Conversation avec Léa Stréliski

Quand tu as appris à lire et à écrire, est-ce que tu avais déjà le sentiment qu’il y avait quelque chose d’important dans le geste d’écrire? 

Je ne me rappelle pas si ça remonte à aussi loin que ça, mais je sais que j’ai sûrement appris à lire et à écrire comme une première de classe, parce que c’était très important d’être dans la performance quand j’étais jeune. Y’a personne de vraiment créatif dans ma famille; donc, quand les mots sont arrivés, ce n’était pas quelque chose de si important au début pour moi… Puis, je n’ai pas pu les éviter; je ne pouvais pas passer à côté de mon attirance envers les mots et l’art.

Si tu as pris du temps avant de reconnaître cette attirance en toi, est-ce parce que tu manquais d’un miroir pour te renvoyer ce talent?

Ben oui! Je n’avais pas vraiment de modèle. Jusqu’à l’âge de 25 ans, je me suis fait dire par mes parents: «Écrire, ça va être ton hobby, t’sais. Trouve-toi autre chose. Un plan sécuritaire.» Mon père est docteur, et ma mère est une grande sportive; donc, écrire pour vivre, ça n’a jamais été quelque chose de sérieux pour eux. Mais je savais que c’était ça que j’aimais et je ne pouvais pas m’empêcher de le faire.

Qu’est-ce que tes parents auraient voulu pour toi?

De la stabilité. Mais maintenant, ils sont fiers comme ça n’a pas de bon sens. Ils s’exclament: «Oh, mon Dieu, tu nous as convaincus! On avait tort!», et ils sont super fiers de dire que j’avais raison. Comme n’importe quels parents aimants, ils veulent que je sois heureuse. Je pense qu’ils voulaient simplement que j’aie une sécurité financière, et, pour leur génération, être travailleur autonome et ne pas trop savoir quelle sera la prochaine étape, c’était un peu difficile à comprendre. Alors, c’est sûr que lorsque je leur ai annoncé que je quittais l’université et que je créais un blogue…

Ah! Le rêve de tout parent, quoi! (rires) Il faut dire que Les Fourchettes, le fameux blogue que tu as lancé en 2010 et que tu as alimenté tout au long de ta vingtaine, puis publié en condensé aux éditions hurtubise en 2020, t’aura quand même portée jusqu’à l’écriture des trois saisons de la websérie Fourchette.

William Arcand

Le fait de ne pas te sentir épaulée a-t-il miné ta confiance en toi ou si, au contraire, ça a allumé en toi le sentiment de vouloir prouver tes capacités? 

C’est vraiment étrange, mais quand je repense au moment où j’ai commencé à écrire, je prends conscience que j’avais vraiment confiance en moi. Comme tout le monde, j’étais super «insécure», mais j’avais la certitude d’être fucking bonne pour écrire. À 14 ans déjà, j’écrivais des textes, et je participais au journal de l’école et à des concours d’écriture. J’étais un peu la seule qui avait ce talent, parce que je viens d’une ville où le sport était ultravalorisé! J’étais la seule à être considérée comme une artiste, donc je sentais que j’étais unique. Je trouvais ça le fun d’être cette personne-là, et ça me donnait une étrange confiance en moi. Mais bon, le fait de vieillir m’a rendue plus pudique…

Tu n’as pas à t’excuser d’avoir eu confiance en toi. On excelle là-dedans, les filles; on s’excuse d’avoir admis qu’on était peut-être bonnes dans quelque chose…

Tellement! Et pour de vrai, ces temps-ci, c’est important pour moi d’exprimer haut et fort que je suis fière de moi. Quand les gens me disent: «Bravo pour ça!», je leur réponds: «Merci, je suis super fière!», pas «Ah, ben non, c’est rien». Non! Je suis «crissement» fière et je m’entraîne à dire que je me trouve bonne! 

«Aujourd’hui, quand je suis jalouse, je préfère me demander ce qui me manque ou ce que cette fille a à m’apporter. Ce lâcher-prise m’a fait énormément grandir dans mes amitiés féminines.»

Je dois t’avouer que je t’envie un peu pour ça, Sarah-Maude. Tu sembles connaître ton talent, et faire partie des trop rares femmes qui arrivent à être conscientes que leur travail a été bien fait et mérite d’être reconnu. Tu dis que chaque saison de la websérie Fourchette a été guidée par une question personnelle prédominante. Est-ce toujours ainsi que tu travailles? 

Oui, parce que je pense que je ne suis pas encore assez bonne pour écrire sur autre chose que sur moi, peu importe la forme de création! (Rires)

Que veux-tu dire? Tu penses que tu ne devrais pas être ta propre source d’inspiration? 

Je sais que c’est quand j’écris sur un sujet qui part de moi que je suis la meilleure, que je m’investis le plus et que je suis la plus fière du résultat. Mais c’est sûr que quand tu es musicienne, humoriste ou écrivaine et que tu donnes beaucoup de toi- même, tu te passes la réflexion: «Est-ce qu’à un moment donné, je ne serai plus intéressante?» Mais je finis toujours par découvrir que j’ai d’autres choses à dire! Je trouve ça rassurant. Dans la vingtaine, quand je réglais certains aspects dans ma vie, j’angoissais, car je me disais: «Ah, non, je ne pourrai plus parler de ça!»

 Je te rassure tout de suite: j’ai presque 10ans de plus que toi, et je te jure qu’à chaque montagne que je gravis, il y a heureusement, ou malheureusement pour nos genoux, une autre montagne à grimper. 

