« COUDONC, T’ES PARTOUT!» C’est ce que Jean-François Guevremont se fait dire tous les jours. À l’épicerie, au dépanneur, partout, tout le temps. Si Canada’s Drag Race a sorti Rita des bars et des salles de spectacle, c’est Big Brother Célébrités qui a humanisé les traits de cette fabuleuse bibitte. «J’ai voulu faire ce show-là pour mettre en lumière le métier, mais aussi pour me challenger. J’ai toujours eu l’impression que j’étais ben plate. Je me cachais un peu derrière Rita. Je me suis dégêné, et quelque chose s’est passé. Tout s’est connecté. Maintenant, on m’invite aussi à des émissions en tant que Jean-François. On veut m’entendre. Je suis “raccord” avec moi-même.»

Mais contrairement à ce que certaines personnes peuvent penser, Rita Baga n’est pas sortie d’une boîte de Cracker Jack il y a deux ans. Elle est active dans le milieu de la drag depuis 2007. «C’est un long processus, à essayer des affaires, à ne pas dormir beaucoup, à faire un million de projets.» Jusqu’à tout récemment, Jean-François jonglait d’ailleurs avec deux emplois à temps plein. «J’ai toujours fait les deux: Rita, et du 9 à 5. Je ne voulais pas choisir. Pour participer à Canada’s Drag Race en 2020, j’ai pris un mois de congé et, le lendemain [de la fin de la production], je suis rentré au bureau. J’étais brûlé raide. En octobre dernier, j’ai donc décidé qu’à partir de décembre, je me concentrerais sur Rita. Je te jure, 15 minutes après avoir fait mon choix, on m’a annoncé que j’allais faire Big Brother Célébrités. C’était meant to be, je pense. Il me suffisait de croire en mon potentiel et en mon produit.»

Force est de constater qu’il a eu raison parce que, depuis, le téléphone ne dérougit pas. «Ça va vite et, parfois, ça me dépasse un peu», admet-il. En plus de tous les shows télé qui se confirment, il vient d’être invité à animer une Soirée Carte blanche au festival Juste pour rire avec Jean-Thomas Jobin. «Tout ce dont j’ai toujours rêvé est en train d’arriver.»

«Des fois, je me maquille avant de partir de chez moi, à Saint-Bruno, quand j’ai un événement à Montréal. Je roule alors le toit ouvert, la perruque dans le vent, et aux lumières, je me fais klaxonner. J’ai l’impression que j’apporte de la joie.»

Militantisme à la sauce drag

Nous sommes assis dans la cour arrière d’un de mes amis, producteur et directeur artistique, qui connaît Jean-François pour l’avoir engagé plusieurs fois. On nous a servi des bulles, les oiseaux s’égosillent, le soleil tape fort. Jean-François porte un chapeau de feutre noir et des boucles d’oreilles discrètes à la Boy George circa 1987. Ses yeux bruns luisent d’une grande douceur. Sa voix est posée. Il écoute les questions jusqu’au bout et laisse un mince silence s’installer avant de répondre. «J’ai toujours été le gars rationnel, cartésien, qui avait un sideline artistique. Quand j’étais très jeune, je chantais à l’église. Puis, j’ai longtemps fait de l’impro. Ça surprenait les gens que je sois drôle, parce que je suis tellement tranquille dans la vie de tous les jours.»

Son calme est contagieux, et j’ai du mal à faire coller la grande gueule de Rita à l’attitude posée de Jean-François. Rita qui «rrrroule» ses «r», et dont les robes et les perruques occupent à elles seules une grande partie des scènes où elle s’est produite. Rita, que son créateur décrit comme une extraterrestre qui serait tombée sur Terre dans les années 1980 et y serait restée. Puis, je pense aux propos gentiment militants de la créature, et le lien entre elle et son personnificateur se fait.

Jusqu’à quel point est-il obligatoire de porter la cause de la diversité quand on fait de la drag son métier? «Au début, je ne prenais pas ça au sérieux du tout. C’est seulement dans les sept dernières années, où j’ai commencé à animer des soirées au Cabaret Mado, que j’ai eu le déclic. Je me suis dit: “J’ai le bâton de parole; je dois en faire quelque chose.” Durant ces sept années-là, j’ai aussi travaillé au festival Fierté Montréal et j’ai été conscientisé à plein d’enjeux. Ça m’a pris du temps, mais quand j’ai décidé de m’investir dans la drag, je me suis donné pour mission d’être un porte-étendard. J’ai eu envie de prendre le temps d’expliquer et de démocratiser la chose pour que les communautés LGBTQIA+ profitent d’une certaine lumière.»

