Après la première guerre mondiale, un phénomène semblable à la drag débute dans certains bars montréalais. «Les hommes se déguisaient en femmes et les femmes en hommes, dans ce qu’on appelait alors les bals musette», raconte la célèbre Mado.

Il a toutefois fallu attendre la fin des années 1940 pour voir apparaître une personnificatrice qu’on voit aujourd’hui comme une pionnière: l’incomparable Lana St-Cyr! Son objectif était de ressembler le plus possible à une femme. Un peu comme le souhaitait aussi Jean Guilda, un artiste né en France, qui a offert un spectacle au cabaret Chez Parée en 1955. «Guilda avait déjà parcouru le monde avant de performer au Québec, précise la drag queen Barbada de Barbades. Son style: robes longues, boa, plumes et paillettes.»

Mado présente Guilda comme le premier travesti (une expression de l’époque) qui a fait sa place dans les théâtres institutionnalisés. «Le fait que ce soit une femme fatale, ça passait mieux que si elle avait été un clown comme moi.» Sa beauté confondait littéralement le public. «En France, les gens disaient qu’elle était transformiste, et c’était vraiment le cas, explique Mado. Quand Guilda imitait Marlene Dietrich, on avait l’impression que l’actrice était devant nous.»

Les nuits montréalaises des années 1960 et 1970 ont aussi été marquées par des drag queens comme Armand Monroe et Alexandre Rémy, dont le succès n’a cependant jamais égalé celui de Guilda. D’abord, parce que leur style était plus excentrique et mélangeait parfois les codes masculins et féminins. Puis, parce qu’ils étaient associés à l’uni- vers des bars. «Ma mère disait que les bars étaient des lieux de perdition, se souvient Mado. Même si Guilda a rempli la Place des Arts en 1965, les drags donnaient principalement des spectacles dans les bars. C’est resté très longtemps un phénomène clandestin.»

RADIO-CANADA, JEAN-PIERRE KARSENTY

Personnificatrice et transformiste hors pair, Guilda marque l’imaginaire des Québécois dès les années 1950.

Celle qui a tout changé

La situation a basculé avec l’arrivée de Mado Lamotte, qui a mis à profit son expérience théâtrale pour créer son alter ego. «J’étais laide en femme, je ne ressemblais à aucune vedette féminine et je n’étais pas bonne en lip sync; alors, je suis sortie des clichés associés aux drag queens en créant un personnage caricatural», dit la principale intéressée.

Il ne lui a fallu que quelques années pour être invitée à la télévision et obtenir une chronique à l’émission de Christiane Charette. Peu à peu, sa renommée lui a permis d’attirer 1000 personnes par mois au Spectrum avec le Bingo à Mado. «On m’a souvent dit que j’avais franchi une barrière, souligne-t-elle. J’ai été reconnue comme une artiste, et non comme une freak de la nuit qui faisait rire le monde.»

En 2002, elle a réalisé un rêve en ouvrant le Cabaret Mado. En parallèle, les drag queens sont devenues de plus en plus visibles au défunt Drugstore, au Sky, au District et au Cocktail, à Montréal. Même si la reine affirme que son établissement n’a pas connu de creux de vague depuis 19 ans, elle constate que la drag a perdu de la vitesse dans les années 2000. Un point de vue que partage Barbada, qui a fait ses débuts en 2005. «La communauté gaie s’est un peu tannée des shows de drags, dit-elle. Les personnes LGBTQ+ sortaient un peu partout à Montréal, et pas seulement dans le Village, ce qui a eu un effet sur les drags et tout le reste.»

MATT SIROIS

Ayant fait ses débuts en 2005, Barbada est une drag reconnue entre autres pour avoir fait des lectures de contes dans des garderies et des bibliothèques.

Quand la téléréalité s’en mêle…

Toutefois, le vent a tourné en 2009 avec l’arrivée de RuPaul’s Drag Race, une télé- réalité (diffusée sur VH1) à la recherche de la prochaine grande vedette qui ferait preuve «de charisme, d’unicité, de nerf et de talent», comme le veut l’expression consacrée. Cette émission américaine compte aujourd’hui 13 saisons régulières et atteindra bientôt sa 6e émission dérivée All Stars. Il existe également des versions thaïlandaise, britannique, néerlandaise, espagnole et australienne de RuPaul. Sans oublier Canada’s Drag Race, qui a révélé Rita Baga au pays à l’été 2020.

Souvent décrite comme les Olympiques de la communauté LGBTQ+, l’émission RuPaul’s Drag Race est devenue un phénomène mondial en étant maintenant (aussi) diffusée sur Netflix, ce qui lui permet de rejoindre un public qui dépasse largement son bassin d’adeptes initial. Auparavant, à Montréal, il arrivait que certains hétérosexuels viennent dans les bars pour voir les drag queens en action; aujourd’hui, en raison de la diffusion de cette émission, ils sont légion à vouloir découvrir les talents locaux. Cette réalité est une arme à double tranchant. «L’extrême popularité de RuPaul nous amène beaucoup de monde au cabaret, mais cette émission a créé une espèce d’uniformité dans les looks des nouvelles drags», se désole Mado.

De son côté, Barbada tient à rappeler que les drags de RuPaul peuvent se concentrer sur leur art durant les enregistrements, mais que ce n’est pas le cas des drag queens qui se produisent dans des salles de spectacle et qui doivent avoir un ou deux autres métiers pour payer leurs factures. «Quand tu fais un show après une journée de travail, en te dépêchant pour souper, te rendre au bar et te maquiller, ça ne peut évidemment pas donner le même résultat qu’à la télé», affirme la vétérane.

Cela dit, l’art de la drag continue d’évoluer, au Québec et ailleurs dans le monde. Depuis quelques années, les adeptes ont remarqué la présence croissante de drag kings (des femmes qui interprètent des personnages masculins), des drags à barbe, des bio queens (des femmes qui incarnent des archétypes féminins), et plus encore.

Plus juste à Montréal

Par ailleurs, les drag queens sortent de plus en plus de la métropole. Des bars de Québec et de Sherbrooke présentent régulièrement des spectacles (hors pandémie) depuis des années, et certaines drag queens font des tournées partout en province. «La drag effectue une montée en ce moment, dit Barbada. Je crois que les médias traditionnels n’hésiteront plus à nous engager pour faire des chroniques, animer des émissions ou tirer les boules à Loto-Québec (Rires), mais ça va peut-être s’essouffler avec le temps. Je pense que la drag va atteindre un certain plateau d’ici cinq ans.»

À voir

Organisé par le festival Fierté Montréal, le MajestiX, présenté par TD, sera le plus gros spectacle québécois de drags en 2021. Animé par Barbada et Uma Gahd, il mettra entre autres en vedette Kiara, Manny, Tracy Trash, Will Charmer et Alice Wildflower. 13 août, fiertemtl.com

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