En plus, je suis excitée de vieillir! Je sais que je suis encore dans ma jeune trentaine, et il y a tant de choses qui n’ont pas encore été écrites sur les femmes qui vieillissent. C’est palpitant de savoir que je vais pouvoir parler de ça au «je» et que ça va être écouté… parce qu’on n’écoutait pas les femmes avant.

Tu commences justement une chronique dans ELLE Québec. De quoi vas-tu parler? 

Je dois te dire que je me sens complètement comme Carrie Bradshaw; j’ai ma rubrique à moi! C’est comme un rêve de petite fille, mais, en même temps, je suis vraiment chanceuse, parce que j’ai tellement envie d’ouvrir des portes sur des sujets dont on discute plutôt dans le secret d’un journal intime ou lors d’une discussion avec une amie proche.

Comment déniches-tu tes sujets? Comment sais-tu que tu as un bon filon? 

J’écris encore un journal intime, et c’est souvent à propos de sujets sur lesquels je n’ai pas envie d’écrire et de m’ouvrir, justement parce qu’ils sont trop sensibles. Je sais aussi que j’ai un bon sujet quand je n’en ai pas souvent discuté avec mes amies. On a beau dire qu’entre filles, on se dit tout, mais aborder concrètement les rapports sexuels, par exemple, c’est rare. Et j’aimerais tellement ça le faire plus, mais pas de manière excitante… juste de façon factuelle. Qu’est-ce qui fait qu’on peut révéler à quel point ça peut être nice, des relations sexuelles, mais qu’on ne le fait pas quand ce n’est pas si nice que ça? À quel point ça peut parfois être compliqué et trop lié à notre rapport à notre corps et à la manière dont nous nous sentons? Dans mon premier texte, je me demande sincèrement comment on fait pour faire l’amour avec un homme de manière féministe. Je ne le sais pas.

De manière féministe? 

Oui, de manière égalitaire. Parce que les femmes, nous sommes tellement dominées dans notre sexualité avec un gars. On est pénétrées… Souvent, je me demande s’il y a une façon d’équilibrer les rapports. Plus jeune, j’aurais aimé savoir que je pouvais avoir le contrôle. Pourquoi on ne nous dit pas plus souvent que pour que le sexe soit le fun, il faut se connaître soi-même? Je pense que j’ai parlé de masturbation pour la première fois avec mes amies il y a à peine cinq ans! Comment ça se fait qu’à l’adolescence, ce n’était pas célébré?

William Arcand

C’est sûr que la sexualité féminine authentique, on ne la voit pas tant que ça. On semble osciller entre l’hypersexualisation désincarnée et la pudeur extrême… 

Je ne suis vraiment pas pudique dans mes émotions, mais je sais que ma pudeur est là, dans la sexualité. Et c’est parce que je ne suis pas habituée d’en parler. C’est un sujet qui est délicat, et je voudrais qu’il ne le soit pas.

Je me trompe ou tu as un combat féministe qui s’oppose à ton épanouissement sexuel? Ces deux mondes-là se contredisent-ils? 

C’est surtout ma position par rapport à l’homme et à l’hétérosexualité qui me fait beaucoup réfléchir. Je me demande si on peut être hétérosexuelle, complètement féministe et se sentir égale à l’autre.

Je pense que oui. C’est dans la différence entre les femmes et les hommes qu’on peut se sentir entièrement femme. Je suis certaine qu’on peut aussi s’appartenir quand on s’abandonne à l’autre.

Et pour parler de tous ces sujets, tu as tes précieuses amies. Il faut du temps avant de comprendre que les autres femmes sont nos alliées, n’est-ce pas? 

Oui, j’ai pris du temps avant de pouvoir être à côté d’une belle femme intelligente et de savoir que ça ne me rendait pas moins belle ou moins intéressante. Mais le concept est difficile à comprendre, parce qu’on peut être si «insécures». Me sentir en compétition constante, ça minait mes relations avec les autres femmes. Sentir qu’on m’arrachait quelque chose quand une fille avait ce que je n’avais pas, c’était épuisant et affreux. Quand j’étais jalouse de quelqu’un, ça me faisait me sentir laide en dedans. Maintenant, je travaille sur moi, parce que je veux être un bon exemple. Aujourd’hui, quand je suis jalouse, je préfère me demander ce qui me manque ou ce que cette fille a à m’apporter. Ce lâcher-prise m’a fait énormément grandir dans mes amitiés féminines.

C’est drôle, j’avais le pressentiment que tu serais chouette à lire et à écouter, chère femme de mots. Tu fais jaillir toutes les questions qui nous font nous découvrir, dans notre cœur, notre tête et notre corps. 

C’est rassurant, toutes ces questions que je me pose, toute cette fierté, toute cette évolution. Je me souhaite de ne jamais arrêter de réfléchir, de toujours vouloir comprendre, écouter, apprendre. Dans l’amour des femmes, l’amour-propre et la liberté.

ELLE QUÉBEC — AVRIL 2022

ELLE QUÉBEC — AVRIL 2022William Arcand

Photographie William Arcand. Stylisme Tatiana Cinquino. Direction de création Annie Horth. Maquillage Sabrina Rinaldi (The Project, avec les produits Byredo). Coiffure David D’Amours (Folio Montréal, avec les produits Kérastase). Production Estelle Gervais. Assistants à la photographie Aljosa Alijagic et Raphaël Rahim Nikiema. Assistante au stylisme Laura Malisan. Assistante à la production Elisabeth Pangia.