Il fait un temps de p’tite laine sur Montréal. Dans la cour arrière d’un duplex d’Ahuntsic, le potager fournit encore des tomates et même une jolie courge ronde. La piscine hors terre est recouverte d’une toile solaire à bulles. Un ballon de plage rempli de paillettes roule dessus et saupoudre sa magie dans un décor magnifiquement ordinaire.

Un gros chien de berger précède Sophie Nélisse dans l’entrée de l’appartement. (Elle m’avait demandé de passer par le côté pour la rejoindre dans la cour, où Taïga – c’est le nom de la chienne aux très beaux yeux bleus – jappe fort pour manifester son insécurité.) «Ma mère n’est pas là, alors Taïga se méfie des gens qu’elle ne connaît pas.» Elle me présente aussi Oslo, un chat tigré qui semble se foutre du monde entier. On se glisse sous un parasol et on s’assoit sur les chaises de patio en métal. Sophie ramène ses jambes contre elle, pose ses pieds sur le mobilier et enserre ses genoux. Elle porte des pantoufles fourrées de mouton, un pantalon de jogging blanc et un pull en tricot crème. La séance photos pour le magazine aura lieu demain. Aujourd’hui, c’est repos.

«Je vis ici depuis que nous sommes arrivés à Montréal», dit la native de Windsor, qui habite avec sa mère et sa sœur, tandis que son frère loue l’appartement du haut avec des amis. D’une voix grave, elle me fait part de ses réflexions, à savoir si elle voudra déménager un jour («quand je vais avoir ma famille à moi») ou rester dans ces lieux qui l’ont vue grandir. À 20 ans, elle est à une époque de la vie où les questions flottent et où les réponses se font attendre. Et tout ce brouillard est évidemment épaissi par la pandémie.

ICI OU AILLEURS

Jusqu’en mars dernier, Sophie flirtait avec l’idée d’aller vivre à Los Angeles afin de développer la carrière américaine, qu’elle a entamée à 13 ans avec la coproduction américano-allemande The Book Thief (La voleuse de livres). Depuis, il y a eu beaucoup d’allers-retours entre le Québec et la Californie, entre les grands studios et ceux d’ici, plus petits, qu’elle affectionne tout autant «parce que c’est comme une famille. On croise toujours les mêmes personnes et on est contents de se retrouver».

Avant la fermeture des frontières, il y a eu le tournage d’un pilote pour la série américaine Yellowjackets, qui raconte l’histoire d’une équipe de soccer dont l’avion s’écrase sur une île déserte: «Ça faisait tellement longtemps que je n’étais pas tombée sur un projet qui me passionne autant et sur une aussi belle équipe. C’est sûr que c’est dommage [que ça se soit arrêté]. Mais ce n’est pas dit que ça n’arrivera pas. On attend des nouvelles du producteur…» Elle raconte les premières qui ont été annulées et les sorties de films qui ont été reportées. Ce que je lis dans son regard aigue-marine, aussi pénétrant que candide, c’est de l’incertitude ourlée de tristesse. «T’sais, y a personne qui tourne aux États-Unis, alors ce n’est pas comme si une fille avait eu un rôle à ma place… Mais, en plus, on dirait qu’on ne veut pas m’engager au Québec. Je ne passe vraiment pas beaucoup d’auditions. Les gens croient que j’ai une grosse carrière à L.A. Oui, je suis choyée, ça va bien, mais je suis super disponible, là. Et je tripe sur la télévision et le cinéma québécois.» Recroquevillée sur sa chaise, Sophie est assise entre deux mondes qui ont cessé de tourner. Elle le sait pertinemment, c’est partout pareil et pour tout le monde. N’empêche, il y a de quoi soupirer.

«Tant qu’à ne rien faire et à regarder des séries sur Netflix toute la journée, je me suis dit que j’allais poursuivre mon DEC en cinéma. Il me reste une session et demie à faire!» Donc, Sophie a repris les études qu’elle avait mises en suspens il y a plus d’un an. Sauf qu’on le sent: s’il fallait que la vie reprenne son cours demain matin et que le téléphone se remette à sonner, il y a fort à parier qu’elle opterait pour la pratique plutôt que la théorie. «J’envisage encore d’aller à l’université si je ne joue pas, mais sinon je vais prioriser les rôles, parce que c’est ce que je veux faire dans la vie. Si je poursuis mes études après le cégep, ce sera en marketing ou en gestion. Pour avoir un plan B.»

Alexis Belhumeur

Chandail en jersey de coton (Hermès vintage, chez Featherstone Vintage), jeans (personnel), boucles d’oreilles en argent sterling et perles (Dorothée Rosen, chez Galerie Noel Guyomarc’h).