«Montrer des visages qu’on ne voyait pas avant dans la sphère publique, c’est une petite révolution.»

Jean-François explique que les drag queens sont un peu les mascottes de ces communautés. Elles attirent l’attention sur les réalités de groupes et d’individus encore marginalisés. «On m’invite souvent sur les plateaux en tant que voix de la diversité sexuelle et de genre. Je réponds toujours que ça me fait plaisir, mais que les voix de cette diversité sont multiples! Il n’y a pas que la mienne. Cela dit, montrer des visages qu’on ne voyait pas avant dans la sphère publique, c’est une petite révolution. Je pense qu’on va voir de plus en plus de personnes trans et de personnes queer racisées à la télé. Si je peux aider à faire un petit pas dans la direction qu’on est en train de prendre collectivement, tant mieux.» Ainsi, ce choix conscient d’ajouter une saveur politique à son art, Jean-François l’a aussi fait dans sa vie. «Aujourd’hui, je m’assure de toujours utiliser les bons pronoms. Je suis un woke modéré, mettons. Je ne tape pas sur les doigts des gens qui font des erreurs. Je suis dans l’échange et la conversation, pour qu’on puisse grandir ensemble.» Ceux qui ont suivi Big Brother Célébrités ont d’ailleurs pu en être témoins de nombreuses fois, et depuis, le dialogue continue sur diverses tribunes.

J’ai fréquenté assez fidèlement le milieu de la drag pendant quelques années pour avoir eu le bonheur de rencontrer plusieurs reines toujours hautes en couleur et brillantes, mais parfois vulgaires et qui, hors du contexte d’un cabaret, auraient choqué plus d’un esprit chaste. Est-ce que Jean-François a eu de la difficulté à trouver le ton d’une Rita rassembleuse et grand public? «D’abord, je crois que le fait qu’on me connaisse sans maquillage change la perception. Les gens comprennent: “Oh, OK! C’est un clown qui passe des messages.”» L’artiste de 34 ans rigole doucement en expliquant qu’il ne peut pas s’empêcher de lire les commentaires sur les réseaux sociaux et de constater que la conversation finit souvent par se modérer toute seule. «Quand une personne dit quelque chose d’acerbe sur Rita, les mesdames me défendent ou répondent des choses comme: “Non, non, quand elle est en drag, il faut dire elle!”» Tu sais, il y a 10 ans, j’allais faire une chanson dans un mariage hétéro, et la moitié des gens affichaient un air de dégoût.»

JUSTIN ARANHA

Lentement, mais sûrement

Mais est-ce que les choses changent vraiment? «Des fois, je me maquille avant de partir de chez moi, à Saint-Bruno, quand j’ai un événement à Montréal. Je roule alors le toit ouvert, la perruque dans le vent, et aux lumières, je me fais klaxonner. J’ai l’impression que j’apporte de la joie. Les gens sont émerveillés et contents de me voir. C’est récent. Ça amène une douce folie au monde, comme dirait ma mère.»

Est-ce que cet intérêt public pour l’art de la drag sera un feu de paille? «J’ai toujours ça en tête quand je choisis mes projets. J’essaie de penser à long terme. Je suis en train de bâtir Créature, un show qui partira en tournée à l’automne et qui va durer au moins deux ans.» Sans compter qu’à partir du mois de septembre, Rita mettra ses plus beaux faux cils toutes les semaines sur les plateaux de La semaine des 4 Julie et de la nouvelle émission musicale Qui sait chanter? «Chaque fois que j’ai l’occasion d’être devant la caméra ou sur une scène, je me donne, parce que je veux qu’on me rappelle. Et mes amies drag queens commencent à me dire qu’elles se font booker, elles aussi. Il y a une effervescence autour de notre travail. Tout le monde veut son morceau de drag queen ou de drag king… Ça ne va peut-être pas durer 40 ans, mais avant moi, il y a eu Mado. À une certaine époque, elle faisait beaucoup de télé, et sa carrière continue de bien se porter. Pour moi, c’est un modèle, et elle me donne de l’espoir. Je pense que tant que je vais rester dans l’ouverture, le respect et l’humour clean, ça devrait marcher.»

