C’était aux premiers jours de septembre. Nelly Arcan nous a ouvert la porte de son nouvel appartement. Elle était radieuse. La parution prochaine de son roman Paradis clef en main l’enchantait, elle avait déjà commencé l’écriture d’un autre livre, elle parlait avec passion du site Internet qu’elle était en train de construire pour illustrer ses écrits. Elle était amoureuse.

Nous voulions découvrir son lieu de travail, explorer avec elle son environnement quotidien. Elle virevoltait en tous sens, ouvrait des tiroirs, cherchait des documents, de vieux manuscrits, des livres, des objets, la moindre chose à laquelle elle tenait particulièrement, qui nous permettrait de mieux la connaître, mieux la comprendre, qui révèlerait un aspect inattendu d’elle-même, de son univers, de son lien avec la vie, avec l’écriture.

 

 

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Photo : Nelly avait deux mâles siamois qu’elle adorait

 

 

 

Elle était disponible, soucieuse de bien faire, elle voulait nous faire plaisir. Et peut-être nous éblouir. Au bout d’un moment, à court d’idées, elle s’est assise sur le divan, s’est allumé une cigarette, a caressé ses chats venus se blottir contre sa cuisse, puis s’est tournée vers nous, un peu déçue: non, elle ne voyait rien de particulier, rien d’exceptionnel, d’extraordinaire, rien de fantastique à nous montrer. «Quelqu’un qui écrit n’a pas besoin de grand -chose, tout est intérieur», a-t-elle glissé comme pour s’excuser.

Nous avons passé deux heures avec elle, dans son salon baigné de lumière. Sereine, bien plus sereine qu’à l’époque de Folle ou même de Putain: c’est ainsi qu’elle nous est apparue la dernière fois que nous l’avons vue. Comme quoi… Elle demeurait énigmatique, bien sûr, mystérieuse. Elle avait cette aura de grande petite fille fragile, qui contrastait tant avec le caractère sulfureux de ses livres, avec l’image si plastique de son personnage médiatique. Elle était touchante. Elle était vivante.

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Une vraie fille

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 Elle s’était aménagé un coin bureau dans le salon et s’était empressée de recouvrir les murs de tissus libanais soyeux. «Même si j’ai un côté cru dans mes livres, je suis très fille, pour ne pas dire fillette, quand vient le temps
de choisir des couleurs, de me créer un environnement. C’est la même chose dans ma façon de m’habiller. Et dans ma manière de vouloir bien écrire, de chipoter sur les virgules, de remaquiller constamment mes textes. Je me relis des centaines et des centaines de fois! Je suis soucieuse de l’apparence même du texte. Je suis comme ça en tout. Que ce soit par rapport à moi, à mon environnement ou à l’écriture, je suis minutieuse.»

 

 

 

 

Bureau avec vue

bureau-avec-vue1.jpgCe qu’elle disait de sa routine de travail: «Je m’installe devant mon ordi vers 7 h ou 8 h le matin avec une tasse de café. J’écris jusque vers 2 h de l’après-midi. Écrire le soir, la nuit, ce n’est pas pour moi.» Ce qu’elle voyait quand elle levait les yeux: sa terrasse. «J’apprécie tellement la vue dont je dispose maintenant, comparativement à celle que j’avais dans mon ancien loft. Ma fenêtre donnait sur un bar et, à l’appartement au-dessus, il y avait un homme alcoolique, végétatif, qui passait son temps le nez collé à la fenêtre. Enfin, je respire en paix!» Sauf que…«Il y a une petite école, juste en face. Quand je suis arrivée ici, en plein été, c’était désert, silencieux. Depuis que les cours ont recommencé, il y a pas mal d’action. Il y a les cris, les jeux dans la cour de récréation. Mais bon… les enfants, c’est la vie.»

 

 

Son coin travail

coin-travail.jpg «Il n’y a pas si longtemps, j’écrivais dans les cafés, les bars, au milieu des gens, du bruit, mais maintenant, j’ai de plus en plus besoin de tranquillité, de solitude, pour travailler.» Tout était en ordre, chaque chose à sa place. «Si le lieu de travail d’une personne peut révéler qui elle est, le mien, en tout cas, montre que je suis incapable de travailler dans le fouillis. Je n’ai pas besoin de beaucoup d’espace pour écrire. Ce petit bureau me suffit. Je l’ai depuis très, très longtemps. Il me vient de ma mère, qui l’utilisait à la maison quand j’étais petite: elle y faisait du travail de secrétariat pour mon grand-père qui était entrepreneur.»

