J’attends Julie Le Breton dans le café lumineux de son quartier qu’elle a proposé pour notre rencontre. Pile à l’heure, elle entre, casque de vélo sous le bras, cheveux attachés en queue de cheval, sans maquillage. Belle au naturel. Pandémie oblige, on ne se serre pas la main, on ne se fait pas la bise. Mais, en quelques instants, son sourire bienveillant et son regard franc me mettent à l’aise. Il ne me faut qu’un moment pour comprendre pourquoi cette comédienne a été nommée personnalité féminine de l’année au dernier gala Artis, et pour la deuxième fois. Outre son jeu d’actrice extraordinaire – qu’on a pu observer récemment dans Les beaux malaises, Les pays d’en haut et Épidémie, entre autres –, il faut avouer que son aura attire et fascine. Elle est assise juste en face de moi, à siroter un latté glacé dans les rayons clairs d’un soleil d’été, et je le confirme: elle est d’un magnétisme fou.

Rapidement, la comédienne, qu’on verra bientôt dans la première minisérie de Xavier Dolan, La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé – dans laquelle elle reprend le rôle qu’elle a interprété au théâtre en 2019 –, s’ouvre à moi. Entre deux éclats de rire et quelques gorgées de café, elle se livre avec candeur et en toute simplicité sur ses projets professionnels, sur le confinement, qu’elle a vécu en solo, sur la relation qu’elle a avec son corps et sur sa façon d’entrevoir la vie et… la mort.

Après un confinement en solitaire, comment entrevoies-tu la réouverture du monde? Est-ce difficile d’être de nouveau entourée de gens sur les plateaux de tournage?

Je dis que j’ai passé le confinement en solo mais, en fait, j’ai eu le privilège de travailler durant la pandémie. J’ai travaillé sur Les pays d’en haut, Les beaux malaises et le film Au revoir le bonheur, de Ken Scott – qu’on a tourné aux îles de la Madeleine l’automne dernier. Mais reste que j’ai passé beaucoup, beaucoup de temps seule entre mes quatre murs, avec mon chien. À l’aube du déconfinement, j’étais assez angoissée, j’avais peur de ne plus être capable de socialiser comme avant. Mais, d’un autre côté, j’étais si lasse d’être toute seule chez moi, de préparer mes repas, de regarder des télé-séries en rafale, d’aller au lit à 19 h 30 parce que je n’avais rien d’autre à faire. Au final, revoir des êtres humains me fait le plus grand bien!

Et comment s’est passée cette année presque en solo?

Avec la solitude sont venues l’introspection et une certaine nostalgie. Pour la première fois de ma vie, j’ai pu me poser et observer mes choix en prenant du recul. Ce n’est pas que j’aie ressenti de regret, mais j’ai compris des choses. J’ai pris conscience du temps qui passe aussi. Quand j’avais 20 ans, je ne me voyais pas avoir la vie que j’ai, maintenant, à 45 ans.

De quelle façon ta vie est-elle différente de celle que tu avais imaginée?

Comme bien des jeunes femmes, j’ai été endoctrinée par l’idée d’avoir un conjoint stable, des enfants: la fameuse famille nucléaire! Aujourd’hui, je n’ai ni l’un ni l’autre. En confinement, en me comparant à mon entourage qui mène cette vie, d’une façon ou d’une autre, je me suis sentie très seule. Puis, c’est l’idée de la liberté qui a pris le dessus. Je suis un électron libre, sans attache. C’est terrifiant, mais enivrant aussi. Oui, ç’a été des mois difficiles, mais j’en ressors avec une profonde confiance en mes capacités. Peu importe ce qui m’arrive, je peux me suffire à moi-même.

Alexis Belhumeur

Manteau et ceinture (Chloé).

Vers qui te tournes-tu quand tu as besoin d’être réconfortée?

Je suis assez fusionnelle dans mes relations personnelles, autant amicales qu’amoureuses. J’ai toujours eu des amis très proches, à qui je pouvais me confier. Même si, dans mon travail, je dois sortir de ma zone de confort, je ne suis vraiment pas une fille de gang. Je suis introvertie, mais comme mon métier me force à ne pas l’être, je l’oublie souvent. Quand j’étais enfant, ma famille déménageait tout le temps, et je passais de très longs moments seule… et j’étais bien. Dans mon monde.

«Il y a Julie l’actrice, Julie la personnalité publique et il y a Julie l’humaine, un peu plus sauvage, plus réservée, à laquelle seuls les gens près de moi ont accès. Ces trois facettes de moi cohabitent et forment un tout, qui fait que je ne me sens jamais dénaturée.»

Est-ce qu’être entourée de gens t’angoisse?

Le rapport à l’autre peut être anxiogène pour moi, oui. Devoir être drôle, spirituelle et stimulante, mais aussi à l’écoute, intéressée et de bonne humeur… je trouve ça épuisant. Sur un plateau de tournage, l’énergie des autres me nourrit. Mais dans la vie, j’ai besoin de me recentrer, d’être dans ma tête. Je pense que la pandémie m’a même rendue narcissique! (Rires)

Tu reprends le rôle de Mireille dans la première minisérie de Xavier Dolan, La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé, et tu retrouves tes collègues de théâtre, cette fois devant la caméra. Comment se déroule le tournage?

