Il est midi tapant. Anaïs Barbeau-Lavalette est tout sourire, elle resplendit. Il faut la voir débarquer dans ce petit café du Mile End, casque et siège de vélo à la main, sac au dos. Elle est vêtue d’un petit haut en velours vert émeraude, d’un legging noir brodé de dentelle et d’une jupette ajustée, où pointe un bedon rond de femme enceinte. Mais chut, elle n’est pas là pour parler de sa grossesse. «C’est quelque chose d’intime: je n’ai pas envie de devenir la fille enceinte dans les médias.»

La réalisatrice du film Le ring (2007) travaille à un nouveau long métrage, dont l’intrigue se déroulera en Palestine. À 31 ans, elle vient aussi de terminer son premier livre, Je voudrais qu’on m’efface (Hurtubise). Une fiction, nourrie de personnages réels: des enfants issus d’un milieu défavorisé, écorchés mais résilients, rencontrés dans le quartier Hochelaga- Maisonneuve, à Montréal. Il y a Mélissa, 12 ans, dont la mère est prostituée, droguée. Elle s’occupe, seule, de ses frères. Il y a aussi le petit Kevin, enfant Ritalin privé de sa maman, qui carbure aux jeux vidéos et se voit champion de lutte comme Big, son papa. Sans oublier Roxanne, fille d’alcooliques. Diagnostiquée M.S.A. (mésadaptée socio-affective), elle s’invente une autre existence, en Russie… Dans son roman, Anaïs Barbeau- Lavalette donne à chacun d’eux une voix, qui est presque un cri. «

Moi, j’ai grandi à Outremont, dans une famille aisée, aimante. J’ai été gâtée par la vie. Je n’ai rien qui fait mal, je n’ai rien à crier, mais j’ai le goût de participer au cri des écorchés de la vie. C’est injuste qu’ils existent moins fort aux yeux des autres.» Pour cette admiratrice d’Agota Kristof, d’Alessandro Baricco et de Romain Gary, «l’énergie des battants est la plus belle qui soit. Ils tombent et se relèvent, ils bouffent la vie. Et ils me donnent le goût de vivre la mienne à plein.»

 

Le refus du cynisme

Anaïs est le contraire de la fille blasée. «On dit que les gens de ma génération sont cyniques, pessimistes. Je ne me reconnais pas du tout dans cette affirmation. Je n’ai absolument pas envie d’adhérer au discours noir ambiant.» Saisir la vie à pleines mains plutôt que de cracher dans la soupe: c’est son leitmotiv. Elle aurait pu être travailleuse sociale, mais l’art, le cinéma l’attendaient au détour. À 21 ans, Anaïs, petite-fille du peintre automatiste Marcel Barbeau, et fille de la cinéaste Manon Barbeau et du photographe de plateau Philippe Lavalette, signait son premier film. Un documentaire, tourné au Honduras.

Après des études au cégep en lettres et cinéma, elle est partie seule là-bas pour un an avec une vieille caméra. Elle s’est retrouvée au sein d’une petite ONG s’occupant des enfants des bidonvilles. Elle a monté avec eux une pièce inspirée du conte mythique de Saint Exupéry. «Leur Petit Prince à eux avait la peau basanée et les pieds nus.» Les petits princes des bidonvilles (2000) raconte leur épopée.

Dans la foulée, elle entre à l’Institut national de l’image et du son (INIS), à Montréal. Une fois sa formation terminée, elle part quatre mois autour du monde, caméra au poing, pour le projet international l’Odyssée du volontariat. «J’ai été catapultée d’un voyage à l’autre, à filmer des gens dans des situations difficiles. Je suis revenue enrichie de ces rencontres, mais portant le poids du monde sur mes épaules.»

Réparer ce qui est brisé

C’était en 2002. Elle avait 23 ans. Elle s’est dit qu’il fallait qu’elle fasse quelque chose de concret. Pour les enfants d’ici. Elle s’est dirigée vers le Dr Gilles Julien, qui consacre sa vie aux enfants défavorisés, notamment ceux du quartier Hochelaga-Maisonneuve. «Je suis arrivée chez lui un peu comme une naufragée. Mais une naufragée solide.» (rires) Le Dr Julien lui a fait rencontrer une fille de 12 ans, Geneviève, dont la mère avait des problèmes de consommation. «Je suis devenue sa Grande Soeur. Aimer une petite fille au quotidien, lui faire découvrir une autre réalité, ça n’a rien à voir avec la réalisation d’un film ou l’écriture d’un livre. C’est une expérience concrète. Geneviève a 20 ans maintenant, et je suis fière d’elle.»

