Ironie du sort, bien qu’on soit un jeudi et qu’il pleuve, l’actrice, réalisatrice et ex-Miss Météo de Canal+ éclipse toute trace de probabilité d’averse quand elle entre dans le café.

J’ai devant moi une artiste polyvalente dont la feuille de route est déjà bien remplie. Elle a d’abord traversé l’Atlantique pour ses contrats de mannequinat, mais elle s’est rapidement invitée à la télévision de nos cousins français, d’abord comme chroniqueuse, puis au grand écran.

Charlotte Le Bon, c’est Victoire Doutreleau dans Yves Saint Laurent, de Jalil Lespert, Ophélia dans Astérix et Obélix: au service de Sa Majesté, de Laurent Tirard, Ana dans The Promise, de Terry George, Lola dans la série Cheyenne et Lola, et Grazia «la Mante religieuse» dans la deuxième saison de C’est comme ça que je t’aime, de François Létourneau et de Jean-François Rivard.

L’artiste de 36 ans, qui est également peintre, dessinatrice et photographe, s’est aisément glissée dans la peau d’une vingtaine de rôles tant en Europe qu’aux États-Unis et, plus récemment, dans la Belle Province. Maintenant, elle reprend les rênes de la création et passe derrière la caméra.

Moteur de création

«Le désir de raconter mes propres histoires par l’image existe en moi depuis longtemps», affirme d’emblée Charlotte Le Bon, après m’avoir brièvement fait le récit de son séjour sur la Côte d’Azur à l’occasion de la sortie de son tout premier long métrage, Falcon Lake, à la Quinzaine des réalisateurs du dernier Festival de Cannes. Applaudi par le public et la critique, son film a été présenté au TIFF, à Toronto, ainsi qu’en ouverture du Festival du Nouveau Cinéma, à Montréal. «J’ai été actrice pendant 10 ans. On m’a très souvent offert des rôles de filles jolies et pétillantes. Malgré mon amour du jeu, quelque chose n’était pas comblé sur le plan professionnel et humain. J’avais besoin de plus.»

Tiens, tiens, c’est intéressant: si, en 2010, Charlotte est devenue une Miss Météo pleine d’esprit, d’autodérision et délicieusement subversive, c’était en réaction à son malaise devant le caractère superficiel et déshumanisant du milieu de la mode. Si elle est devenue actrice, c’était pour s’éloigner de l’image de la chroniqueuse mignonne et amusante qu’on voulait qu’elle incarne. Et si elle a voulu passer derrière la caméra, était-ce aussi en réaction à la multiplication des rôles féminins clichés et unidimensionnels que lui offraient certains réalisateurs?

«Carrément! Mais ce n’est évidemment pas le seul moteur», précise-t-elle, en admettant toutefois que plusieurs de ses choix professionnels, dont son désir de faire de la réalisation, sont bel et bien nés d’une forme de frustration. À ses yeux, les femmes sont plus complexes et plus denses que ce qu’on voit encore trop souvent à l’écran. «Dans un sens, je suis contente d’avoir joué dans autant de films qui ne me ressemblaient pas. Ça m’a donné un élan. Quand ç’a été à mon tour de tourner un film, je l’ai voulu le plus honnête et le plus sincère possible.»

Shayne Laverdiere

Chemise, cravate, pantalon et chaussures (Louis Vuitton).

C’est en 2018 que l’univers entend la prière de Charlotte: Adami, une entreprise française d’administration des droits des artistes et des musiciens interprètes, lui propose de réaliser un court métrage, défi qu’elle accepte illico de relever. C’est ainsi qu’émerge le film Judith Hôtel, présenté à Cannes la même année.

«Je suis amoureuse de la réalisation», me confie la créatrice, qui admet s’être sentie instantanément à sa place dans ce rôle. Peut-être même plus que comme actrice. «Dès la fin du tournage de Judith Hôtel, je me suis dit: “Il faut absolument que j’enchaîne avec un long métrage. C’est la prochaine étape, c’est certain!”»

