«Es-tu en train de me dire que vous, les femmes hassidiques, êtes plus satisfaites sexuellement que nous?» lance notre rédactrice en chef invitée, Sophie Fouron, à Chany Lunger, une femme juive ultraorthodoxe. Cette minorité aussi visible que discrète, nous la pensions hermétique. Pourtant, le mur est bel et bien tombé lors d’un bel après-midi au cœur du Mile End, à Montréal, là où se croisent, sans se parler, des millénariaux tatoués et des membres des communautés hassidiques. Malgré certains désaccords fondamentaux entre Chany et Sophie, le courant passe, ponctué de nombreux éclats de rire.

Sophie a rencontré Chany (prononcé de façon grasseyante «Rggrrrany») dans le cadre d’un épisode fort apprécié de l’émission Tenir salon, à TV5. Cette petite femme aux yeux rieurs, coquette, sociable, volubile et pleine d’énergie l’avait beaucoup impressionnée. En plus, bien que l’anglais soit plus naturel pour elle, elle parlait français. Elle ne correspondait en rien à l’image qu’on pouvait se faire d’une Hassid austère et réservée, vivant repliée, à l’abri de la modernité. Mais cette image serait-elle déconnectée de la réalité? C’est une évidence de dire que Sophie s’intéresse à l’Autre, alors quand ce petit bout de femme a avancé, à la caméra de Tenir salon, que Sophie serait la bienvenue chez elle, ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde! Sophie n’allait pas laisser passer une si belle occasion de pénétrer cet univers méconnu et fascinant, existant en parallèle du nôtre.

Sophie rejoint d’abord Chany chez elle, dans son petit appartement typiquement montréalais, avec le sentiment de mettre les pieds en terre inconnue. Ce qui frappe tout de suite, c’est la grande propreté des lieux. «Oui, je suis un peu obsessive avec le ménage!» dit-elle après avoir embrassé ses doigts et les avoir déposés sur la mezuzah devant laquelle elle passe. Ces petites plaques allongées, clouées à différents cadres de porte, assurent la protection des habitants de la maison. À sa droite se trouve la très chic salle à manger, où trône un immense vaisselier qui contient l’argenterie servant chaque vendredi soir pour la célébration de shabbat. Chez les Lunger, comme chez tous les membres des communautés hassidiques, la tradition juive, son calendrier chargé en célébrations, ainsi que ses quelque 613 règles (!) dictent le quotidien.

Au-dessus du cadre en bois d’un ancien foyer, Chany pointe les photos de mariage d’un de ses fils. Plus de doute possible: on est bien entrées dans la demeure d’une famille hassidique. Car si certaines femmes peuvent encore passer pour des citoyennes laïques avec leur perruque à l’apparence très naturelle, les hommes, eux, affichent très clairement leur allégeance religieuse en arborant de longues vestes noires qui semblent issues d’une autre époque, et d’énormes chapeaux de fourrure appelés schtreimels.

Chany fait partie de la communauté Skver. Elle vient d’une famille de 17 enfants, elle a 49 ans et a déjà 4 petits- enfants. Mariée à 18 ans à Shmuel, un bijoutier avec qui elle a eu 3 fils, Chany a d’abord été comptable, puis, après un retour aux études, décoratrice d’intérieur. En plus du français et de l’anglais, elle maîtrise le yiddish, l’hébreu, l’allemand, «et un peu le hongrois, ajoute-t-elle, parce que les parents de mon père le parlaient.»

