Nous sommes dans un grand studio de photo du centre de Madrid, à quelques minutes de rencontrer la sublime brunette, et l’injonction redoutée retentit. «Pas de questions personnelles!» nous lance Katrina Bayonas, l’agente de Penélope Cruz. Serait-ce le nouveau mantra de la star? Depuis quelque temps, cette exigence plonge les journalistes dans l’embarras. Ils ne savent plus très bien quels sujets aborder avec l’actrice, car elle donne un sens très large à la notion de «questions personnelles». Quand on a décidé, comme elle, de ralentir le rythme de sa carrière pour se consacrer à ses enfants, et qu’on vient de tourner deux films avec son mari, l’acteur Javier Bardem, comment peut-on s’attendre à ce que les questions n’aient pas une touche personnelle?

Transformée par la maternité, Penélope Cruz a fait un pas de côté ces dernières années. On pourrait même dire qu’elle s’est retirée loin de Hollywood et de sa frénésie, loin des tapis rouges et des mondanités en tout genre. Si elle a réduit ses activités professionnelles, c’est pour pouvoir se concentrer sur des projets ambitieux qui lui tiennent à cœur et pour lesquels elle se donne à fond. Jouer moins, mais jouer mieux. Ainsi, elle interprète une Donatella Versace blond platine dans l’excellente série American Crime Story, diffusée depuis janvier sur la chaîne américaine FX (et disponible dans les mois à venir sur iTunes, notamment). Elle donne également la réplique à Javier Bardem dans Loving Pablo, un film consacré au célèbre narcotrafiquant Pablo Escobar (Bardem y joue le rôle du mafieux, et Penélope, celui de la journaliste qui tombe amoureuse de lui). Enfin, elle vient de finir le tournage de Todos lo saben, d’Asghar Farhadi, le réalisateur iranien surdoué à qui on doit Une séparation, dans lequel elle retrouve à nouveau Javier Bardem. «Mon mode de vie actuel me permet de m’investir encore plus dans mes rôles. On peut plonger plus profondément dans un personnage quand on sait qu’une existence calme et stable nous attend le soir, après le tournage, explique-t-elle. Autrefois, je pensais qu’il fallait que j’alimente mes rôles avec mes expériences personnelles. Je mélangeais les choses. Maintenant, je me fixe des limites. Il y a la fiction d’un côté et la réalité de l’autre. Quand je suis sur un plateau de tournage, je donne tout. Puis, dès que la caméra arrête de tourner, je reviens à mon train de vie normal. Et c’est très bien comme ça.» Entre deux photos, vêtue d’un pantalon et d’un pull rose, l’actrice de 43 ans s’explique – presque d’un air désolé – sur son désir de discrétion. «Je dois protéger mes enfants. Ils n’ont pas demandé à être sous le feu des projecteurs.»

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  Photographe: Nico Bustos

Pour Penélope, la naissance de ses petits (Luna et Leonardo, âgés de quatre et sept ans) a été une vraie révolution. Pas un de ces classiques heureux événements qui procurent un immense bonheur, mais bien un tremblement de terre qui a dévié le cours de son existence. «L’arrivée de mes enfants a tout changé pour moi. On a beau avoir neuf mois pour s’y préparer, c’est comme si le mobilier se retrouvait sens dessus dessous», dit-elle en souriant et en s’animant. Et il semblerait que le mobilier ne s’en soit pas totalement remis… «J’étais déjà du genre à me faire du souci pour tout. Je continue à m’inquiéter, mais plus pour les mêmes raisons. Comme c’est le cas pour tous les parents, chaque décision dans ma vie est désormais influencée par la présence de mes enfants. Je choisis mes projets professionnels en fonction d’eux, selon le lieu et la durée du tournage. Et selon le type de film aussi, car je ne peux pas jouer n’importe quel rôle ni faire passer n’importe quel message. J’ai une responsabilité.» D’ailleurs, l’actrice explique comment, autrefois, elle pensait que rien ne pouvait lui arriver et comment, aujourd’hui, elle pense que rien ne doit lui arriver: «J’ai besoin d’avoir une bonne santé et une vie harmonieuse, car j’ai une tâche si précieuse à mener, celle d’élever mes enfants. En tant que parent, on peut devenir obsédé par cette idée…»

L’équilibre, voilà son graal. Pourtant, il n’est pas toujours facile à atteindre quand on est actrice. Dans Loving Pablo, certaines scènes semblent avoir été très dures à tourner, en raison de leur intensité passionnelle. Javier Bardem, qui avait pris du poids pour le rôle, portait également des prothèses faciales pour épaissir son visage. Comment cela se passe-t-il quand on donne la réplique à l’homme de sa vie grimé en brute criminelle? «Parfois, je me disais: “Si on arrive à se sortir de cette scène, on aura traversé une grande épreuve…“ Mais je ne peux pas dire que jouer avec Javier soit plus facile ou plus difficile qu’avec un autre. Pour moi, c’est la même chose. Au moment de tourner une scène, je ressens toujours la même nervosité, la même angoisse, comme si c’était la première fois que je faisais du cinéma. On éprouve une sensation de nouveauté permanente quand on fait ce métier. C’est à la fois excitant et déstabilisant.» 

