Une délicatesse émane de sa façon d’être là, réellement là. Difficile de savoir précisément pourquoi elle dégage une telle force, sans qu’un mot n’ait encore été prononcé. Le charisme, bien sûr, mais aussi quelque chose d’une intériorité riche qui se reflète par la qualité de sa présence.

Elle revient tout juste de Toronto, où son album était en nomination pour le Polaris du meilleur album canadien. C’est la deuxième fois qu’elle est sélectionnée pour ce prix prestigieux. Révélation Radio-Canada en jazz en 2019, Félix de l’album jazz 2019 et prix Juno en 2020: sa carrière est auréolée de nombreuses distinctions, fruit du marathon de travail qu’elle a entrepris ces dernières années. En 2018, après la sortie d’un EP autoproduit, l’autrice-compositrice-interprète fait paraître son premier album, Nameless. Sa voix, qui connaît autant la puissance que la retenue, y transmet un blues poignant, qui porte la douleur vécue par les communautés noires lors des épisodes les plus odieux de leur histoire. Suivent les deux autres albums d’une série consacrée à l’héritage musical des afrodescendants. Stay Tuned!, en 2019, montre un élan émancipateur et révolutionnaire coulé dans le jazz. Three Little Words, sorti en février dernier, conclut la trilogie, et fait entendre une soul aux accents joyeux, qui laisse poindre une guérison des traumatismes qu’ont subis les Noirs.

Jetro Emilcar

Robe (Melitta Baumeister).

S’inspirer des ancêtres

En effet, beaucoup de choses sont désormais accessibles, même si tout est loin d’être réglé pour atteindre l’équité en matière de droits. Et si on peut désespérer des luttes encore à mener pour que tous aient accès aux mêmes droits, Dominique nous invite à célébrer ce qui a été acquis. «Dès qu’il y a du négatif, il y a moyen de “flipper” les choses pour y voir du positif», dit-elle. Une réflexion qui semble faire partie de sa philosophie de vie. «Aucun esclave n’aurait pu rêver d’être là où je suis; ç’aurait été inconcevable», affirme-t-elle encore, remplie de reconnaissance pour ceux et celles qui sont venus avant elle. Elle explique ainsi son désir de rendre hommage à différentes artistes dans son travail, notamment à Maya Angelou, la poète américaine qu’elle citera au fil de notre entretien et qui lui a inspiré la chanson Rise, ou encore à la chanteuse Billie Holiday. Dominique exprime son besoin d’établir un lien avec ceux et celles qui l’ont précédée. C’est une façon de les remercier, car «le chemin qu’il nous reste à faire est moins long et en meilleur état qu’il ne l’était il y a 200 ans. Qu’il y a 50 ans même.» Ce désir de faire honneur à ses ancêtres s’exprime aussi dans le choix de ses habits de scène. Dans la vie de tous les jours, elle porte des ensembles en molleton au style chic et décontracté – elle préconise d’abord le confort –, mais ses tenues de spectacle sont sophistiquées et ornées de dentelles, de diamants et de soieries. C’est en pensant à sa mère et à sa grand-mère que Dominique choisit ces vêtements délicats. Pour les femmes de sa famille, soigner ses habits, c’est une manière de respecter les gens venus leur rendre visite. Une sorte de décorum qui vaut aussi pour le public, car il est invité à un spectacle qui se veut un moment de communion ayant une dimension presque spirituelle.

«Nous sommes des rois, des reines. Nous l’avons toujours été, mais les gens ne voyaient pas ça, parce qu’ils nous écartaient des récits.»

Elle réfléchit à la notion d’héritage, et ajoute: «On devrait mettre l’accent sur le fait que notre communauté est arrivée à passer au travers de tout ce qu’elle a vécu et à s’en sortir la tête haute, à exceller même, plutôt que d’affirmer qu’on est des victimes. Avant tout, on est des survivants.» Comme comédienne, Dominique a refusé des rôles d’esclave; comme chanteuse, elle a aussi dit non à des chants tirés de l’époque de l’esclavage. Elle ne veut pas endosser une image qui n’associe les personnes noires qu’aux pires moments de leur histoire. Elle aspire plutôt à mettre en valeur toute leur gloire. «Nous sommes des rois, des reines. Nous l’avons toujours été, mais les gens ne voyaient pas ça, parce qu’ils nous écartaient des récits.» On n’a qu’à penser au vidéoclip de sa chanson Love Take Over – «L’amour prendra le dessus». On la voit assise sur un trône, accompagnée à sa droite et à sa gauche de l’écrivaine Edith Kabuya et de l’actrice Tatiana Zinga Botao. Majestueuses, elles portent des couronnes dorées tandis que Dominique chante: «No more stepping down cause we know what we gotta do». Des paroles qu’on peut traduire par: «Nous ne nous agenouillerons plus, car nous savons ce que nous avons à faire». Pour que l’amour triomphe. Si la chanteuse avoue «ne pas vouloir prêcher, mais vouloir être un modèle de ce qu[’elle] espère pour le monde», c’est parce qu’elle désire une révolution «ancrée dans l’amour, l’empathie, la communication», où les gens cesseront de se faire violence et d’entrer en compétition les uns avec les autres.