C’est à Geneviève, et au Dr Julien – avec qui la cinéaste a mis sur pied un programme de parrainage pour les enfants démunis -, qu’elle a dédié Je voudrais qu’on m’efface. «Ils sont tous les deux mes fenêtres sur Hochelaga et sur les enfants de ce quartier qui m’inspirent par leur élan de vie.» C’est dans Hochelaga qu’elle a tourné une partie du documentaire Si j’avais un chapeau (2005), qui allait la conduire jusqu’en Palestine et l’amener à rencontrer le chef de l’OLP, Yasser Arafat, peu de temps avant sa mort. C’est dans Hochelaga, aussi, qu’elle a tourné son premier long métrage de fiction, Le ring, plusieurs fois primé à l’étranger. Et c’est là qu’elle a découvert le jeune Maxime Desjardins- Tremblay, qui incarne dans le film le petit résilient passionné par la lutte.

Entretemps, elle a signé plusieurs documentaires, dont
Les mains du monde, une réflexion sur le don de soi. Et, plus récemment, en collaboration avec le jeune cinéaste et acteur Émile Proulx-Cloutier, elle a réalisé
Les petits géants, dans lequel on suit des jeunes issus d’un milieu défavorisé qui montent un opéra de Verdi. Les enfants. La résilience. Ce sont des thèmes qui reviennent dans son oeuvre. Anaïs ne peut pas faire autrement. «Le fait que ma mère n’a pas eu une famille aimante comme la mienne a sans doute joué. Dans le prolongement de son histoire à elle, j’essaie de réparer ce qui est brisé.»

Elle a aussi tourné des vidéoclips pour Catherine Major, Samian, Thomas Hellman, Dubmatique… Entre deux films, elle continue de mettre en images les chansons des artistes qu’elle aime, en qui elle croit. Et puis, elle participe régulièrement, comme cinéaste formatrice, à Wapikoni mobile. Ce projet fondé par sa mère permet aux jeunes autochtones du Québec de réaliser des films dans leur communauté. «J’étais déjà allée à Soweto, le ghetto noir de Johannesburg, où normalement les Blancs n’entrent pas. Les regards que j’y avais perçus étaient moins hostiles que ceux que j’ai sentis sur moi la première fois que je suis allée dans le village algonquin de Kitcisakik. Maintenant, je fais partie de la famille, là-bas. Mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour combattre les préjugés de part et d’autre.»

Des projets plein la tête

Après avoir réalisé Se souvenir des cendres, un documentaire portant sur le film Incendies, de Denis Villeneuve, elle se consacre aujourd’hui à Inch’ Allah, dont elle signe le scénario. Ce deuxième long métrage, qui devrait voir le jour en 2011, raconte l’histoire d’une jeune médecin québécoise envoyée dans un camp de réfugiés en Palestine. Une région du monde qu’Anaïs connaît bien, puisque, après son documentaire Si j’avais un chapeau, elle y est repartie plusieurs fois, notamment pour apprendre l’arabe à l’université Birzeit, à Ramallah.

D’ici là, elle aura terminé un baccalauréat en études internationales à l’Université de Montréal. Et elle aura mis au monde son premier enfant. «Je crois sincèrement que c’est possible d’être non seulement une femme réalisatrice, mais aussi une mère. J’ai hâte d’aller tourner mon film avec mon bébé à mes côtés.»

«Où te vois-tu dans 10 ans?» C’est la question qu’Anaïs a l’habitude de poser aux enfants qu’elle rencontre sur son chemin. «Personnellement, je m’imagine très bien faire un trip de vélo, sur une petite route, dans la jungle ou le désert, avec mon chum, et trois enfants qui crient derrière. Je sais qu’ensuite je ferai un nouveau film et me retrouverai sur un plateau de tournage…»

 

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