TOUT OU RIEN

La crise sanitaire a renvoyé Sophie sur les bancs d’école, mais elle a aussi précipité l’arrivée de son amoureux dans son quotidien. «Je l’ai rencontré quatre ou cinq jours avant de partir pour un long voyage en Asie. On a parlé tout le long de mon périple. C’est drôle parce que je n’arrêtais pas de dire à l’amie avec qui je voyageais que je voulais prendre ça vraiment tranquillement.» Elle sourit et secoue ses boucles couleur blé. Les doubles anneaux dorés qui ornent ses oreilles tintent les uns contre les autres. «Ça faisait un an que je n’avais pas été en couple. J’étais bien dans mon mode de vie à moi. J’ai tendance à m’oublier dans la relation et à tout faire pour que l’autre se sente bien. C’était important pour moi de me prioriser dans cette nouvelle relation et de garder du temps pour mes amis. Bref, je suis revenue le 14 mars, juste avant qu’on ferme les frontières. Les parents de mon chum ne voulaient pas qu’il se promène entre chez lui et chez moi… Alors, il a emménagé chez nous! On ne se connaissait presque pas, on s’était juste vus cinq fois en tout.» Elle baisse le ton et me regarde par en dessous. Il semble n’y avoir personne à la maison, les cours voisines sont désertes, mais elle chuchote presque: «Tu sais, j’aime le genre de jeu du début, mais dès que la personne est vraiment intéressée, moi, je décroche. J’avais tellement peur que ça fasse ça et que, après une semaine, il me tape sur les nerfs. Mais ça va vraiment bien! On ne s’est pas chicanés une seule fois.» En rigolant, elle relate les grandes promenades qu’ils ont faites pendant le confinement, et le pont qu’ils ont traversé pour aller découvrir les quartiers lavallois: «C’est un gars du Mile End et il réagissait comme s’il voyait la banlieue pour la première fois! C’était vraiment drôle.»

Sophie Nélisse est un livre ouvert. Alors que beaucoup de personnalités publiques couvrent d’un voile opaque leur vie privée, elle choisit de se révéler: «Je ne sais pas si je fais bien, mais je ne suis pas vraiment capable d’agir autrement, je n’ai pas de filtre. Mon chum ne fait pas partie du même milieu que moi. Si je le cache, si je ne sors jamais en public avec lui, il ne pourra pas rencontrer mes amis et être dans mon monde. Je sais bien qu’il peut y avoir des contrecoups… Si ça se termine un jour, ça peut faire encore plus mal parce que tout le monde s’en mêle. Mais j’aime partager ma vie, et il en occupe tellement une grande partie.»

L’actrice que l’on a vue grandir à l’écran explique qu’elle se sent tellement «comme tout le monde» et que son boulot est «un métier comme un autre». Par conséquent, elle a envie de faire ce que font toutes les filles de son âge. Ça veut dire, entre autres, dévoiler une partie de sa vie personnelle sur Instagram. «Je ne mets pas des photos de tout et je ne mets pas de vidéos de moi qui “frenche” mon chum à tout bout de champ, mais ne rien publier, ça ne serait pas normal non plus.»

Alexis Belhumeur

Manteau en satin de cupro (Comme des Garcons vintage, chez Featherstone Vintage), pantalon en laine (Guy Laroche vintage, chez Featherstone Vintage), ceinture en laiton (personnelle), boucles d’oreilles en argent sterling et perles (Dorothée Rosen, chez Galerie Noel Guyomarc’h), collier en laiton plaqué or (Lauren Klassen).

TROUVER SA PLACE

Autre chose dont elle ose parler sans pudeur, c’est la relation merveilleusement complexe qu’elle entretient avec sa mère. Je lui demande comment ça fonctionne, comment c’est de vivre avec la personne qui s’occupe de sa carrière depuis quelques années. Est-ce toujours facile? «On est extrêmement proches. On se connaît tellement qu’on sait ce que l’autre pense, chacune complète les phrases de l’autre… Mais on sait aussi où se piquer.» Sophie me dit que sa mère et elle se disputent parfois en public sans vraiment se soucier d’être vues et entendues. «On est comme ça; c’est compliqué, mais on s’aime tellement. Je trouve ça unique et parfait, ce côté dysfonctionnel. Je préfère cent fois mieux montrer nos défauts que vivre dans une famille où il y a plein de secrets et de mensonges. Nous, on se dit tout.»