SANS FRONTIÈRE

En regardant autour d’elle, Sophie lance avec l’enthousiasme qui la caractérise: «Ça n’arrive jamais, des rencontres comme la nôtre! On ne se parle pas, et pour moi, c’est le contraire d’un bon vivre-ensemble.» En effet, un véritable mur d’incompréhension sépare les Hassidim et le reste de la communauté québécoise. Sophie veut créer une brèche et vérifier si les stéréotypes dont souffrent les communautés hassidiques ne sont que des légendes urbaines. Ça tombe bien: Chany assure qu’elle répondra à toutes ses questions, sans gêne et sans tabou. Sophie trépigne d’impatience sur le chemin qui les mène, à pied, vers le café District Bagel, sur l’avenue du Parc. «Là-bas, ils font de véritables bagels kasher!» assure Chany. Elle salue chaleureusement les femmes hassidiques qu’elle croise et les présente presque toutes à Sophie. «Bien que nous venions de communautés différentes, que nos maris ne fréquentent pas les mêmes synagogues, il n’y a pas de frontière entre nous; les femmes, nous sommes très solidaires», déclare-t-elle.

Une fois bien attablées devant leur repas et leur café certifiés kasher, Sophie ouvre la machine à questions.

— Chany, as-tu demandé la permission à ton mari avant de nous rencontrer?

— Non! Je fais ce que je veux. Toi, tu as demandé l’accord de ton mari?

— Bien sûr que non, répond Sophie. OK, tu as le droit de me dire que c’était une question stupide! Mais tu vois, c’est ce que beaucoup de gens pensent…

— Tu sais, si un homme est contrôlant, c’est parce qu’il est contrôlant; ça n’a rien à voir avec le fait qu’il est un Hassid.

— Et dis-moi, enchaîne Sophie, pourquoi as-tu accepté de me rencontrer?

Chany lui explique qu’elle vient d’un milieu plus libéral, qu’elle a fréquenté des écoles non juives, notamment le cégep, qu’elle y a côtoyé des gens issus de plein de cultures qui lui posaient des tonnes de questions. «J’ai dû réfléchir à mes réponses. Je pense que les gens doivent en savoir plus sur nous. Les médias, malheureusement, n’aident pas toujours à déconstruire les préjugés.» Cette grande fan de Céline Dion affirme en avoir assez des idées reçues selon lesquelles les femmes juives hassidiques sont soumises et malheureuses, et que la seule option de salut soit de sortir de leur communauté. «Je suis heureuse et comblée. Y a-t-il des femmes malheureuses dans ma communauté? Bien sûr! Comme dans toutes les sociétés. Est-ce que votre mode de vie rend tout le monde heureux?»

Sophie et Chany

Sophie et ChanyVanessa Quintal

CONNEXION ET DÉCONNEXION

Regarde-t-elle Netflix? Oui. Qu’a-t-elle pensé de la série Unorthodox? «Il s’agit de l’expérience d’une personne, selon son point de vue. Le problème, c’est que dès qu’il est question de juifs ultraorthodoxes, on nous met tous dans le même panier. Alors qu’il y a autant de réalités dans nos communautés que de personnes qui les composent.» Par exemple, elle confie à Sophie que son deuxième fils est le moins religieux de ses enfants.

— Il lui arrive donc de briser les règles? demande Sophie.

— Haha! Il ne suit pas du tout les règles! répond son interlocutrice en s’esclaffant.

— Donc, c’est celui que tu aimes le moins? dit Sophie à la blague.

— Non, en fait, même s’il me rend folle, je l’adore! Peu importe ses choix, je le soutiendrai toujours. Sophie remarque que Chany a un iPhone.

— Tu vois, je croyais qu’Internet était banni dans ta communauté, dit Sophie.

— La règle, explique Chany, n’est pas d’interdire l’Internet, mais de ne pas l’avoir à la maison tant que nous avons sous notre toit des enfants qui fréquentent un établissement scolaire. Ils peuvent posséder un iPad et utiliser l’Internet à l’école et à l’université.

— Oui, mais honnêtement, tu ne trouves pas ça trop strict de ne pas avoir Internet en 2023? Les jeunes de 14-15 ans sont curieux du monde qui les entoure, non?

— Ce que tu ne réalises pas, c’est que les jeunes qui sont élevés dans notre communauté ne sont pas comme les vôtres.

— Mais ils vivent en ville, ils voient des gens laïcs! rétorque Sophie.