 

Son obsession : la beauté

La vie à deux

Nelly-studio-chum.jpgElle avait emménagé quelque temps auparavant dans cet appartement douillet du Plateau avec son chum musicien. «C’est la première fois depuis 12 ans que je vis en couple. Habiter avec un homme, c’est beaucoup de changements…» Petit rire plein de sous-entendus. Complicité entre filles, pendant que le photographe était occupé plus loin et que le chum de Nelly se trouvait dans son studio, à l’autre bout de l’appart: «Bon, l’appartement est grand; il y a moyen de faire en sorte qu’on ne se voie pas tout le temps, mon copain et moi.

 

 

 

 

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Vieillir

Ah! tout ce que les femmes sont prêtes à faire pour rester jeunes et belles… Dans Paradis clef en main, Nelly Arcan va très loin dans ce sens-là. Mais cette fois, ce n’est plus la fille, la jeune femme, qui lutte désespérément pour retarder le vieillissement. C’est la mère. «Les médicaments qu’elle prend pour repigmenter ses cheveux blancs, pour se conserver jeune, la font mourir, finalement. Parce que tout à coup, le corps résiste à la volonté humaine de rester jeune. De façon moins dramatique, si on prend toutes les stars qui se font « triple-lifter », on voit que derrière le masque, il y a encore la vieillesse qui agit. C’est impossible de se battre contre ça, c’est une lutte désespérée…»

 
La représentation

L’obsession de la beauté et la peur de vieillir se profilent dans tous les romans de Nelly Arcan, de son vrai nom Isabelle Fortier, née à Lac-Mégantic. Pourquoi? «Depuis que je suis toute petite, j’ai toujours été en représentation. Mes parents m’ont inscrite à toutes sortes de cours: claquette, piano, chant, patinage artistique… Dès l’âge de cinq ans, j’étais tout le temps en train de performer devant un public et j’ai l’impression que tout ce qui a rapport à l’image est devenu, dans ma tête d’enfant, fondamental.

 À lire: les témoignages des lectrices

«Je n’ai jamais vraiment tenu de journal, mais quand j’écris, j’ai toujours à côté de moi un cahier dans lequel je prends des notes, je griffonne, je fais mes comptes et mes listes d’épicerie, pêlemêle. Avant, je faisais ça dans mes agendas. Je les ai tous gardés, depuis mon adolescence… Celui-ci remonte à mes années de cégep.»

 

Agendas1.jpg«Ces agendas, c’est comme une mémoire pour moi, j’y ai confié tellement de pensées. Ça me rappelle ce que j’ai vécu.»

 

 

 

 

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«J’avais une écriture très appliquée: la fille est super désespérée, mais elle écrit bien!»

 

 

 

 

 

 
Plusieurs internautes ont témoigné de leur chagrin à la suite de la mort de l’écrivaine. Voici les commentaires qui nous ont le plus touchées.

«Lorsque j’ai appris la nouvelle de son décès, j’ai ressenti une douleur aigüe,
comme si j’avais perdu quelque chose que je savais disparu à jamais. J’ai adoré cette auteure dont les mots ont été la nourriture indispensable à sa propre survie. Ses mots perçants, francs et touchants à la fois, sont restés gravés dans ma mémoire. Puisque je ne l’ai pas connue personnellement, je ne peux la pleurer comme amie. Je la pleure comme une grande écrivaine,
comme la sœur que je n’ai jamais eue, mais qui m’a aidée à vivre ma proprecolère, parfois si ridicule, envers une société perverse…» MARIE LAM

«J’ai lu tous les livres de Nelly Arcan, et son décès m’a bouleversée. Il semble que le mal-être n’épargne ni la beauté, ni le talent, ni l’intelligence, ni le succès. Il y avait quelque chose de cassé chez cette jolie fille. Ça venait certainement de son enfance… Peu importe, ça me rend bien triste.» Salut, Nelly! VALÉRIE