Défaire les préjugés

Dominique est d’origine haïtienne. Elle remarque que les médias souhaitent souvent qu’elle confirme un récit qui n’est pas le sien, celui d’une jeunesse défavorisée. Elle est pourtant la fille d’une médecin et a fréquenté des établissements d’enseignement privés. Son malaise est réel: «Ce n’est même pas une possibilité pour les gens de croire que je puisse venir d’un environnement privilégié. Le stéréotype est immédiat, même si je n’ai jamais connu la misère, loin de là.»

Elle tient à louer la beauté d’Haïti. À préciser qu’il s’agit de la première république où les esclaves ont conquis leur indépendance, après avoir défait la France. Que la corruption qui y sévit est aussi l’héritage du colonialisme. Elle ajoute: «Ça devient très fatigant de déconstruire les préjugés, et que ce soit toujours aux Noirs de le faire, alors que toutes les ressources sont là pour que les gens le fassent par eux-mêmes.» Et malgré les énormités qu’elle doit parfois entendre à son sujet, Dominique explique qu’elle se force à conserver son calme en public, car dès qu’une émotion surgit, les gens cessent de prendre les femmes au sérieux. Ce qui est particulièrement frustrant. À bon entendeur, salut…

En tant que femme noire, elle reconnaît sans ambages vivre des microagressions et du racisme, mais fait entendre du même souffle les privilèges qui sont les siens: ne pas être handicapée, être mince – donc ne pas subir de grossophobie –, avoir un visage symétrique et correspondre aux standards de beauté. Elle invite les gens à réfléchir à leurs propres privilèges, condition sine qua non pour qu’advienne une société qui serait plus juste. Plus encore, elle demande à chacun de rester attentif aux situations d’iniquité. «Il faut les pointer, ne pas les laisser passer. C’est un processus de longue haleine; il ne faut pas se décourager. On est debout sur le travail de nos ancêtres. On rajoute une pierre pour aider les générations futures. Tout ne va pas changer sous nos yeux, et c’est correct.»

Jetro Emilcar

Une musique de l’émotion

Elle prône une certaine forme de lenteur qu’on pourrait appliquer à son parcours musical, qui a été atypique. Dominique a étudié dans différents domaines, de la philosophie au design de mode, en passant par la psychologie, avant de collaborer avec Kevin Annocque, son producteur, pour qui elle ne tarit pas d’éloges. Ce dernier a fondé l’étiquette Ensoul Records pour elle afin de lui assurer une liberté artistique totale. La grande animatrice Monique Giroux affirme avoir trouvé «un potentiel international» à la musique de Dominique Fils-Aimé dès la première écoute. Ce qui s’est révélé vrai, car la chanteuse voyage maintenant beaucoup pour faire rayonner sa musique. Elle dit pourtant être casanière et avoir pensé être compositrice de musique de film pour ne pas être sur le devant de la scène. C’est aussi dans l’ombre qu’elle a commencé à chanter. Elle a été choriste, et l’envie de vomir lui prenait chaque soir avant de chanter. «Je n’étais pas prête à cette vulnérabilité», dit-elle. Car elle se qualifie d’hypersensible, un état qu’elle a souvent trouvé pesant.

Pour que cette vulnérabilité la soutienne au lieu de lui nuire, qu’elle devienne un moteur plutôt qu’une contrainte, elle s’est entre autres défaite du syndrome de l’imposteur qu’elle traînait. Contrairement à beaucoup de musiciens de jazz, elle n’a pas de formation musicale et ne joue pas d’instrument de musique. Or, elle a découvert avec le temps que sa voix était un instrument et qu’elle pouvait lui servir à composer des mélodies. «Les plus gros blocages, c’est nous qui nous les imposons, affirme-t-elle. Je ne me donnais pas le droit de me sentir légitime. Pendant longtemps, partout où j’allais, c’était des cliques de gars. C’est compliqué parfois d’être à l’aise dans un tel milieu.» Dominique s’est donc entourée d’une équipe qui partage ses valeurs, ce qui fait qu’aujourd’hui, «même [s]es produits dérivés sont choisis avec soin», dit-elle en souriant. L’atelier où les tote bags à l’effigie de ses albums sont fabriqués, à Montréal, a été visité par des gens de son équipe pour s’assurer que les employés travaillaient dans de bonnes conditions. Le désir de positivité et l’attention aux détails de Dominique vont jusque-là!

