Parfois, il faut lâcher prise, laisser couler et accepter que la vie prenne une tournure inattendue. C’est le cas de cet après-midi d’hiver figé dans la glace de mon calendrier. Voilà plusieurs semaines que j’ai rendez-vous avec Christine Beaulieu et Roy Dupuis chez l’agente de l’acteur. Mais au jour J, vers midi, on m’avise que Roy est retenu à la campagne et que Christine m’attendra chez elle. J’ai insisté pour croiser le blanc de leurs quatre yeux dans le même espace-temps. Leur chienne, Mamay, qui est très malade, en a décidé autrement.

Christine sort à peine de sa voiture (électrique) lorsque j’arrive à la hauteur de son appartement du Mile End. Elle qui partage sa vie entre la campagne (où se trouve la maison de Roy) et Montréal. Je l’aide à transporter ses sacs. En entrant, elle règle les thermostats, me propose un café et prend un bref appel de son agente. J’ai le temps d’observer l’art qui orne les murs, dont une émouvante composition florale de Catherine Arsenault, sur laquelle des fleurs séchées ont été délicatement cousues. On rejoint Roy en visioconférence sur le téléphone de Christine, qu’on pose en équilibre sur une pile de livres, au centre de la table de cuisine.

«T’es beau, mon amour!» Roy, vêtu d’une chemise bleue, est cadré aux épaules. Derrière lui, le mur de bois patiné servira de toile de fond pendant notre conversation. Christine, dans un tailleur Eve Gravel de couleur sombre, garde sa tuque orange fluo vissée sur la tête. Elle est belle, elle aussi.

garrett naccarato

CAUSE COMMUNE

Mis à part de très rares présences sur les tapis rouges, ils forment un couple qui ne s’expose pas. J’ai donc été surprise d’apprendre qu’ils avaient accepté de prendre la pose ensemble. Pourquoi avoir dit oui? Roy se lance: «C’est la première fois que j’accepte de faire une séance photo avec ma blonde. J’ai toujours voulu protéger ma vie intime. On le fait pour l’environnement, tout simplement.»

Depuis 2002, Roy est cofondateur et porte-parole de la Fondation Rivières, dont le but est de préserver le caractère naturel des rivières. Christine, elle, est «tombée dedans» par le théâtre documentaire, en commençant à travailler au projet J’aime Hydro. Depuis, elle nage dans les sujets traitant d’hydroélectricité et d’efficacité énergétique. Elle a d’ailleurs créé Les saumons de la Mitisipu aux Jardins de Métis l’été dernier, où elle continue entre autres de se questionner sur l’impact du développement hydroélectrique sur les écosystèmes de nos cours d’eau.

D’entrée de jeu, je veux savoir si, le vendredi à la campagne, ça jase de barrages et de projets de loi autour de la table. Christine commence: «Ça fait partie de nous, c’est toujours là. Mon chum me dit tout le temps d’éteindre les lumières… Dans notre quotidien, on essaie d’être le plus conséquent possible et de faire les choses selon nos valeurs. Je pense d’ailleurs que c’est là-dessus qu’on se rejoint, Roy et moi: sur nos valeurs. Mais on ne parle pas toujours de ça!» Roy reprend: «Je dirais même que ça n’occasionne pas de très longues conversations, parce qu’on a pas mal la même cause tous les deux présentement, qui est la protection de la biodiversité. On pense qu’il faut préserver le peu d’écosystèmes sauvages qu’il reste sur la planète. On est assez d’accord là-dessus.»

Parfois, c’est Christine qui, parce qu’elle est plus branchée sur les médias sociaux, arrivera avec une nouvelle de dernière heure. D’autres fois, c’est Roy qui, par la Fondation Rivières, aura accès à des résultats de recherche. «On se nourrit, on s’informe et on pousse dans le même sens», dit l’acteur.

«En ce moment, Roy travaille à la suite du film Chercher le courant. Il poursuit la réflexion qu’il avait entamée en 2010. De mon côté, Je continue à faire évoluer J’aime Hydro. Donc, c’est certain que la journée où j’ai rencontré Sophie Brochu, j’ai partagé mes impressions avec mon chum. Ça fait évoluer notre pensée.»

L’annonce du départ de la PDG d’Hydro-Québec a d’ailleurs fait tiquer Christine autant que Roy, qui ajoute: «On était très encouragés par le chemin que Mme Brochu voulait prendre pour l’avenir du développement énergétique au Québec. Elle disait, par exemple, qu’il n’y aurait pas de nouveau barrage à moins que ça soit vraiment nécessaire. Il y a 13 ans, quand j’avais demandé [dans Chercher le courant] si le projet de la Romaine était nécessaire, on m’avait répondu: “Quand est-ce qu’on fait les choses quand c’est vraiment nécessaire?”»

«On a une grosse mise à jour à faire par rapport à notre consommation d’énergie. l’énergie, on l’a eue facile et on l’a eue pas cher. Le résultat, c’est qu’on a pris des habitudes qui, quant à moi, sont irrespectueuses du territoire qu’on habite.»

TOUJOURS VIVANT

Quelque chose me frappe lorsque Roy parle. Le changement à la tête d’Hydro-Québec m’angoisse en tant que simple citoyenne, consciente, mais non militante. Mais Roy, qui suit la game de très près, ne semble pas nerveux pour un sou. Il discute posément, explique, donne des exemples, ne blâme personne et ne hausse pas le ton.

Il ne cède pas à l’indignation, mais parle plutôt du «boulot qu’il reste à accomplir»: «On a une grosse mise à jour à faire par rapport à notre consommation d’énergie. L’énergie, on l’a eue facile et on l’a eue pas cher. Le résultat, c’est qu’on a pris des habitudes qui, quant à moi, sont irrespectueuses du territoire qu’on habite.»

