Un homme en complet gris marche, de dos, dans une banlieue morne. Son pas est vif. De chaque côté de l’écran défilent les noms de 26 comédiens, tous plus impressionnants les uns que les autres. Une musique inquiétante baigne la scène. L’homme s’arrête, se retourne et nous fixe intensément, derrière ses lunettes. Cet homme, c’est Marc Labrèche. Cette scène, c’est celle que Denys Arcand a choisie pour annoncer son nouveau film L’âge des ténèbres dans les salles de cinéma.

L’âge des ténèbres est une oeuvre attendue, c’est le moins qu’on puisse dire. Réalisateur et scénariste du Déclin de l’empire américain (en lice pour l’Oscar du meilleur film étranger en 1987), de Jésus de Montréal (en lice pour les oscars et lauréat du prix du jury au Festival de Cannes en 1989) et érigé en monument de notre cinématographie nationale depuis Les invasions barbares (deux prix à Cannes, trois césars, six génies, cinq Jutra et un oscar), Denys Arcand avance en effet sur un chemin pavé d’or. Son nom à lui seul est devenu gage de succès. Et pas seulement au Québec.

Mais le cinéaste n’est pas homme à se laisser dévorer par la gloire. Se tenant loin des médias, accordant peu d’entrevues (impossible de s’entretenir avec lui, par exemple, pour cet article), Denys Arcand préfère généralement laisser parler ses films à sa place. Une façon d’être et de faire qui s’étend maintenant à ses tournages, le dernier s’étant déroulé quasi en catimini. D’ailleurs, essayer d’en savoir plus sur L’âge des ténèbres au moment d’écrire ces lignes relevait tout simplement de l’exploit, comme s’il régnait autour du film une véritable omerta.

Denise Robert, l’épouse de Denys Arcand et la productrice du film, nous assurait pourtant, tout en étant malicieusement avare de commentaires: «Il n’y a aucun secret autour de L’âge des ténèbres! Denys souhaitait seulement tourner dans la simplicité, en circuit fermé avec ses acteurs, sans l’intervention et la pression des médias.»

Une rencontre étonnante
Soit. Alors, que savons-nous maintenant du film? Parmi les éléments les mieux connus: Marc Labrèche y tient le rôle principal. Incontournable énergumène, joyeux déconneur qu’on suivrait les yeux fermés, il est peut-être la première surprise de cet Âge des ténèbres. On ne l’a vu qu’en de rares occasions au cinéma: dans L’assassin jouait du trombone, dans Matusalem I et II, puis plus récemment dans Monica la mitraille et Les États-Unis d’Albert… mais chez Denys Arcand? Non. La rencontre promet d’être savoureuse.

Joint par téléphone, le comédien ne tarissait pas d’éloges sur le cinéaste: «J’admire sa liberté d’esprit, sa façon de rester détaché des choses sans être complaisant. C’est le signe d’une grande intelligence, d’une vraie humilité et d’une confiance en soi extraordinaire. Mais le plus beau, chez lui, c’est qu’il est bourré de paradoxes: il est à la fois émotif et intellectuel, sûr de lui et habité par un doute perpétuel. C’est un homme très intrigant!»

Peut-être que Marc Labrèche a le compliment facile. Ou peut-être qu’il s’est simplement senti à l’aise dans le rôle que le cinéaste semble lui avoir taillé sur mesure. Voyez plutôt le synopsis du film, tel qu’il a été soumis aux institutions finançant notre cinéma: Jean-Marc Leblanc est fonctionnaire provincial, agent d’information à la Commission de protection des droits du citoyen. Chaque jour, des dizaines de personnes viennent lui raconter leur vie, mais il ne leur est pour ainsi dire d’aucun secours. Sa femme, Sylvie Cormier-Leblanc, est la meilleure agente immobilière du Canada. Ils ont deux filles, adeptes de jeux vidéo. Jean-Marc mène une existence tranquille et désespérée. Pour s’évader, il réinvente sa vie en rêve. Il s’imagine célèbre, donnant son avis sur tout et sur rien dans les médias. Pris entre le rêve et la réalité, parviendra-t-il à atteindre la sérénité et la sagesse tant désirées?

