En janvier 2021, quelques mois après la vague de dénonciations qui a emporté le président de cette maison sur son passage, l’autrice-compositrice-interprète occupait fièrement ses nouvelles fonctions. Le label DTC est officiellement devenu Bravo musique, et la patronne artiste a choisi de décentraliser le pouvoir et d’infuser une bonne dose de sensibilité à ses relations d’affaires.

À l’heure dite, Béatrice apparaît à l’écran. Elle est assise dans une petite pièce anonyme, qui doit lui servir de bureau. On devine un ballon d’exercice bleu devant la porte entrouverte. Les rencontres désincarnées des derniers mois ont ceci d’étrange qu’elles nous catapultent dans l’intimité des chaumières, jusque dans des recoins normalement cachés des regards, quoique Cœur de pirate nous ait habituées, avec les années, à une vision plutôt décomplexée de son quotidien. Sur les réseaux sociaux, la femme de 31 ans n’est pas du genre à la jouer très glamour: une vidéo où elle présente une routine beauté parfaitement ridicule; une photo d’elle en train de se raser les jambes… La vie Pinterest, ce n’est pas sa tasse de thé.

En guise de salutations et à défaut de pouvoir commenter sa déco, je la félicite à la blague de sa ponctualité. Elle affirme qu’elle est pas mal toujours à l’heure et me demande du même souffle si je ne vois pas d’objection à ce qu’elle enregistre notre entretien, parce qu’elle veut se réécouter. Elle explique que c’est nouveau pour elle de donner des entrevues en tant que cheffe d’entreprise et elle veut s’assurer de ne rien dire qui puisse se retourner contre elle ou mettre ses employés dans l’embarras. On appuie donc toutes les deux sur «enregistrer».

Carlos + Alyse

Avant tout, félicitations pour cette acquisition! C’est un gros move. Qu’est-ce qui t’a motivée à acheter Dare to Care, alors que sa réputation avait été entachée à la suite de la vague de dénonciations?
Dans la vie, j’ai appris qu’une mauvaise expérience ne nous définit pas. Je me suis dit: «Pourquoi est-ce que ça ne pourrait pas s’appliquer à cette situation-ci?» Pendant toutes les années où j’ai été au sein de cette maison, j’y ai vu évoluer des artistes incroyables. Je suis aussi une personne très loyale. Je me demandais comment faire pour garder cette entreprise en vie. Ces artistes devaient avoir une chance de continuer à produire, à vivre. Et l’histoire de ce label ne devait pas se résumer à cette période noire.

Passer d’artiste à gestionnaire, est-ce difficile?
Pour de vrai, c’est malade! Je me suis rendu compte que ce que j’ai appris dans ma vie de Cœur de pirate, je l’applique aujourd’hui en tant que présidente slash directrice artistique. Je n’aime pas trop dire que je suis présidente! (Rires) Bref, tout ce que j’ai pu apprendre en négociant des contrats en tant qu’artiste, ça me sert maintenant. Je me surprends parfois moi-même. Mais c’est sûr que ça va aussi être un travail d’apprentissage, parce que je ne sais pas tout non plus. J’ai eu peur au début, tout est nouveau, mais j’ai soif d’apprendre.

Carlos + Alyse

Quel genre de boss es-tu?
Ça fait seulement deux semaines! (Rires) Mais je pense que je dirige de manière empathique. Je peux apporter ma sensibilité d’artiste au monde des affaires. J’ai assisté trop souvent à des meetings de maison de disques, en France et ailleurs, où j’étais face à des gens qui comprenaient ce qu’était un budget, mais qui ne comprenaient pas ce qu’était un artiste.

Tes nouvelles responsabilités changent-elles ta manière de communiquer, notamment sur les réseaux sociaux? Tu mets de plus en plus de photos de ton chien…
J’avais déjà commencé à me censurer. Je sais très bien que, dès que j’écris quelque chose, c’est repris mille fois hors contexte pour générer des clics. Maintenant que plusieurs personnes dépendent de moi, je fais encore plus attention. Heureusement, des photos de chien, c’est safe!

Et que va devenir le projet musical de Cœur de pirate dans tout ça?
Je vais continuer ma vie de Cœur de pirate. Je pense sincèrement que je peux la mener en parallèle. Et puis, je n’ai pas le choix, elle fait partie de moi. Ce qui est vraiment nice, c’est qu’on a aussi structuré la boîte de manière à décentraliser le pouvoir: on ne voulait pas que toutes les responsabilités reposent sur les épaules d’une seule personne. Je suis en confiance avec mon équipe. Ce sont des personnes merveilleuses, presque juste des filles – il y a, genre, trois gars! – et ce sont elles qui ont tenu le fort [pendant la crise]. Plusieurs d’entre elles sont devenues directrices. Je trouvais important qu’elles occupent des postes élevés au sein de la compagnie.

Après le boys club, la sororité? D’ailleurs, plusieurs femmes du milieu musical ont applaudi ton geste.
Je ne suis pas la seule femme à la tête d’une maison de disques, mais ça a fait beaucoup de bruit, peut- être parce que je suis connue.

Sens-tu que les regards sont posés sur toi parce que tu es connue ou parce que, justement, tu es une femme?
Oh! Je crois sincèrement que, quand on est une femme, les gens nous scrutent encore plus. C’est pourquoi il est primordial que des femmes occupent des postes de direction parce que, historiquement et culturellement, ce sont les hommes qui ont été au pouvoir. Les filles doivent avoir des modèles. Quand tu es petite, tu te demandes où est ta place. Tu te demandes si, toi aussi, tu as le droit de t’imaginer dans tel ou tel poste.

