Dans le lobby au look chic-industriel de l’hôtel Lincoln, un relationniste, un manager de tournée et une poignée d’autres professionnels qui travaillent pour Lorde sont en train de débattre de l’endroit où je devrais l’interviewer. Ils avaient d’abord pensé au café de l’hôtel mais, comme me l’explique le relationniste à bout de souffle, il y a trop de gens, et ils ne veulent pas qu’elle soit dérangée par qui que ce soit.

Je peux comprendre leur inquiétude. Lorde est une des plus grandes stars pop du monde depuis l’été 2013, quand sa chanson Royals – qu’elle a écrite à 15 ans dans sa Nouvelle-Zélande natale – est devenue une sorte d’hymne d’après la crise financière qui lui a permis de récolter deux Grammys et deux nominations aux MTV Video Music Awards. Ça lui a aussi permis de créer une minicollection de maquillage avec M-A-C et de figurer sur la liste du magazine Forbes des 30 artistes de moins de 30 ans à surveiller. Son premier album, Pure Heroine, s’est vendu à 2,7 millions d’exemplaires et lui a valu des éloges à ce point enthousiastes qu’ils étaient quasi surréalistes. «T’écouter, c’est comme écouter le futur», lui a récemment dit David Bowie.

Le manager de tournée et le relationniste continuent de discuter quand Lorde en personne pousse la porte tournante de l’hôtel, un énorme sourire aux lèvres. Dans son short noir, son t-shirt blanc et ses sandales beiges, elle ressemble moins à Lorde, l’artiste qui sait imposer sa volonté, qu’à Ella, l’adolescente anonyme. C’est son vrai nom: Ella Marija Lani Yelich-O’Connor.

Il y a une petite tache sur ses joues sans maquillage, et ses yeux bleus espacés, qui lui confèrent une beauté si particulière, sont ombragés par sa grande masse de boucles brunes. Le relationniste s’approche de Lorde et lui explique qu’il essaie de trouver un endroit tranquille, mais… «Je crois que j’ai juste envie d’aller dehors, dit-elle en l’interrompant. J’ai passé ma journée à assister à des réunions.» Elle lance d’un ton ferme à son équipe: «On va se promener à l’extérieur.» Son entourage a à peine le temps de balbutier une réponse que nous sommes déjà dehors, au soleil. Je sais maintenant qui prend les décisions.

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Je ne peux pas dire que j’en suis si surprise. Dès ses débuts, il était évident que ce n’était pas le genre de personne à prendre de haut. Choisir un nom de scène aussi grandiloquent (Lord signifie «Seigneur», en anglais) quand on sort son premier album demande un certain aplomb, surtout quand on est une ado qui vit au bout du monde. Mais force est d’admettre que la jeune fille avait raison d’imposer son style, puisqu’elle a immédiatement suscité l’adoration. La pièce Royals est vite devenue un hit pour toutes sortes de raisons: son beat accrocheur avec des claquements de doigts, la voix profonde et embrumée d’Ella, mais surtout ses paroles. Avec un sang-froid qui commande le respect, Lorde a envoyé aux poubelles 30 ans de clichés pop et exprimé tout haut le désintérêt total de sa génération pour le clinquant, les voitures de luxe et les montres aux cadrans recouverts de diamants.

MISS PERSONNALITÉ

À l’extérieur de l’hôtel, Ella se jette en plein trafic pour se diriger vers un petit parc de l’autre côté de la rue. Une berline freine brutalement en faisant crisser ses pneus et s’arrête juste devant elle. (J’entends aussi un petit cri dans la voiture, que je comprendrai plus tard en découvrant ce tweet: «On a presque heurté Lorde en voiture, en arrivant à Chicago. Désolé, chérie!») Ella continue d’avancer en évitant les trottoirs pour marcher à grands pas sur le gazon, comme si elle était pressée… ou comme si elle pensait que les chemins tout tracés étaient de la connerie.

Car, en effet, Lorde pense que bien des choses sont de la connerie. Un exemple? Les tapis rouges. «Ce n’est pas mon truc, dit-elle en haussant les épaules. Quand je regarde les photos de ce type d’évènement, je vois du maquillage et du stylisme. C’est trop lisse; ça me semble juste irréaliste.»