Travailler avec Xavier était un rêve de longue date pour moi. Je suis un peu amoureuse de lui! (Rires) J’étais nerveuse avant de débuter le projet, mais je me suis calmée depuis. Je me suis vraiment bien préparée et j’étais très habitée par mon personnage. Je l’étais déjà sur scène, et je le suis encore plus maintenant. Xavier dirige magnifiquement; c’est une belle rencontre. On se fait beaucoup rire l’un l’autre, on se complète. J’aime les plateaux où le rythme est assez sportif; je réponds bien à sa manière de travailler. Et c’est facile de me laisser emporter par l’histoire de cette pièce, de cette série, parce qu’elle me bouleverse.

De quelle façon?

C’est le récit de non-dits dans une famille. Les blessures, les secrets auxquels on ne touche jamais, qui sont enfouis et qui ruinent des vies. Ça crée des adultes carencés. Dans cette série, la fratrie Larouche forme un groupe de personnages crochis, fêlés, marqués par un événement dramatique qu’ils n’ont pas réellement pu nommer et explorer. Dans toutes les familles, il y a des zones d’ombre, des failles et, dans la série, l’envie de se rapprocher de l’autre sans y parvenir est traitée avec beaucoup de sensibilité et de délicatesse. Ça me tue un peu en dedans, ce désir d’amour, auquel on n’arrive jamais tout à fait. Ça me fait pleurer – même sur le plateau!

Cette télésérie traite de la mort, et tu y joues une thanatologue. Comment t’es-tu préparée à ton rôle?

J’ai rencontré des thanatologues. Les personnes qui exercent ce métier – principalement des femmes – sont des professionnelles d’abord intéressées par la santé, le corps, qui ont de la compassion, de l’empathie. Quand elles parlent de leur métier, elles sont rapidement émues. C’est une grande responsabilité pour elles d’apporter les derniers soins à un corps, pour l’humain qui est devant eux et pour les gens qui l’ont aimé. Ce n’est pas du tout morbide et ça m’a permis de comprendre plus profondément mon personnage, qui est mieux dans le silence, dans l’immobilité. Les scènes où je devais prétendre m’occuper de corps ont été très calmes. Elles étaient très loin de l’idée terrifiante qu’on se fait d’un «croque-mort».

Est-ce que cette préparation a changé ton propre rapport à la mort?

Ce qui m’a beaucoup brassée ces dernières années, ce n’est pas tant la mort que les soins de fin de vie, qui sont… effrayants. Pas adéquats et d’une tristesse infinie. Les aînés se font tasser à la seconde où ils ne peuvent plus vivre dans notre frénésie. C’est peut-être à nous de ralentir, en fait. De célébrer la sagesse plus lentement. Durant mon confinement, j’ai beaucoup pensé au concept de vieillir seul. On a peu d’exemples reluisants, inspirants. Je suis certaine que si j’avais des enfants, je serais beaucoup plus habitée par la mort, par la mienne, par la leur. Je n’ai qu’un chien, et, déjà, son départ m’angoisse. Mon rapport à la mort, présentement, est celui d’une personne qui est un peu toute seule. Je n’ai pas envie de vieillir dans des conditions inhumaines. On a été bombardés de témoignages de cette souffrance dans la dernière année; c’est difficile de ne pas y réfléchir.

 

Alexis Belhumeur

Manteau, robe et bottillons (Louis Vuitton).

Et de quelle manière entrevois-tu le fait de prendre de l’âge devant la caméra, comme dans la vie?

La pandémie a mis des choses en perspective. J’ai un corps en santé, qui fonctionne, qui me permet de jouer, de vivre. Déjà, c’est beaucoup. Mais je mentirais si je disais que ce n’est pas du travail de développer de la bienveillance envers soi-même, envers son image, en vieillissant – surtout quand on se voit en gros plan sur grand écran. C’est inéluctable, je me regarde et je remarque que je vieillis! Heureusement, avec l’âge vient aussi un lâcher-prise: c’est moi, c’est mon corps, c’est mon visage. Et j’ai fini de me rapetisser. Je fais très attention à moi, à ma santé, mais je ne veux pas que la perception que j’ai de mon enveloppe corporelle m’empêche d’avoir des réactions en jouant, de peur qu’apparaisse un pli, un double menton. Je travaille fort à me libérer de ça en me répétant que ce n’est pas important; et ça fonctionne. Au bout du compte, tout ce que je veux, c’est que mon corps me porte, que la machine soit forte. Le reste, on s’en fout. À 70 ans, j’aurai l’air d’avoir 70 ans, peu importe les heures que j’aurai passées à y penser, avec inquiétude… ou pas.

Tu as une carrière éblouissante, en effervescence. Les gens t’aiment beaucoup et t’admirent. Comment reçois-tu ce grand amour du public?