— Ils les voient, mais ils ne se mêlent pas à eux et ne se reconnaissent pas en eux. Nous y voilà, au point de rupture.

«C’est avec ça, Chany, que j’ai un problème! dit Sophie. Il y a là une déconnexion majeure. Vos enfants devraient pouvoir jouer avec n’importe quel enfant et découvrir ce qui existe en dehors de leur monde. Leur refuser ça, c’est de la fermeture et une forme d’endoctrinement.»

Chany se défend en précisant que, selon elle, il ne s’agit pas de fermeture, mais plutôt de protection.

— Il y a des jeunes qui regardent de la pornographie. Est-ce normal? Voulons-nous ça pour nos enfants?

— Non, mais ça existe, rétorque Sophie. Il faut faire de l’éducation en amont, ouvrir la discussion, savoir être fermes et ne pas tout permettre. Oui, c’est exigeant et certains parents baissent les bras. Mais pour moi, l’interdit n’est jamais une option.

— Mais tu sais, nos jeunes ne manquent pas de sources d’information, assure Chany. Nous avons des numéros de téléphone que les jeunes composent et, au bout du fil, à partir d’enregistrements, on leur raconte l’actualité. Ma petite-fille de neuf ans, par exemple, connaissait tout de l’histoire du sous-marin Titan grâce à cette ligne.

Le rire enjoué et bienveillant de Sophie retentit dans la pièce: «Des balados téléphoniques… Ah ben, j’ai mon voyage!» Inutile de dire que Chany connaît tout le monde dans le café. Elle présente entre autres Sophie à Roselyn, une magnifique dame d’une soixantaine d’années, accompagnée de sa fille, Chevy. Elle leur laisse savoir le but de leur rencontre. «Ah, c’est très bien! Vos lectrices vont comprendre que nous n’avons pas des oreilles et des queues de loup!» s’exclame Roselyn en riant. Puis, Sophie hésite un peu, mais se lance: «As-tu entendu parler du trou dans le drap pour les relations sexuelles?»

— Oui, et c’est une vraie blague, répond Chany du tac au tac.

— Tu n’as jamais vu ça?

— Personne n’a jamais vu ça! Elle enchaîne en expliquant qu’une de leurs règles dicte à l’homme de donner du plaisir à sa femme.

Tu me niaises? lâche Sophie, surprise.

— Pas du tout! Avant le mariage, les hommes suivent des cours sur l’anatomie féminine et sur ce qui procure du plaisir aux femmes.

— Ils savent caresser les bons endroits? Parce que nos hommes ne le savent pas toujours…

— Je suis d’accord avec toi là-dessus; ce qu’ils apprennent sur Internet, c’est loin de faire plaisir aux femmes!

Sophie est assise au bout de sa chaise: «Es-tu en train de me dire que vous, les femmes hassidiques, êtes plus satisfaites sexuellement que nous? Wow! C’est tellement loin des perceptions que nous avons de vous…»

POUR LE MEILLEUR…

Très bien pour la sexualité, mais qu’en est-il des relations hommes-femmes au quotidien? Une séparation stricte entre les hommes et les femmes fait qu’ils ne se côtoient pratiquement pas. Sophie comprend après quelques minutes de conversation que pour les Hassidim, aucune porte ne doit être entrouverte entre un homme marié et une femme mariée à un autre homme. Aucune possibilité de rencontre seul à seul; ainsi, on réduit les chances d’adultère à zéro… ou presque. C’est pour cette raison, entre autres, que les hommes ne regardent presque pas les femmes, surtout si elles ne font pas partie de leur communauté. En raccompagnant Chany chez elle, Sophie croise brièvement Shmuel, son mari. Bien que son visage arbore un sourire doux et sincère, il la salue rapidement, baisse les yeux et s’esquive.