L’adolescente n’hésite pas à exprimer son opinion, aussi forte soit-elle. Dans ses premiers moments de gloire, elle a donné son avis sur les autres chanteuses de sa génération. À propos de Taylor Swift: «Elle est trop parfaite. Ça ne cultive rien de bon chez les jeunes filles.» (Elle s’est ensuite excusée. Bonne joueuse, Taylor l’a invitée à boire un milkshake, scellant ainsi une amitié aussi profonde qu’improbable.) À propos de Selena Gomez: «Moi, je suis féministe. Elle, elle chante Come and Get It.» À propos de Lana Del Rey: «J’en ai marre des femmes qui projettent cette image. Ces plaintes désespérées, genre "ne me quitte pas", ce n’est pas une bonne chose pour les jeunes filles ni pour les jeunes en général.»

À cause de ces déclarations aux médias, Lorde a vite été perçue comme une jeune gothique agressive qui faisait un doigt d’honneur aux reines de la pop. Ce qu’elle en pense? Que c’est de la connerie, encore une fois. «En personne, je ne suis pas quelqu’un d’épeurant. Je souris et je ris beaucoup.» C’est vrai. Et elle regrette qu’on ait mal interprété certains de ses commentaires. Car, quand on y réfléchit une seconde, il est clair que ses propos n’étaient pas dirigés contre les autres chanteuses, mais contre les stéréotypes sexistes de l’industrie de la musique. D’ailleurs, Lorde est rapidement devenue la pop star préférée des filles intelligentes, et tous les jeunes mésadaptés se reconnaissent en elle. «Des gens m’ont dit que je les avais aidés à avoir confiance en eux, que je leur avais fait comprendre qu’ils pouvaient dire ce qu’ils pensaient.»

Tandis qu’une grande partie du monde faisait son éloge, d’autres ont eu du mal à l’accepter comme elle est. Des amateurs de théories du complot ont même refusé de croire qu’une fille aussi jeune pouvait être aussi intelligente: certains ont affirmé qu’elle mentait sur son âge et qu’en réalité elle avait 40 ans. D’autres ont laissé entendre qu’elle était un produit de l’industrie, une sorte d’expérience de marketing pour nous vendre une antistar. Certains ont cru que sa mère devait être une de ces femmes ambitieuses qui poussent ses enfants sous les projecteurs. Ça amuse beaucoup la principale intéressée, Sonja Yelich, une poète qui n’hésite pas à affirmer avec fierté qu’en réalité sa fille «fait tout elle-même. Tout». Et peut-être bien que ce n’est pas si exceptionnel pour une ado d’aujourd’hui. «Les journalistes ont tendance à la décrire comme quelqu’un qui veut sauver la musique pop», croit la jeune journaliste Tavi Gevinson, du magazine Rookie: «Ella subit beaucoup de pression à cause de l’image qu’on lui impose: on la décrit comme précoce, pleine d’esprit, sombre… Mais je ne crois pas qu’elle soit cette espèce de prodige bizarre dont tout le monde parle.» La jeune chanteuse est d’accord. «Quand je parle avec des adultes et qu’ils ont l’air impressionnés, je me dis: "Si vous êtes impressionnés, c’est parce que vous n’avez pas beaucoup parlé avec des ados."»

LE PARCOURS D’UNE SURDOUÉE

Nous arrivons à la plage. «Ça vous dirait qu’on aille s’assoir sur le quai là-bas?» demande-t-elle.

Jusqu’à tout récemment, Ella n’avait pas beaucoup voyagé. Elle a grandi à Devonport, en Nouvelle-Zélande, dans une famille de quatre enfants. Comme elle le dit dans Royals, elle ne vient pas d’un milieu riche. Quand sa mère voulait gâter ses enfants, elle les amenait dans une librairie de livres usagés et les laissait prendre tout ce qu’ils voulaient. Aujourd’hui encore, Ella adore lire.