Après quatre ans de travail, un casting sauvage pour trouver son actrice principale, plusieurs refus de la part des organismes subventionneurs (dont un non «bien violent!», aux dires de Charlotte) et une pandémie qui a retardé le tournage, Falcon Lake voit enfin le jour. 

Regard féminin

«Charlotte est une réalisatrice tellement humaine, curieuse et ouverte. C’est passionnant d’être à ses côtés», me confie Sara Montpetit, qui incarne Chloé dans Falcon Lake et qu’on connaît également pour son interprétation de Maria Chapdelaine. Son expérience auprès de la réalisatrice a été extrêmement positive et formatrice. Malgré la quinzaine d’années qui les séparent, la jeune actrice de 20 ans considère désormais Charlotte comme une amie, qu’elle qualifie de profondément inspirante.

«Charlotte nous a raconté qu’elle a puisé dans sa propre adolescence pour créer Chloé et Bastien, dit Sara. Elle s’est confiée à nous avec beaucoup de générosité et de vulnérabilité. Ça m’a aidée à m’ouvrir sur le plateau. Je me suis constamment sentie écoutée et respectée, et encore plus dans les scènes intimes.»

Lorsque j’ai visionné Falcon Lake, j’ai été très touchée par l’approche à la fois pudique, réaliste et sensible des scènes d’intimité entre les jeunes acteurs. Comment fait-on, en 2022, pour filmer l’adolescence, les premières explorations érotiques et la découverte de la sexualité?

«Je ne me suis pas mise à la réalisation pour pérenniser ma carrière. C’est plutôt devenu une espèce de nécessité. Ce n’est pas une stratégie.»

«C’était hyper important pour moi que les acteurs, Joseph et Sara, se sentent à l’aise. Tout devait reposer sur la confiance qu’on avait les uns envers les autres», assure la réalisatrice, qui a affiné sa réflexion sur le female gaze (regard féminin) au fil des tournages. La théorie du female gaze, développée par la théoricienne de cinéma et féministe britannique Laura Mulvey, fait référence à la perspective qu’une créatrice offre sur une œuvre et qui est à l’opposé du point de vue masculin sur le même sujet (male gaze).

«Je voulais dépeindre la sexualité comme quelque chose de sain, tant sur le plateau que dans le film, et non comme quelque chose de tabou ou de sacré. On a abordé les scènes d’intimité avec respect et sensibilité», explique-t-elle. Comme une fine ligne entre pudeur et puritanisme, érotisme et sexualité.

Lors du montage, Charlotte s’est toutefois demandé si certains plans plus intimes et révélateurs étaient filmés sous l’emprise du male gaze. Elle a senti le besoin de se remettre en question, d’aller au fond des choses. «J’en suis venue à la conclusion que, pour être de bon goût, on n’a pas non plus à cacher les corps. Ç’aurait été facile de tomber dans quelque chose de plus sexuel, mais Chloé n’est jamais présentée comme minaude ou aguicheuse. En revanche, son corps existe à l’écran, il est sensuel et il est perçu à travers le regard d’un adolescent; ce qu’elle est, elle aussi.»

Lorsque je lui demande si elle aurait pu tenir un rôle dans son propre film, Charlotte est catégorique: l’exercice ne l’intéresse pas du tout. «Quand je joue dans un film, je déteste le voir. Tout ce processus a quelque chose de profondément narcissique, et je ne relève que mes défauts quand je me vois.» Elle ne conçoit pas comment elle pourrait «se filmer elle-même». Cependant, elle admire ceux et celles qui le font. Elle cite notamment Monia Chokri (La femme de mon frère, Babysitter), qui tient d’ailleurs un rôle dans Falcon Lake. «Jouer demande du lâcher-prise, et réaliser, du contrôle. Pour moi, c’est incompatible.»