«Sa souffrance était trop grande pour être canalisée dans son petit corps de poupée de porcelaine. Nelly a emporté son mystère avec elle. La leçon à tirer
de son geste, si leçon il y a: soyons compatissants envers nos enfants et nos petits-enfants, et surtout, soyons vigilants, car nous ne savons pas toujours d’où naissent leurs blessures, si difficiles à déraciner.» EDITH PIERRE

«Nelly Arcan a osé dire tout haut ce que plusieurs d’entre nous taisent si habilement. Quel courage d’écrire avec tant de justesse, de parler de la vie de cette façon! Je ne juge pas sa décision, et j’espère que des actions concrètes seront prises collectivement pour venir en aide à ceux qui souffrent. Il est dommage de perdre si tôt une femme si talentueuse et si lucide.» MARIE-FRANCE SAVARD

«Adieu Nelly, ta plume a rendu l’âme, ne laissant que ton souvenir et tes écrits. Ta guerre est finie ici. Puisses-tu là-bas trouver ton paradis.» NATHALIE RÉMILLARD

Nelly Arcan et son dernier roman

Elle avait 28 ans quand elle est sortie de l’ombre comme une bombe, avec un premier livre jugé scandaleux, donné à lire comme une autofiction. Un premier ouvrage qui révélait un vrai talent d’écriture, d’abord et avant tout.

Au moment de sa mort, l’auteure de Putain, 36 ans, s’apprêtait à publier Paradis clef en main (Coups de tête). Son quatrième roman. Troublant, dérangeant. Sur le suicide. Paradis clef en main donne la parole à une femme de 30 ans qui ne croit plus en rien, surtout pas en elle-même. Elle ne pense qu’à une chose: mourir. La dernière héroïne de Nelly Arcan n’est pas très éloignée, en fait, de celles que l’écrivaine avait mises en scène dans ses romans précédents. À la différence que cette fois, son personnage passe à l’acte. Mais se rate…

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Nelly Arcan n’est plus là. On ne pourra s’empêcher de penser, en lisant Paradis clef en main, qu’elle, elle ne s’est pas ratée, qu’elle s’est enlevé la vie le 24 septembre dernier. Pourtant, ce livre, elle en était très fière. Elle disait avoir éprouvé beaucoup de plaisir à l’écrire. Qu’il s’agissait avant tout d’un appel à la vie, d’une histoire qui la tirait vers la vie. Même si elle tentait d’y traduire le mal de vivre. Le sien, mais pas seulement…

Ce qu’elle nous en a dit 

«Dans mon livre, j’aborde le suicide sous une forme anticipatoire. Nous sommes dans un futur non défini. Une compagnie organise le suicide de gens. Ce n’est pas du tout de l’euthanasie puisque ces gens ne sont pas malades: ils ne doivent pas l’être pour avoir le droit « de se faire aider à se suicider » par cette compagnie.

« La question centrale du livre est: a-t-on a le droit, comme société, d’empêcher les gens de se suicider? Et est-ce possible d’envisager que le désir de mourir puisse être assouvi à l’intérieur de la société de consommation, comme n’importe quel autre désir?

 

«Je ne souhaite pas que le genre de compagnie que je décris dans mon livre voie le jour. Pas du tout. Mais je me pose tout le temps la question: à qui appartient notre vie? Peut-on en disposer comme on veut?

«Je n’ai pas voulu prendre parti dans mon livre, il n’y a pas de message clair. Ce n’est pas une apologie du suicide. Mais il y a beaucoup de personnes pour qui la vie n’est vraiment pas évidente, pour qui se lever le matin et envisager un avenir, c’est difficile. Ce n’est pas vrai que ça vient naturellement d’aimer la vie.

«Personnellement, j’ai déjà été hantée par le suicide, il y a quatre
ou cinq ans. Pendant un an ou deux, je me suis sentie aspirée par un gouffre, un abysse d’émotions négatives. Mais je n’ai plus ce sentiment. Quand je pense à ça, je me souviens d’avoir été dans cet état, mais je ne comprends plus l’état dans lequel j’ai été. D’ailleurs, dans mon roman, il y a un retournement de mon héroïne vers la vie finalement.»

 

 

NELLY.jpgÀ LIRE

Nelly Arcan, un dernier hommage