Lorde-ELLE-Quebec.jpgAu début, elle voulait être écrivaine. Mais elle aimait aussi la musique. Tandis que nous marchons sur la plage, elle me dresse la liste des hits de son enfance. Tik Tok, de Kesha; Good Girls Go Bad, de Cobra Starship; et aussi Knock You Down, de Keri Hilson avec Kanye West. «J’avais 12 ans quand celle-là est sortie.» C’était en 2009. Son école organisait des spectacles pour les élèves qui avaient du talent et, cette année-là, elle a chanté un autre succès de l’époque, Warwick Avenue, de Duffy. Elle était accompagnée à la guitare par son ami Louis McDonald. Ce qui s’est passé ensuite tient de la légende. Le père de Louis, qui espérait que son fils puisse percer, a envoyé une vidéo de la performance aux bureaux de Universal en Nouvelle-Zélande. Scott Maclachlan, un chercheur de talents britannique récemment débarqué, a plutôt remarqué la fillette de 12 ans et lui a offert un «contrat de développement». Il l’a fait travailler avec le producteur Joel Little. La stratégie de départ était de lui faire enregistrer des reprises, comme des chansons de Duffy, ou alors des standards de jazz qui pourraient être «marketés» pour cibler un public adulte. Mais Ella avait ses propres idées et voulait écrire ellemême ses chansons. «Tous les ados chantaient les pièces des autres. Ça ne me pose pas de problème, mais ça ne leur permet pas d’exprimer vraiment ce que c’est qu’être ado.»

À cette époque, elle écoutait beaucoup de mélodies pop, et aucune d’elles ne parlait des choses que ses copains et elle vivaient. «À l’école, j’étais experte dans l’art d’étudier mes amis, dit-elle en trempant ses orteils dans l’eau. J’analysais leur intelligence, leur façon de socialiser, de naviguer dans certaines situations. Je voyais à quel point ils étaient habiles. Honnêtement, je ne crois pas qu’il y a un autre moment dans la vie où on est plus intelligent et intéressant qu’à cet âge.» Et, avec la montée des réseaux sociaux, c’était plus facile que jamais d’examiner la psychologie des autres.

Elle a commencé à apporter des textes à Joel et à s’amuser à y superposer des rythmes. Finalement, ils ont enregistré un minialbum, The Love Club, qui comprenait la pièce Royals. Ils ont fait entendre l’album à un producteur de radio, qui a jugé que c’était trop bizarre pour passer sur les ondes. Alors, ils l’ont mis en ligne dans le site SoundCloud. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais quelques semaines plus tard, Ella s’est rendu compte que Royals était devenue virale en Nouvelle-Zélande, et les dirigeants du label aux États-Unis lui ont proposé d’en faire un simple. «Ils m’ont dit: "C’est bon, mais il manque quelque chose"», me raconte Ella. Ils ont engagé des producteurs qui ont ajouté des sons de clochettes et des sifflements. Ella n’a pas mâché ses mots quand elle a entendu le résultat. «C’était un des pires trucs que j’avais jamais entendus. » Cette première proposition a été plus facile à rejeter que la suivante: demander à «un rappeur vraiment connu et talentueux» de participer à la pièce. (Elle ne veut pas me dire qui c’était; elle me précise simplement que c’est un rappeur qu’elle adore.) Or, Ella aimait la chanson telle qu’elle était et elle n’avait pas envie de l’interpréter avec quelqu’un d’autre. Quand elle a refusé l’offre, tout le monde lui a dit qu’elle commettait une grave erreur. «Ç’a été une décision super dure. C’était presque irresponsable. Ç’a été la décision la plus difficile de ma vie, mais aussi la meilleure.» C’est ce qu’on appelle avoir de l’instinct et de la détermination.

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Juste après que Royals eut commencé à gagner du terrain dans les palmarès, ses parents lui ont permis de prendre trois mois de congé d’école pour travailler à l’album Pure Heroine. «Les maisons de disques veulent que votre album paraisse à un certain moment de l’année. Par exemple, les gens achètent des disques dans les mois précédant Noël, puis les ventes chutent. Si je voulais réussir, il fallait à tout prix que je sorte mon disque durant cette période. C’était très important pour moi de commencer les enregistrements rapidement; sinon, mon disque allait sortir en janvier.» Elle reprend son souffle. «J’avais tellement peur que mes parents refusent, mais ils m’ont donné leur autorisation. C’était cool!» Lorde et Joel sont retournés en studio pour enregistrer Pure Heroine. L’album a finalement paru en septembre 2013 et a connu un succès retentissant. Et Ella n’a plus jamais fréquenté l’école.

AU COEUR DU STAR-SYSTÈME

Nous discutons en ballotant nos pieds dans l’eau, quand je vois que son attention est attirée par deux filles qui ont grimpé sur le quai pour s’assoir derrière nous. Lorsque je me retourne, je constate qu’elles essaient peu subtilement de prendre un selfie avec Lorde en arrière-plan. «Depuis les Grammy’s, les choses ont atteint un autre niveau, m’explique-t-elle. Maintenant, les gens prennent des photos de moi quand je marche dans la rue ou quand je dors en avion. La façon dont les gens sont infectés par la célébrité est très intéressante.»