Plusieurs l’ignorent, mais derrière son image de brunette sulfureuse et glamour se cache une actrice tourmentée et perfectionniste qui se met parfois en danger pour ses rôles. Lors du tournage du dernier film d’Asghar Farhadi, une ambulance a dû venir la chercher en plein milieu d’une scène. Lancée à corps perdu dans son personnage, elle s’était à moitié évanouie. «Asghar est un homme formidable! On a envie de tout lui donner, parfois trop…» Woody Allen, qui a travaillé avec l’actrice sur Vicky Cristina Barcelona, a expliqué: «Je ne peux pas regarder Penélope de front; c’est trop écrasant.» Pedro Almodóvar, le mentor de la belle Espagnole, celui qu’elle appelle «Tonton Pedro» et qui lui a offert ses plus beaux rôles (Tout sur ma mère, Volver, Étreintes brisées), a dit un jour: «Penélope est une femme très émotive. C’est une chance qu’elle ait choisi une profession où elle peut exprimer ces émotions trop intenses à porter pour une personne normale. Elle souffrirait beaucoup sinon… Et encore, peut-être souffre-t-elle déjà trop.» Est-ce pour faire face à cette souffrance qu’elle est revenue vivre dans son pays natal?

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  Photographe: Nico Bustos

«J’aime l’Espagne, j’aime Madrid. Dans la rue, les gens sont ouverts, chaleureux. À Los Angeles, le fait de se déplacer constamment en voiture crée une certaine distance entre les personnes.» En plus d’aimer l’endroit, Penélope éprouve le besoin d’être près de sa mère, Encarna, son modèle, une femme forte qui tenait un salon de coiffure dans la banlieue de Madrid. Elle veut aussi être proche de sa sœur, Mónica, avec qui elle a lancé une collection de vêtements, et de ses cama- rades d’enfance. «J’ai gardé les amis que j’avais à 14 ans!» C’est donc un retour aux sources naturel pour elle. Comme le repos de la guerrière, après des années d’aventures. Habitée par une ambition débordante, Penélope a en effet commencé sa carrière très tôt, dès l’âge de 16 ans, en jouant pour la télévision et le cinéma espagnols (comme dans le film Jambon jambon, en 1992). Puis, dans les années 2000, elle s’envole pour Hollywood, où elle devient une star internationale, apparaissant dans de nombreux films à gros budget pas toujours convaincants (Vanilla Sky, Captain Corelli’s Mandolin), et vivant des histoires d’amour très médiatisées (comme sa relation avec Tom Cruise, en 2001). Mais l’Espagne sera la plus forte. En 2006, Almodóvar «sauve» sa carrière en allant la chercher aux États-Unis pour lui donner le rôle-titre dans le sublime Volver (qui veut dire «revenir»…). Et en 2009, Woody Allen la fait jouer dans Vicky Cristina Barcelona, le plus hispanique des films du réalisateur, qui vaudra à Penélope l’Oscar du meilleur second rôle. Viva España! Pendant le tournage, elle s’éprend de son partenaire, Javier Bardem, qu’elle épousera en 2010. La boucle est bouclée. La naissance de ses enfants la fait renouer encore plus solidement avec son pays, sa famille, ses origines. Même quand elle parle de son rôle d’égérie pour Lancôme – une collaboration qui dure maintenant depuis sept ans –, elle y trouve une dimension familiale. «Mes parents m’ont offert Trésor à ma demande quand j’avais 16 ans. J’étais fascinée par la publicité avec Isabella Rossellini, photographiée par Peter Lindbergh. Devenir une égérie pour Lancôme, c’était comme réaliser un rêve de jeune fille. C’est important pour moi, et je n’exagère pas quand je dis ça!» Aujourd’hui, elle est le visage de La Nuit Trésor à la Folie, la nouvelle déclinaison du parfum de la marque. Et encore une fois, c’est son ami le photographe Nico Bustos (qui était derrière l’objectif durant la séance pour ELLE) qui s’est chargé des photos de la campagne. Avec Penélope, tout se fait en bande.

L’actrice semble en phase avec son époque. Comme de nombreuses femmes, elle s’investit à fond dans son boulot tout en se battant pour donner la priorité à ses enfants. Elle a essayé de réaliser tous ses rêves et a finalement trouvé une certaine sérénité dans son retour au pays, dans sa vie de famille et dans un rapport plus artisanal à son métier. Penélope est un peu comme Ulysse: elle a fait un long voyage avant de regagner la chaleur de son foyer, traversant les aléas de la gloire et de la notoriété. Et elle souhaite aujourd’hui mener une vie intense mais tranquille, sans qu’on lui pose trop de questions personnelles…