Shayne Laverdiere

Je reviendrai à Montréal

Bien que Bastien et Chloé viennent de deux pays distincts de la francophonie, jamais la question de l’accent n’est un sujet de préoccupation dans Falcon Lake. Je fais remarquer à Charlotte que j’ai trouvé ça franchement rafraîchissant.

Je suis d’origine française, j’ai grandi à Montréal et j’ai fait mes études dans un collège français: le «gossage» entourant les différents accents, ça me connaît. Charlotte, en tant que Québécoise établie dans l’Hexagone depuis plus de 10 ans, est bien placée pour le comprendre, d’où son choix de ne pas tenir compte de la différence entre les accents de ses personnages.

«Critiquer les accents, ça crée des barrières inutiles, ça fait perdre du temps, c’est juste fatigant!» fait-elle valoir, en lançant au passage une petite pointe aux copains français.

Jusqu’à maintenant, Charlotte a majoritairement déployé sa carrière outre-Atlantique, mais elle a récemment fait son entrée sur nos écrans en se glissant dans la peau de Grazia «la Mante religieuse», dans la seconde saison de C’est comme ça que je t’aime. Une pas pire manière d’amorcer sa carrière québécoise, n’est-ce pas?

«Les exercices autour de l’égo me gênent de plus en plus. Je trouve que c’est un côté assez ingrat de notre métier, surtout en tant que femmes»

«Oh! J’étais tellement intimidée au départ», avoue-t-elle, en bondissant sur son siège, tout en précisant qu’elle a adoré la première saison. Pour elle, c’est une des meilleures séries québécoises qui soient. «Je suis une grande fan de François Létourneau, de Patrice Robitaille et de Karine Gonthier-Hyndman. On a beaucoup rigolé ensemble, et j’ai trouvé mon rôle génial. C’est vraiment satisfaisant de jouer une méchante!»

Si elle espère être autant emballée par un futur projet québécois en tant qu’interprète, elle annonce qu’elle tournera son deuxième long métrage à Montréal, en plein hiver. Elle se sent interpelée davantage par un paysage et une saison qui la touchent que par Paris. Rien de chauvin dans ce choix; la jeune femme choisit simplement ce qui fait vibrer ses cordes les plus sensibles.

Entre-temps, elle se glissera dans la peau de l’artiste franco-américaine Niki de Saint Phalle, dans ce qui deviendra le premier long métrage de l’actrice Céline Sallette.

Charlotte me confie que, désormais, elle ne s’investira plus que dans les projets qui l’intéressent et la touchent profondément, que ce soit au Québec, en France ou en Pologne, name it. À l’instar de Niki de Saint Phalle — à qui elle ressemble de façon époustouflante —, Charlotte déploie une partie de sa créativité dans le dessin, la peinture, la photo et la sculpture. Ce sont d’ailleurs ses œuvres qui lui ont permis de vivre pendant la pandémie, lorsque les tournages ont été mis sur pause et qu’elle s’est accordé un temps de réflexion sur sa profession. «Mon envie de créer et de m’exprimer transcende le médium. Pour moi, tout part de l’intime et renvoie à un seul et même univers.»

Qu’il soit fait de soleil ou de pluie, d’hiver ou d’été, l’uni- vers de Charlotte Le Bon n’a pas fini de faire voyager le monde entier.

Lisez l’entrevue complète avec Charlotte Le Bon dans le numéro de novembre du ELLE Québec en kiosque dès maintenant.

ELLE QUÉBEC - NOVEMBRE 2022

ELLE QUÉBEC - NOVEMBRE 2022Shayne Laverdière

Photographie Shayne Laverdière. Direction de création Olivia Leblanc. Stylisme Marianne Dubreuil. Coiffure et maquillage Nicolas Blanchet (Folio). Assistant beauté Nathan Archambault. Production Pénélope Lemay. Assistante à la production Sandrine Cormier. Assistants à la photographie Aljosa Alijagic et Pascal Fréchette. Assistantes au stylisme Indianna Bourassa et Marik Thexton.