Elle ne sait pas encore si elle va aborder ce thème sur son prochain album. «Tout le monde a son album du genre "la célébrité est à chier". Je n’ai pas envie de faire ça. Je n’ai pas envie de chanter: "Oh, la vie est si dure, je dois porter des verres fumés."» Mais sa vision des choses a néanmoins sûrement changé, car sa vie, elle, a changé du tout au tout. Oui, elle a le même amoureux depuis près de deux ans: James Lowe, un photographe de 24 ans. Et bien sûr, elle revoit ses vieux amis quand elle retourne en Nouvelle-Zélande. Mais ses visites là-bas sont de plus en plus rares.

Maintenant, elle fréquente d’autres genres de personnes. Le lendemain de notre rencontre, dans les coulisses de son concert de Lollapalooza, la superstar Rihanna viendra lui dire bonjour en la prenant dans ses bras. «J’ai l’impression que nous sommes toutes unies par des circonstances communes et étranges, dit-elle à propos de ses amies célèbres. Nous sommes toutes dans le même bateau.»

Le soleil se couche, baignant le lac Michigan dans la lumière magique du crépuscule. Nous croisons des gens qui plient leurs chaises longues et rangent leurs nouilles en mousse. Nous nous dirigeons vers un énorme restaurant en forme de bateau, car nous voulons utiliser les toilettes.

Quand Ella sort de la salle de bains, une quinquagénaire plisse les yeux et s’approche d’elle en hésitant: «Es-tu…» et ajoute à voix basse: «Es-tu Lorde?» Comme elle sent que la chanteuse est un peu nerveuse, elle ajoute: «Ne t’inquiète pas, je ne vais pas ameuter tout le monde. Mais tu es si merveilleuse! Est-ce que je peux te prendre en photo avec ma famille? » Tandis que Lorde pose avec un gros clan d’ados, j’allume mon iPhone, que j’avais laissé en mode avion. Il se met immédiatement à sonner coup sur coup. «Où es-tu?» dit le premier d’une longue série de messages texte envoyés par l’entourage de Lorde, le dernier disant tout simplement: «?!??» Merde. J’interpelle Ella. «J’ai six messages sur mon répondeur.» Mon téléphone sonne encore une fois. Ella trouve ça hilarant. Je décroche et, tandis que j’explique au relationniste affolé que nous sommes sur le chemin du retour, Ella crie par-dessus mon épaule: «À l’aide! Je ne sais pas où elle m’emmène! À l’aiiiide!» Je présente mes excuses avant de raccrocher. Puis, je regarde l’ado qui rit à mes côtés et je me dis que j’ai été bête de croire que je maîtrisais la situation. C’est Lorde qui m’a kidnappée.

4 chansons pour découvrir Lorde

1 Royals La chanson par laquelle tout est arrivé. Sur un beat lancinant, une jeune fille de 16 ans rejette les diktats de la société de consommation. N’eût été son look gothique, tous les parents voudraient de cette jeune femme comme modèle pour leurs enfants.

2 Team Le deuxième extrait de Pure Heroine, premier album de Lorde. Les paroles sont plus floues, et le rythme est plus accentué, mais le thème est similaire à celui de Royals: «J’en ai assez qu’on me demande de lever mes mains en l’air.»

3 All Apologies Reprendre une chanson de Nirvana demande déjà une certaine audace. Le faire pendant l’intronisation de ce groupe au Rock and Roll Hall of Fame, et accompagnée de pionnières comme St. Vincent, Kim Gordon, de Sonic Youth, et Joan Jett, témoigne de l’incroyable maturité de Lorde, qui en a fait une interprétation impeccable et très personnelle. Pas mal pour une jeune fille qui n’était même pas née au moment de la mort de Kurt Cobain!

4 Yellow Flicker Beat Comme elle a choisi elle-même les chansons de la compilation de Hunger Games: Mockingjay Part 1, Lorde s’est réservé la chanson-thème du film. Sage décision: en plus de cadrer parfaitement avec le reste de son répertoire, la pièce capte à merveille l’essence du personnage de Katniss Everdeen.  

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