«Dans une forêt, toutes les racines sont interconnectées. Les racines des vieux arbres nourrissent celles des jeunes arbres.»

Aussi cérébrale qu’émotive, Dominique sait penser hors des chemins balisés et en concevoir un qui lui soit propre. C’est à la fois pour elle une question de bien-être et d’authenticité. Elle a ainsi apprivoisé petit à petit l’idée de chanter devant autrui, et demandé qu’on n’applaudisse pas entre ses chansons pour ne pas rompre le charme de la symbiose entre ses musiciens, les spectateurs et elle. «Je trouve ça magique de penser qu’après le spectacle, les gens retournent chacun chez eux avec les fréquences de la musique qui les a traversés.» La musique devient un espace sacré.

En choisissant de plonger dans l’histoire des peuples afro-descendants, Dominique a entrepris des recherches pour soutenir son travail. Elle aspirait à mieux comprendre une histoire que le système d’éducation traditionnel ne divulgue pas. Elle espère ainsi que les gens voient l’histoire des Noirs non pas comme isolée, mais comme faisant partie du grand tout de l’expérience humaine. Qu’on puisse percevoir aussi, au-delà des statistiques ou des faits, toute l’émotion qui est liée au parcours de vie qu’elle présente. C’est un univers sensible, qu’elle désire rendre dans son œuvre: «Quand j’étais jeune, certaines chansons me touchaient tellement! Je me disais que ça ne se pouvait pas, qu’il y avait dans la musique quelque chose d’autre que le son. J’y sens une émotion, une fréquence.» La musique, qu’elle considère comme l’art suprême, permettrait de jeter un pont entre les individus, et l’émotion en serait le liant.

«Ça devient très fatigant de déconstruire les préjugés, et que ce soit toujours aux Noirs de le faire, alors que toutes les ressources sont là pour que les gens le fassent par eux-mêmes.»

Comme safe space

«Créer un espace» où tous peuvent se sentir respectés et aimés, Dominique tient réellement à cette idée. Tout au long de l’entrevue, elle est revenue à la notion d’espace sécuritaire (safe space). Il s’agit d’un lieu sûr, où les gens seraient libres d’être qui ils sont, dans toutes leurs différences. La musique est ce lieu, qu’elle a choisi d’investir, où elle milite pour un monde où on pourrait se lier à son prochain avec plus de facilité. Elle regrette l’individualisation des rapports sociaux. «Dans un univers capitaliste, l’humain et la nature sont séparés, et je ne pense pas qu’on soit faits pour vivre comme ça.» Elle fait une analogie empreinte de sagesse: «Dans une forêt, toutes les racines sont interconnectées. Les racines des vieux arbres nourrissent celles des jeunes arbres.» On devrait s’en inspirer, et réfléchir davantage aux moyens de lier les époques et les gens les uns aux autres. Cesser d’être si centrés sur nous-mêmes. S’ouvrir vers le dehors. En prenant appui sur le passé pour s’élancer vers l’avenir, Dominique nous livre à son tour, dans sa musique, toutes les nuances de l’être humain. Rarement le travail d’une artiste aura-t-il pris autant l’allure d’un don. Et ce don, nous devons nous en emparer pour essayer, par la suite, d’agir au mieux par nous-mêmes.

ELLE QUÉBEC - DÉCEMBRE 2021

ELLE QUÉBEC - DÉCEMBRE 2021Jetro Emilcar

Photographie Jetro Emilcar. Stylisme Lu Philippe Guilmette. Direction de création Annie Horth. Mise en beauté Nisha Gulati (The Project, avec les produits Armani Beauté, Hourglass et Kevin Murphy). Production Estelle Gervais. Assistante à la photographie Charlotte G. Ghomeshi. Assistante au stylisme Françoise Élie. Assistante à la production Isabelle Allain.

Lisez notre entrevue avec Dominique Fils-Aimé, dans le magazine ELLE Québec de décembre-janvier, offert en kiosque et en version numérique et en abonnement.

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