Certes, Rita est rentrée dans le quotidien des gens, ce qui n’est pas une mince affaire. Mais est-ce que tout le monde est cool avec ça en 2021? «Je constate que les gens qui rejettent la drag le font par homophobie internalisée. Quand les humoristes hétéros s’habillent en femme pour faire un spectacle, c’est drôle. Alors, pourquoi quand c’est fait par un membre des communautés LGBTQIA+, c’est dérangeant? Parce que c’est la personne derrière le costume qui dérange. On s’attaque à l’identité et non au métier.»

Cela dit, ce genre de situation se produit de moins en moins, aux dires de Jean-François, qui sirote une gorgée de Prosecco avant de poursuivre. «Ce qui m’a surpris le plus quand je suis sorti de Big Brother Célébrités, c’est de voir à quel point les commentaires étaient positifs. La production de l’émission m’a fait une haie d’honneur. Les gens pleuraient. J’ai ressenti une vague d’amour.» Il raconte avoir reçu plusieurs messages de remerciement, notamment de mères qui racontaient que sa présence à l’émission avait provoqué de belles discussions à table, entre des pères qui n’aimaient pas trop Rita et leurs enfants qui la défendaient, avec toute l’ouverture du monde.

Je demande à Jean-François pourquoi les hommes semblent généralement moins à l’aise avec l’idée qu’un homme non hétérosexuel puisse incarner un personnage féminin. «Quand on joue un peu avec la masculinité, ça les brasse. Mais ils ne sont pas tous comme ça. Je pense à mon père, entre autres. Il a l’air d’être un membre des ZZ Top et il travaille dans la construction, mais il est le premier à venir m’encourager quand je fais un show.»

Jean-François se considère chanceux d’avoir toujours eu le soutien de ses parents, ce qui n’est pas le cas de plusieurs de ses amies et collègues. «Tu sais, de l’homophobie et de la discrimination, il y en a moins qu’avant, mais ça existe encore. On pense souvent que c’est mieux dans les métropoles, mais il suffit de consulter des registres d’incidents homophobes pour se rendre compte que ce genre de violence a lieu partout. Ce qui est différent à Montréal, c’est qu’on a le Village. C’est encore un lieu de rassemblement et de protection qui a une fonction très importante.»

Nos verres sont malheureusement vides, et Jean-François est attendu à une représentation théâtrale. Mais avant de quitter le jardin, il ajoute: «J’ai vécu des incidents homophobes dans le passé. Ça se produit encore, mais c’est moins fréquent depuis les dernières années. Je pense sincèrement que c’est parce que j’ai parlé publiquement de ma réalité. On ne me demande plus quelle est mon orientation sexuelle ou comment je m’identifie; je l’ai tellement dit. Mais ce n’est pas le cas de la majorité des membres des communautés LGBTQIA+, qui doivent constamment faire leur coming out et risquer d’en subir les conséquences.»

Haus of Baga

Rita Baga est née Rita d’Marde, et a été rebaptisée Rita Baga quand sa grand-mère Mado lui a confié l’animation d’une soirée au cabaret. Il était hors de question d’imprimer cet horrible premier patronyme sur une affiche. «Le plus drôle, c’est que mes filles ont pris mon nom de famille et que le jeu de mots s’est perdu. Aizysse Baga, Sasha Baga, ça n’a aucun rapport.» Oui, la généalogie drag est des plus intéressantes. Les drag queens peuvent adopter des filles avec qui elles ont une connexion et qu’elles sentent qu’elles peuvent aider. «C’est le concept de famille choisie. Ce n’est pas tout le monde qui est pleinement compris dans sa famille biologique. Alors, quand on vit dans un milieu hétéronormatif, notre famille drag, c’est un espace bienveillant.»

Notre entrevue avec Rita Baga a été publiée dans le magazine ELLE Québec Juillet-Août 2021. Abonnez-vous ici pour recevoir les prochains numéros chez-vous.

ELLE QUÉBEC Juillet-Août 2021

ELLE QUÉBEC Juillet-Août 2021JUSTIN ARANHA

Photographie JUSTIN ARANHA Stylisme NARIMAN JANGHORBAN Direction de création ANNIE HORTH Maquillage OLIVIER VINET Coiffure STEPH GEORGE Manucure ELLE R COSMÉTIQUES Production ESTELLE GERVAIS Coordonnatrice LAURA SALIMAN Rita Baga porte un peignoir, un bustier, une culotte, des porte-jarretelles et des bas Cluc Couture, et une parure de tête Le Grand Costumier.