J’essaie de faire la part des choses. Les gens m’aiment parce que je suis à la télé, parce que je joue des personnages qui les touchent. Mais ils ne me connaissent pas vraiment. Il y a Julie l’actrice, Julie la personnalité publique et il y a Julie l’humaine, un peu plus sauvage, plus réservée, à laquelle seuls les gens près de moi ont accès. Ces trois facettes de moi cohabitent et forment un tout, qui fait que je ne me sens jamais dénaturée. Je n’ai plus besoin d’être autre chose que moi-même. Ça me stressait tellement au début de ma carrière. Je voulais avoir l’air intelligente, fine, toute! J’ai vraiment lâché prise avec le temps. Je suis plus confiante.

Et comment vis-tu avec la célébrité, avec le fait d’être reconnue dans la rue?

Ça m’arrive relativement peu. Je sens des regards insistants parfois, mais ça fait partie de la game. Dans la dernière année, le masque m’a donné un bel anonymat! (Rires) Le Québec, ce n’est pas Hollywood. Quand tu gagnes un prix, comme celui que j’ai reçu au gala Artis, personne ne se lance à ta porte pour t’offrir contrats, vêtements et commandites; et les paparazzis ne te suivent pas à la trace. Ta vie continue assez normalement. C’est vraiment super que les gens apprécient mon travail, mais ça ne chamboule pas mon existence au quotidien. Je fais mon épicerie au coin de la rue, je me promène en vélo. Et j’essaie de ne pas lire ce qui se dit sur moi dans les revues à potins ou sur les réseaux sociaux. Thank God, je n’ai jamais été au cœur d’une controverse. Je touche du bois!

«J’ai l’impression que tout dans ma vie est imbriqué de façon parfaite, ce qui fait que je suis dans la gratitude... et la fébrilité de tout le beau qui s’en vient.»

Au dernier gala Artis, lors de tes remerciements, tu as pris le temps de souligner le dévouement des travailleurs de la santé, des professeurs, des politiciens engagés dans la gestion de la pandémie. Est-ce important pour toi de porter des messages politiques en tant que personnalité publique?

J’ai toujours une crainte quand je me prononce sur des sujets sur lesquels je n’ai pas d’expertise. Il y a des intellectuels tellement brillants et informés qui pourraient le faire… Mais on leur laisse encore trop peu de place, alors qu’on élève la notoriété des artistes au rang de valeur suprême… Avec tout ce qui se passe dans le monde, et le discours ambiant houleux, il me semble qu’on devrait mettre de l’avant des gens qui ont réellement mûri leur réflexion, leurs recherches sur certains sujets. Je me sens un peu comme un imposteur si je fais des déclarations et qu’ensuite je ne peux pas défendre ma position avec éloquence, de façon informée. Et c’est aussi important de prendre du recul avant de prendre la parole.

«Prendre du recul» est un concept qui semble avoir été salvateur pour toi dans la dernière année…

C’est vrai. Et ce pas en arrière m’a permis de comprendre que je suis réellement à ma place. Dans le passé, j’ai senti que je m’éparpillais. Je me cherchais, je cheminais. Aujourd’hui, j’ai l’impression que tout dans ma vie est imbriqué de façon parfaite, ce qui fait que je suis dans la gratitude… et la fébrilité de tout le beau qui s’en vient. Je pense au mois de février prochain, dans la noirceur et la froideur de l’hiver, et ce que j’imagine est lumineux. Jouer au théâtre, entretenir des amitiés riches et, peut-être, faire des rencontres intéressantes… Je me sens au centre de mon existence, «groundée», ce qui me rend flexible aux aléas de la vie, à tout ce qui peut m’arriver. Ce sentiment de liberté, de dégagement, me fait du bien. Vraiment.

Cette année, Julie Le Breton tiendra la vedette dans la minisérie de Xavier Dolan, La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé, sur Club Illico. Cet hiver, on pourra la voir dans le film Au revoir le bonheur, de Ken Scott. Sur les planches, elle brillera dans Rose et la machine, chez Duceppe, du 17 novembre au 18 décembre, et en solo dans Les Dix commandements de Dorothy Dix, à Espace Go, en février 2022.

L’entrevue avec Julie Le Breton est à lire dans le magazine ELLE Québec de septembre 2021, disponible en kiosque et en version numérique.

ELLE QUÉBEC - SEPTEMBRE 2021

ELLE QUÉBEC - SEPTEMBRE 2021Alexis Belhumeur

Photographie Alexis Belhumeur. Stylisme Patrick Vimbor. Direction de création Annie Horth. Maquillage Leslie Ann Thomson (The Project, avec les produits Armani Beauté et SkinCeuticals). Coiffure David D’Amours (Folio Montréal, avec les produits Kérastase). Production Estelle Gervais. Coordination Laura Malisan. Assistants à la photographie Mitchell Wright et Julien Herger. Assistante au stylisme Ana Lontos. Julie porte une veste Junya Watanabe et des boucles d’oreilles Lemaire.