Crois-tu que ta fille grandit dans un monde plus égalitaire qu’avant?
Tout n’est pas gagné. Il y a encore du travail à accomplir. Je pense que la clé, c’est la confiance qu’on donne à nos enfants. Moi, j’ai toujours dit à ma fille qu’elle pouvait tout faire dans la vie… Et ce n’est peut-être pas une bonne chose parce que, maintenant, elle a un énorme caractère. (Rires) Sans blague, du sexisme ordinaire, j’en ai vécu tout au long de ma vie professionnelle. Par exemple, des gens de mon entourage me disaient de faire attention à mes propos parce que, sinon, je ne serais pas réinvitée sur un plateau de télévision. Je ne me suis pas laissé marcher sur les pieds, et ça m’a coûté cher. J’ai dû laisser passer plusieurs occasions. Aujourd’hui, je suis dans une position privilégiée, où je peux faire progresser les choses. J’espère qu’il y aura des changements.

Comment éviter un autre #Metoo dans l’entreprise?
Avec l’aide d’un cabinet d’avocats, on a instauré différentes politiques, dont un protocole pour que les gens puissent dénoncer des abus de manière anonyme et avoir du soutien. Je tiens à être très claire sur le fait que les anciens dirigeants ne font plus partie de la compagnie, que je suis l’actionnaire majoritaire et que je mets tout en place pour que rien de tout cela ne se reproduise.

Sur une note positive, tu peux aussi faire connaître de nouveaux talents. Comment vois-tu ton rôle de directrice artistique?
C’est vraiment important de célébrer la diversité sous toutes ses formes. Il faut que le monde artistique reflète différentes réalités. Ça contribue à faire avancer la société.

««... Il est primordial que des femmes occupent des postes de direction parce que, historiquement et culturellement, ce sont les hommes qui ont été au pouvoir. Les filles doivent avoir des modèles.»»

Parle-moi un peu de Naomi Hilaire. C’est l’une des premières artistes à avoir signé un contrat avec toi dans l’exercice de tes nouvelles fonctions. On l’a vue dans ton vidéoclip T’es belle… Mais qui est-elle?
C’est fou, parce que je l’ai découverte par hasard. C’est la blonde de quelqu’un que je connais. J’ai demandé à cette personne-là si Naomi chantait. J’avais un feeling, une intuition. Et, oui, elle chantait, mais elle n’avait pas de formation technique. C’était un talent brut, cette fille. Il y a un grain dans sa voix… J’ai planté une idée dans sa tête. Mais je ne me donne pas tout le crédit, évidemment! Naomi écrit ses chansons, elle produit ses affaires, elle va en studio seule, mais j’ai voulu lui donner confiance en elle-même, lui donner de l’élan. Elle chante tellement bien!

Tu parles de l’importance de la confiance chez les enfants et les artistes. Je vois dans tes yeux que ça vient toucher une corde sensible en toi. Pourquoi?
C’est drôle, tu sais, parce que, quand j’étais petite, ma mère ne me disait pas que j’avais du talent. Elle m’a mise au piano très jeune, probablement parce qu’elle percevait quelque chose chez moi. Avant un concert, elle ne me disait pas: «J’ai confiance en toi, tu es capable.» J’ai retrouvé une carte qu’elle m’avait donnée avant un récital et où il était écrit: «Fais-moi pas faire une crise cardiaque.» C’était sa manière à elle de me dire qu’elle m’aimait. (Rires) Je ne veux rien lui enlever, elle est d’une autre génération. Elle a grandi dans les années 1970, une période où il fallait s’émanciper, se «faire soi-même». Mais j’aurais quand même aimé qu’elle me dise qu’elle avait confiance en moi. Ce ne sont pas tous les artistes qui vont avoir besoin de mon aide sur ce plan-là, mais, pour ceux qui vont avoir besoin de moi, je serai là.

Pourquoi avoir choisi de changer le nom de la boîte pour Bravo Musique?
Ah! Mon Dieu! c’est pour célébrer! pour fêter la transaction, les artistes, notre succès et le mien aussi. Oui, ça fait du bien d’avoir le cœur à la fête, particulièrement dans le contexte de la pandémie, qui met à mal le monde artistique… C’est sûr. On ne va pas se mentir, tout ce qui arrive actuellement est très inquiétant… Le fait que tout ce qu’il nous reste est virtuel. Chaque jour, je réfléchis à des solutions pour que les artistes puissent rejouer de la musique. J’aimerais que, collectivement, on accorde un peu plus d’attention à ce qui se passe avec la culture en ce moment. Sans culture, je ne sais pas comment nous allons survivre en tant que société. C’est important pour tout le monde. Les gens qui travaillent dans les hôpitaux, par exemple, ont besoin de culture pour préserver leur santé mentale.

Et que fais-tu, toi, pour rester saine d’esprit?
En ce moment, j’ai décidé de ne pas boire d’alcool. J’essaie de lire beaucoup, j’ai recommencé à jouer à Pokémon pour mettre mon cerveau à off. Et je me force à aller dehors le plus souvent possible. Je n’ai pas encore trouvé de skis de fond, mais c’est ma mission! (Rires)

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ELLE Québec - Avril 2021

ELLE Québec - Avril 2021Carlos + Alyse

Photographie Carlos + Alyse. Stylisme Patrick Vimbor. Direction de création Annie Horth. Maquillage Nicolas Blanchet. Coiffure Geneviève Lenneville. Production Estelle Gervais. Coordination Laura Malisan. Assistante au stylisme Sophie Forget. Béatrice porte une robe Zimmermann (chez Holt Renfrew), des boucles d’oreilles et un collier ORA-C.