Si publier et vivre de sa plume ici semble difficile pour n’importe quel Québécois qui en rêve, imaginez l’ampleur du défi pour celles et ceux qui arrivent de loin. Cap sur ces gens talentueux et persévérants qui ont eu plus d’un tour dans leurs valises.

«Je me suis heurtée à des préjugés qui ressemblent étrangement à ceux qu’on imposait et qu’on continue à imposer aux femmes qui écrivent: logique d’exclusion, condescendance et mépris… La seule solution, c’est de continuer à écrire et de ne pas se gêner de nommer les choses quand il le faut», explique Yara El-Ghadban, née en 1976 à Dubaï dans une famille de réfugiés palestiniens, et qui est arrivée à Montréal à l’âge de 13 ans. Elle est autrice de trois romans, dont Je suis Ariel Sharon, acclamé par la critique.

Et d’après elle, qui a découvert la littérature québécoise à l’école secondaire avec Kamouraska, d’Anne Hébert, les préjugés à l’égard des créateurs de l’étranger sont multiples et tenaces: «Soit on s’interroge sur l’universalité des thèmes qu’ils abordent, soit on se questionne sur la qualité de la langue, car on a du mal à imaginer qu’une autrice d’origine arabe ou sud-américaine puisse maîtriser le français. Il arrive aussi, ajoute-t-elle, qu’on attribue le succès d’un auteur à une idéologie quelconque liée au multiculturalisme ou à la diversité, et imposée au milieu littéraire québécois par des politiciens, et non parce que l’auteur est talentueux. Certains s’attendent même à ce qu’une autrice d’origine congolaise écrive sur Montréal ou sur le Québec pour considérer son roman comme un roman québécois. Pourtant, personne ne remettrait en question l’identité québécoise de Gil Courtemanche, ni la pertinence de son roman Un dimanche à la piscine à Kigali pour le milieu québécois», soutient l’écrivaine dans la jeune quarantaine qui écrit à temps complet.

«Si je n’étais pas venue vivre au Québec je n’aurais pas écrit la Palestine de la même façon, car c’est avec mes yeux de montréalaise que je la regarde.»

Yara El-Ghadban

Yara El-GhadbanManoucheka Lachérie

Même son de cloche du côté de Rodney Saint-Éloi, son éditeur – qui est aussi auteur et poète, né en Haïti –, le premier au Québec à lui avoir ouvert les portes de la maison d’édition Mémoire d’encrier, qu’il a fondée à Montréal contre vents et marées en 2003, alors que plusieurs ne croyaient pas en son projet de publier des écrivains du monde entier.

«Les gens ne comprenaient pas ce que je faisais, ils pensaient que j’étais un mégalomane, que j’allais échouer. Je présentais des textes en disant: “Si vous ne lisez pas ceci, vous allez perdre quelque chose.” Je faisais pratiquement du porte-à-porte, comme les Témoins de Jéhovah; je partageais la Bonne Parole!» (rires) Rodney Saint-Éloi, qui vient de faire paraître son propre recueil de poésie, Nous ne trahirons pas le poème, a été reçu en 2015 à l’Académie des lettres du Québec et a reçu cette année le titre de Compagnon des arts et des lettres du Québec.

Pour Lula Carballo, primoromancière, originaire d’Uruguay, qui est arrivée au Québec à 14 ans, au début des années 1990, c’est aux prémices mêmes du rêve de publier un jour sur sa terre d’adoption que son parcours de combattante s’est amorcé: «À l’école secondaire, je devais faire un stage d’un jour dans un milieu de travail que je voulais intégrer. Quand les gars d’Emploi Jeunesse sont venus présenter les offres de stage, ils ont ri de moi devant tout le monde quand je leur ai dit que je voulais suivre un écrivain… J’étais super timide en plus, entre autres à cause de mon niveau de français», confie l’autrice.

«On ne définit pas la littérature par les origines; en fait, ce qu’on définit, c’est ce que ça apporte.»

Rodney Saint-Éloi

Rodney Saint-ÉloiPascal Dumiont

Pilant sur sa gêne et sur son accent espagnol – ô combien charmant –, la toute jeune Lula a demandé à Guillaume Vigneault, un des écrivains de l’heure à cette époque, qui venait de faire paraître Carnets de naufrage, de lui accorder ce stage d’une journée. Généreux, l’écrivain a accepté. Un geste qu’elle n’est pas près d’oublier. En 2018, à la parution de son premier roman, Les créatures du hasard, elle lui en a laissé un exemplaire dans sa boîte aux lettres avec la dédicace: «Merci d’avoir cru en moi.»

Pour Kim Thúy, et de son propre aveu, l’arrivée dans le monde littéraire québécois a été pas mal plus facile que pour d’autres écrivains venus d’ailleurs. Elle a un parcours digne d’un conte de fées. Rappelons que, après avoir quitté le Vietnam avec les boat people à l’âge de 10 ans et s’être installée au Québec avec sa famille, la pétillante diplômée en traduction et en droit a d’abord travaillé comme couturière, interprète, avocate, propriétaire de restaurant et chroniqueuse culinaire pour la radio et la télévision avant de publier Ru, son premier roman écrit en partie en voiture, aux feux rouges, pour éviter l’endormissement… Des amis avaient remis le manuscrit devenu célèbre aux éditions Libre Expression, qui ont visé dans le mille en le publiant en 2009. Kim connaît ensuite un succès international et rarissime. Ses livres, dont les ventes atteignent plus de 730 000 exemplaires dans le monde sont traduits en 29 langues.