Après le refus de Téléfilm Canada de financer le film à sa pleine mesure – décision qui, rappelons-le, a provoqué un tollé dans l’industrie du cinéma –, Denise Robert a dû concocter un accord de coproduction avec la France, grâce auquel L’âge des ténèbres a pu prendre son essor. Cette entente a probablement facilité la venue sur le plateau de quelques comédiens et artistes de l’Hexagone: l’actrice allemande Diane Kruger, qui travaille principalement en France; Bernard Pivot, filmé en novembre dernier dans un chic resto parisien à l’occasion de la remise des prix Goncourt et Renaudot; Thierry Ardisson et Laurent Baffie, qui ont respectivement repris leur rôle d’animateur et de trublion dans Tout le monde en parle, mais cette fois sur le plateau de Guy A. Lepage.

Photo: Alliance Atlantis Vivafilm

 

Après les invasions, les ténèbres
Cela dit, Denys Arcand n’a pas pour autant renié son Québec natal. En effet, c’est essentiellement dans la région de Montréal qu’il a campé les décors de son ambitieux projet. Pour tourner certaines scènes moyenâgeuses, il a aussi déplacé sa petite troupe dans le Bas-du-Fleuve (à Rivière-Ouelle, plus précisément) et dans les Laurentides (à Saint-Colomban). Rappelons que le titre de la production évoque la période du Moyen Âge où, sous la pression des invasions germaniques, l’Empire romain s’est disloqué dans le chaos.

Comme toujours, ce choix historique n’est pas anodin chez Denys Arcand. «Le film s’inscrit dans une démarche d’auteur, explique Denise Robert. Après le déclin de l’Empire romain, il y a eu les invasions barbares, suivies de l’âge des ténèbres. Ainsi, en parallèle avec l’histoire ancienne et contemporaine, Denys continue sa réflexion sur la société, sur la vie.» Selon elle, le long métrage ressemble beaucoup à son auteur. «Le scénario m’a beaucoup impressionnée par son intelligence. Il m’a fait comprendre que Denys avait encore bien des choses à dire, même après Les invasions.»

Sylvie Léonard, qui y interprète l’épouse de Marc Labrèche, précise: «C’est un film décapant qui “fesse” sur tout ce qui bouge: la société de consommation, l’individualisme, le couple. C’est une critique sociale mais, en même temps, le propos n’est ni didactique ni prévisible.» Marc Labrèche renchérit: «Le film est plus triste et plus sombre que ce que je pensais à la lecture du scénario.»

Déjà, L’âge des ténèbres a été présenté au Festival de Cannes en 2007. Quoi qu’il advienne, une chose s’annonce clairement: avec L’âge des ténèbres, Denys Arcand projettera sans doute à nouveau notre cinéma dans l’âge de la lumière.

Un casting d’enfer!
Pour mener à bien son projet, Denys Arcand a fait appel à une quarantaine de comédiens et de personnalités.

Outre les vedettes interviewées ici, on compte Paule Baillargeon, Christian Bégin, Benoît Brière, Emma de Caunes, Violette Chauveau, Véronique Cloutier, Pierre Curzi, René Richard Cyr, Evelyne de la Chenelière, Marie-Michèle Desrosiers, Danny Gilmore, Chantal Lacroix, Gaston Lepage, Elizabeth LeSieur, Didier Lucien, Pauline Martin, Caroline Néron, Jean-René Ouellet, Gilles Pelletier, Michel Rivard, André Robitaille, Isabelle Roy, Johanne-Marie Tremblay, Rufus Wainwright et plusieurs autres.

Photo: Alliance Atlantis Vivafilm