Je me demande si elle ne ressent pas une certaine pression du fait que sa mère a quitté son emploi d’enseignante en 2013 pour suivre les élans de ses filles (Isabelle Nélisse, 16 ans, est aussi actrice). Sophie semble lire dans mes pensées: «C’est certain qu’il a fallu qu’on trouve chacune notre place dans mon équipe. Ça a pris du temps, mais, aujourd’hui, ça va bien. Elle n’est pas mon agente ni mon manager, elle est un peu comme mon assistante personnelle. Elle m’aide avec mes self tapes, mes auditions, mon horaire et mon argent. Son rôle est crucial pour moi. Je sais qu’elle a mon intérêt à cœur et qu’elle va me guider vers les bons choix.»

DANS SON CORPS DE JEUNE FILLE

Force est d’admettre que jusqu’à aujourd’hui, le parcours de l’actrice ressemble à un sans-faute, si bien qu’elle en récolte les honneurs (un Génie et un Jutra [maintenant nommé Iris], notamment). Qui plus est, à 20 ans, elle a déjà fait sa deuxième couverture d’ELLE Québec. La première remonte à 2017. Qu’est-ce qui, en elle, a évolué dans les dernières années? «J’ai l’impression que rien n’a vraiment changé depuis mes 17 ans. Mentalement, je me sens à la même place. Aussi jeune, aussi naïve et aussi intimidée par tout le monde. Aussi peu sûre de moi… Mais j’essaie de voir les choses autrement. Je m’intéresse plus à ce qui se passe autour de moi et dans le monde. J’essaie d’accorder plus d’importance à mes amies, d’être plus généreuse, je travaille sur moi-même…»

L’air se refroidit, et le temps file, mais le visage de Sophie change lorsqu’elle aborde les doutes qui la rongent. Je laisse donc le magnéto rouler. Curieusement, c’est quand elle aborde ses failles que son regard s’aiguise, que ses idées se précisent. Elle parle d’abord de sa carrière. Souvent, elle observe le travail de ses confrères et de ses consœurs, et elle se dit qu’elle ne sera jamais aussi bonne qu’eux. «Je suis éternellement insatisfaite de mon jeu. On dirait que tout mon entourage me voit aller loin… mais moi, j’ai peur de ne pas répondre aux attentes, de ne pas être aussi bonne que les gens le croient.» Elle déballe tout cela sans une once d’apitoiement, expliquant tout simplement ce qui la tenaille.

Et justement, il y a la question du corps, centrale dans son existence, comme elle l’est dans la nôtre. «On a chacune nos complexes, sauf que le cinéma ne m’aide vraiment pas. C’est moins le cas au Québec, mais aux États-Unis, les actrices sont des mannequins, elles portent toute la taille zéro.» Son visage change lorsqu’elle touche ce sujet. «Je me souviens d’une scène dans laquelle je jouais en maillot, c’était dans le film 47 Meters Down: Uncaged. Je n’arrivais pas à me concentrer sur mon jeu. J’essayais de me placer pour m’avantager, pour ne pas que mes bras aient l’air gros.» Au même moment, un éclairagiste aurait dit à la mère de Sophie qu’il faisait bon de voir une fille en santé sur le plateau. «C’est absurde, parce que je n’étais pas bien dans mon corps. Je ne m’aimais pas comme j’étais.»

Derrière la candeur, une femme est en train d’émerger. Le ballon rempli de confettis brillants danse toujours dans la piscine, au gré du vent. On se laisse sur le grincement de la porte du jardin, et sur cette idée absurde, dure et belle que Sophie ose nommer: c’est qu’il existe un gouffre entre la personne que l’on est vraiment et la manière dont on se sent. Un canyon qui se comble un peu, avec le temps.

Sophie sera l’ambassadrice de la campagne d’Halloween de l’UNICEF cette année. L’organisme a eu l’idée d’organiser un marchethon afin de recueillir des dons tout en respectant les mesures sanitaires. unicef.ca/FeteHalloween

ELLE Québec - NOVEMBRE 2020

ELLE Québec - NOVEMBRE 2020Alexis Belhumeur

Sophie porte un manteau en laine orné de cristaux (Miu Miu), des gants en suède (Hermès vintage, à Featherstone Vintage) et des boucles d’oreilles en argent sterling et perles (Dorothée Rosen, à la Galerie Noel Guyomarc’h). Photographie Alexis Belhumeur. Stylisme Lu-Philippe Guilmette. Direction de création Annie Horth. Mise en beauté Geneviève Lenneville (Folio Montreal/Armani Cosmétiques et Oribe). Production Estelle Gervais. Accessoiriste Stefany Bedoya. Assistants à la photographie Frédérique Robitaille et Jean- Christophe Jacques. Assistant au stylisme Quinn Lowsky. Postproduction Vallali.

Le numéro de novembre d’ELLE Québec est disponible en kiosque ou en version numérique. Il est aussi offert en abonnement.