sans cesse de nouvelles recettes avec des produits du terroir. «Je m’inspire de la cuisine de nos mères, où morue séchée sur la corde à linge, lardons, oignons caramélisés et patates grelots étaient à l’honneur; mais j’innove aussi.» Elle profite d’ailleurs de ses hivers, lorsque le restaurant est fermé, pour voyager et faire des stages à l’étranger, en France ou en Suisse, par exemple. «Mes déplacements me permettent de découvrir les tendances gastronomiques partout dans le monde. Même en vacances, je décroche difficilement. Mon chum trouve ça dur!»
Denis Lemoine, le chum en question et époux depuis peu, également maître d’hôtel et sommelier au resto, rit tout bas. Johanne et lui se sont connus il y a huit ans. Originaire de Montmagny, ce bon vivant en a vu d’autres avant de poser les yeux sur notre flamboyante rousse. «Elle a du caractère, mais c’est une femme passionnée et généreuse. Je n’en revenais pas de tout le boulot qu’elle devait abattre en une journée.»
Nés tous deux un 22 octobre, nos Balance se complètent très bien, au travail comme dans l’intimité. «Parfois, ça penche plus d’un côté que de l’autre, note Johanne en rigolant, mais j’avoue que Denis me ramène à l’essentiel. Je n’aurais jamais pensé rencontrer l’amour de ma vie à 40 ans! Chose certaine, je suis plus détendue depuis qu’il est à mes côtés. Il me répète souvent: « Reste la Jo que tu es et les gens vont t’aimer, c’est certain… »»
Mais n’allez surtout pas croire qu’il a fallu un homme pour «dévergonder» notre chef réservée! Quelques années avant leur rencontre, Johanne a fait l’acquisition d’un petit café sans prétention à L’Étang-du-Nord, près de la mer. L’occasion de faire ressortir son côté moins conservateur était trop belle. «J’arrivais de Vancouver, où j’avais visité des cafés sympas. J’étais emballée à l’idée de concocter des mets différents, comme de la pizza à la morue salée. Mais j’avais aussi peur d’en prendre trop sur mes épaules. Je travaillais au café de 8 h à 15 h, puis je revenais au resto pour me changer et je continuais jusqu’à 23 h 30. C’était fou!»
Heureusement, l’endroit connaît dès le départ un franc succès. Rassurée, Johanne peut déléguer – «une chose que j’ai apprise avec l’âge!» – et se consacrer à ses deux bébés sans perdre la toque! «J’adore les rushs contrôlés! s’exclame-t-elle. Quand ça bouge et que le personnel chante, je suis heureuse.» Mais comme elle a toujours plein de projets sur le feu, Johanne a récemment vendu le Café de la Côte à son frère et à sa belle-sœur, allégeant ainsi considérablement son horaire.
Selon son amoureux, il y a la Johanne du restaurant, la Johanne du café… «et la Johanne que j’aime, celle qui est calme, qui rigole, qui ne se prend pas au sérieux», conclut-il en souriant. On pourrait ajouter qu’il y a la Johanne engagée qui tisse des liens de solidarité avec les autres restaurateurs des Îles (surtout des femmes): «Entre nous, il n’y a pas de jalousie. On s’entraide, on échange du personnel, on se refile certains produits, car on doit parfois trimer dur pour obtenir les ingrédients qu’il nous faut.»
Aussi la Johanne maternelle qui veille à former ses employés en leur inculquant ses propres valeurs, comme la fierté du travail bien fait, le sens des responsabilités et le respect des autres. La Johanne dévouée qui rêve d’enseigner la cuisine aux jeunes qui partent en appartement. Et la Johanne créative qui participe à un projet fort stimulant: le développement et la mise en marché des produits du terroir Douceurs des Îles, concoctés avec des ressources locales comme les algues, la salicorne, l’églantier. Et ce, toujours en mode protection de l’environnement, un aspect très important pour les insulaires. Une toute nouvelle gamme de produits signés La table des Roy devrait également voir le jour dès le printemps prochain. Alors, si pendant un séjour dans l’archipel vous apercevez une femme rousse aux yeux rêveurs qui marche pieds nus au bord de la mer, dites-vous qu’elle songe sans doute à son bonheur, au plaisir d’habiter ce merveilleux coin de pays… et à sa prochaine recette.
La table des Roy, 1188, ch. de La Vernière, L’Étang-du-Nord, 418 986-3004
Café La côte 499, ch. Boisville O., L’Étang-du-Nord, 418 986-6412.
Nous remercions chaleureusement Tourisme Îles-de-la-Madeleine (1 877 624-4437) pour sa précieuse collaboration à la réalisation de ce reportage.
La version originale et intégrale de cet article a été publiée dans le numéro été 2011 du magazine Vita.
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