Une chose est claire: même si une relation à long terme est faite de hauts et de bas, Chany aime profondément son mari. Est-ce qu’il lui tape parfois sur les nerfs? «Bien sûr! Je ne suis pas une personne qui aime parler de ses sentiments. Mais lui, il souhaite toujours discuter de ce qu’on vit, de comment il se sent… Parfois, j’ai eu une grosse journée et je veux simplement regarder une émission de cuisine!» Elle prend une pause avant d’ajouter: «Mais nous, les Hassidim, nous ferons tout pour qu’un mariage fonctionne. Oui, il y a des divorces et des remariages chez nous, mais beaucoup moins que dans la société en général.»

Sophie et Chany sont bien installées sur des chaises extérieures, sous un grand arbre qui s’étire comme elles étirent leur rencontre. Sophie demande à Chany si elle est curieuse de certaines choses qui lui sont interdites. Après quelques secondes de réflexion, Chany affirme passer régulièrement devant un marchand de crème glacée non juif tout près. «Il y a toujours une longue queue en été et je me demande: est-ce siiiii bon? Est-ce vraiment meilleur que notre crème glacée? Je suis une grande foodie et je serais curieuse de savoir comment des personnes non juives trouveraient ma cuisine!» Eh bien, Chany, tu vas devoir nous inviter pour le shabbat!

Au moment de lui dire au revoir, Sophie serre Chany dans ses bras et lui glisse à l’oreille: «Si tu as besoin qu’on te sauve, cligne des yeux deux fois…» Elles rient de bon cœur. Quand on laisse tomber nos jugements et nos idées préconçues, quand l’ouverture du cœur est là avec, en prime, une pointe d’humour, pas besoin d’être d’accord sur tout pour qu’une véritable rencontre ait lieu.

LE SHABBAT, C’EST QUOI?

Le shabbat revêt une importance centrale dans la vie des juifs pratiquants. Il s’agit du jour de repos hebdomadairedaire, qui se déroule chaque vendredi soir à partir du coucher du soleil jusqu’au samedi soir à la tombée de la nuit. Durant cette période, les juifs ne travaillent pas, n’utilisent pas d’argent, ne conduisent pas, ne touchent à rien d’électrique ou d’électronique, mais ils doivent prendre leurs repas en famille. Pour eux, il s’agit d’un moment de pause et d’une occasion de partage.

LES DIVERSES COMMUNAUTÉS

Il faut parler de «communautés» au pluriel. Au Québec, on compte notamment les communautés Belz, Satmar, Loubavitch et Skver. On trouve aussi la communauté Tosh, établie à Boisbriand, mais elle est considérée par Chany et les siens comme une secte dangereuse. «Nous les dénonçons sans scrupule à la police! Pour nous, ce n’est pas du judaïsme», dit-elle avec fermeté. Il reste que toutes ces communautés partagent une profonde et inébranlable adhésion aux valeurs religieuses traditionnelles. Une manifestation conservatrice qui se voit notamment dans les tenues vestimentaires (les femmes ne laissent pas voir leurs vrais cheveux ni la peau de leurs bras et de leurs jambes, les hommes sont habillés comme en 1880, etc.), dans le choix des prénoms (tous issus de la Torah), dans le fait de vivre une stricte séparation entre les hommes et les femmes, et de se livrer, si on est un homme, à des études religieuses. Les Hassidim réduisent au maximum leurs contacts avec «les autres», c’est-à-dire les non-juifs, afin de préserver leur mode de vie ancestral.

POPULATION VISIBLE

Les juifs hassidiques sont plus de 15 000 à vivre à Montréal. Ils forment une population bien visible dans les rues du Mile End et d’Outremont. On trouve dans cette partie de la ville un grand nombre d’établissements juifs: écoles, synagogues, mikvés (bains rituels pour les femmes), et commerces kasher en tout genre. C’est à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale que ces secteurs de la ville ont commencé à accueillir l’immigration juive. Ces communautés venaient principalement d’Europe de l’Est, et c’est pour cette raison qu’elles parlent yiddish, un dialecte proche de l’allemand.

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