«S’il y a eu une discrimination à mon endroit, elle a été positive! Si mon nom avait été Nathalie Tremblay, on ne se serait pas arrêté à mes écrits. Même scénario quand j’étais avocate… Je n’avais pas la moyenne demandée quand j’ai fait mon stage… mais j’avais un CV particulier. Si je n’avais pas le visage que j’ai, ça enlèverait complètement l’unicité», assure l’autrice, avec l’humilité et la spontanéité qu’on lui connaît.

«Si j’étais restée en Uruguay, j’aurais écrit – je voulais devenir journaliste – mais je l’aurais fait autrement, et en espagnol évidemment.»

Lula Carballo

Lula Carballo

Tout comme dans le cas de cette dernière, au parcours stellaire, les écrivains qui viennent d’ailleurs sont portés par un imaginaire immanquablement teinté de leurs racines et du regard qu’ils portent désormais sur le monde depuis leur terre d’adoption.

«Si je n’étais pas venue vivre au Québec, témoigne Yara El-Ghadban, je n’aurais pas écrit en français, je n’aurais pas écrit la Palestine de la même façon non plus, car c’est avec mes yeux de Montréalaise que je la regarde. Je n’aurais pas abordé les mêmes thématiques. Les voix des femmes qui sont si importantes pour moi font en grande partie écho à la lutte des femmes ici». Elle croit même que nos fameux hivers québécois y sont peut-être pour quelque chose dans sa création, estimant qu’elle n’aurait pas écrit la chaleur de Dubaï si elle n’avait pas connu l’expérience de l’hiver à Montréal!

«Si j’étais restée en Uruguay, j’aurais écrit – je voulais devenir journaliste – mais je l’aurais fait autrement, et en espagnol évidemment, assure pour sa part Lula Carballo. Le fait que j’écrive en français et que ce ne soit pas ma langue maternelle, nelle n’est pas étranger à la forme que j’ai empruntée pour mon premier livre. Il s’agit de courts fragments. C’était plus facile pour moi de l’écrire ainsi. Mais je pense que le prochain sera un texte suivi. J’ai plus de confiance pour me lancer.»

«C’est important de rester fidèle au Français, il y a des langues dans le monde qui se perdent parce qu’elles ne sont plus jamais écrites ni parlées.»

Kim Thuy

Kim ThuyJean-françois Brière

C’est une annonce tragique qui a d’abord encouragé Lula Carballo à défoncer les portes qu’elle redoutait tant de franchir en publiant enfin. «Il y a deux ans, mon oncle est mort d’un cancer fulgurant, à 42 ans… Ça m’a réveillée, ç’a été un déclic. J’avais alors un manuscrit de fini, même s’il n’était pas abouti… J’ai cogné au Cheval d’août éditeur, je l’ai donné en mains propres à Geneviève [Geneviève Thibault, fondatrice et éditrice du Cheval d’août]. Elle l’a publié. Mais moi, ça faisait 10 ans que je me demandais la permission d’exister comme écrivaine.»

Malgré son succès et sa célébrité mondiale, Kim Thúy, qui est plongée en ce moment même dans l’écriture de son cinquième roman, ne vit pas, elle non plus, dans l’assurance la plus totale par rapport à cette langue française qu’elle a décidé d’embrasser: «Tous les jours, je me heurte aux difficultés, il me manque plein de mots partout. À mes côtés, il y a une correctrice à tout moment. C’est important de rester fidèle au français, il y a des langues dans le monde qui se perdent parce qu’elles ne sont plus jamais écrites ni parlées.»

C’est principalement en anglais ou en français que l’écrivaine prend la parole dans les pays où elle est invitée chaque année pour parler de son parcours. «Je remarque que la curiosité des gens l’emporte sur les préjugés… Je reviens d’Helsinki, où plus de la moitié des auteurs invités venaient “de quelque part”. Sept cents personnes étaient là… Même affaire en Nouvelle-Zélande, où 375 personnes qui ne me connaissaient pas se sont pointées pour m’entendre. Je leur ai demandé pourquoi ils étaient là… Ils m’ont répondu que c’est parce que justement, ils ne me connaissaient pas, qu’ils étaient curieux.»

La littérature serait donc aussi capable d’être rassembleuse? «J’ai parfois l’impression d’être sur une balançoire, dit Yara El-Ghadban. Les choses avancent et je suis remplie d’espoir et puis, d’un coup, je vois la montée des mouvements racistes et d’extrême-droite, et j’ai peur. Mais je suis convaincue de la puissance de la littérature et des mots, convaincue du potentiel et de la richesse humaine, historique et culturelle du Québec. Je voudrais participer à rendre cette beauté plus grande et je continuerai à la défendre avec mon imagination.»

Des mots qui feraient certainement sourire son cher éditeur, Rodney Saint- Éloi, qui assure que, immensément puissante, la littérature et ses écrivains venus de partout abattent les frontières. «On ne définit pas la littérature par les origines; en fait, ce qu’on définit, c’est ce que ça apporte. On ne se demande pas si les auteurs sont noirs, indiens, issus de la communauté LGBTQ2… C’est la capacité du livre à nous tourmenter qui prime. Un texte doit nous faire grandir et c’est par lui qu’on découvre le monde.»

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