Enflammée, Christine se met à énoncer toutes les manières connues (mais pour la plupart non exploitées) de mieux consommer. Elle parle de bornes de recharge bidirectionnelles, de tarification dynamique, de batteries, de thermostats intelligents, et fait rapidement les maths de ce qu’il en coûterait pour étendre ces technologies à l’ensemble des foyers québécois plutôt que de construire un nouveau barrage. «Et surtout, il faut valoriser notre énergie. Notre hydroélectricité, c’est notre plus grande richesse. Il ne faut surtout pas continuer de la vendre à rabais aux grandes entreprises… Je pense qu’on s’en va dans le mur si on continue de laisser aller notre énergie pour des peanuts

Au risque de faire resurgir mon écoanxiété pendant cette rencontre, je demande aux amoureux comment ils arrivent à dormir la nuit. Roy a ces mots plein de sagesse. «J’ai pris du recul depuis quelques années. Après le rapport Lanoue-Mousseau, qui a conclu que la Romaine était un projet ruineux, le gouvernement de l’époque a décidé de continuer quand même. Tu sais, au départ, on essayait de défendre un territoire sauvage, mais même les arguments économiques n’ont pas été jugés valables pour arrêter le projet… C’est comme si les choses se faisaient de toute manière.»

Christine garde le silence. Elle boit, tout comme moi, les paroles de son chum. «Je ne crois pas que l’Homo sapiens soit assez intelligent pour déterminer son devenir, dit-il. Il participe à un mouvement qui est beaucoup plus grand que lui, le mouvement de la vie. Et je pense qu’on est prédéterminés à prendre les décisions qu’on prend…»

Je trouve son idée intéressante, d’autant plus qu’elle ne fait pas de Roy quelqu’un de cynique. «Les rivières, la forêt, ce n’est pas à moi. On doit prendre conscience collectivement qu’on est responsables de ces territoires-là. Ce qui me garde vivant, c’est d’en apprendre toujours plus et de transmettre l’information.»

garrett naccarato

POUR LA SUITE DU MONDE

Pour Christine aussi, il est essentiel d’utiliser le micro qu’on lui tend, maintenant qu’elle connaît du succès en tant qu’actrice. «Quand j’ai rencontré Sophie Brochu pour J’aime Hydro, elle était d’ailleurs assise à ma table de cuisine, juste là. Elle a commencé notre entretien en disant que les artistes sont toujours 10 ans en avance sur leur société et que les élus et les dirigeants d’entreprises ont besoin de la vision des artistes.»

Humble quant aux retombées de J’aime Hydro (qui ne cesse de toucher de plus en plus de gens et de les sensibiliser aux enjeux liés au développement énergétique), Christine redirige doucement le projecteur sur Roy en parlant de la descente de la rivière Magpie qu’il a faite avec des jeunes du secondaire. «C’est une rivière de la Côte-Nord qui pourrait bien être harnachée, dit Christine, malgré le fait que tous les élus innus et allochtones de la région s’y opposent…»

«Je me suis dit: on ne peut pas donner une véritable valeur à ce qu’on ne connait pas; la grande majorité des gens n’ont pas accès aux territoires sauvages du Québec et une bonne façon de démocratiser ce genre de voyage-là serait de le faire à travers le système scolaire, explique Roy. On a trouvé une polyvalente de Montréal qui a eu envie d’embarquer dans ce projet qui fera partie du prochain long-métrage documentaire. On a fait cinq jours de rafting sur la rivière Magpie, avec 10 jeunes, sans réseau; personne ne s’est ennuyé de son téléphone et tout le monde a bu l’eau à même la rivière.»

«Notre hydroélectricité, c’est notre plus grande richesse. Il ne faut surtout pas continuer de la vendre à rabais aux grandes entreprises... Je pense qu’on s’en va dans le mur si on continue de laisser aller notre énergie pour des peanuts.»

Je quitte Christine et Roy la tête pleine d’images de nos vastes territoires. Et je suis remplie de l’espoir que leur voix sera entendue, ne serait-ce que parce qu’ils se sont prêtés au jeu de cette entrevue et à ces photos. Sur le pas de la porte, j’admire une dernière œuvre, suspendue au-dessus d’un vieux canapé blanc.«C’est une technique japonaise[le gyotaku]qu’a utilisée l’artiste Alexis Aubin-Laperrière. Il a pris un saumon et l’a imprimé sur du papier.»

En arrivant à la maison, je fais quelques recherches: le gyotaku est un art ancien qui servait à la base aux pêcheurs qui voulaient se vanter et prouver la grosseur de leur prise. Mais je repense aux saumons de la Mitisipu. Christine m’expliquait qu’ils dépendent aujourd’hui d’un transport par camion pour franchir le barrage qui les empêche de se rendre naturellement à leurs frayères. Et je me dis que le gyotaku de Christine sert peut-être aussi à témoigner de la beauté du monde sauvage et, surtout, de sa fragilité.

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ELLE Québec — Mai 2023

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Photographie Garrett Naccarato. Direction de création Olivia Leblanc. Stylisme Farah Benosman. Maquillage Geneviève Lenneville (Folio Management). Coiffure Andrew Ly (avec des produits Oribe). Production Pénélope Lemay. Assistants à la photographie Jean-Christophe Jacques, Aljosa Alijagic et Renaud Lafrenière. Assistantes au stylisme Indianna Bourassa et Asianne Dauphinais Plamondon. Assistante à la production Fahey Martin-Perron.