Nous nous étions donné rendez-vous dans un étrange café-épicerie de la rue Rachel, un lieu tout droit sorti d’un film de Wes Anderson ou de Jim Jarmusch (deux cinéastes oeuvrant en marge des courants hollywoodiens), dont je présumais qu’elle aimait les oeuvres. La clientèle majoritairement anglophone, le nez collé aux écrans des ordis, buvait lentement des cafés devenus froids. Cet endroit me rappelait New York la belle, la ville de tous les possibles. Comment ai-je su qu’elle aimait New York et Wes Anderson ou Jim Jarmusch? Mystère.

Nous nous étions vues quelques fois dans mon studio de radio et dans les coulisses après des spectacles d’amis chanteurs, mais là, j’allais interviewer une des actrices les plus appréciées des critiques et du public québécois, une des plus sollicitées aussi. Nous avons parlé de l’Islande, de Laval, de photographie, de littérature, de musique. Elle s’est montrée d’une grande disponibilité malgré un horaire très chargé.

La comédienne, que le public a découverte dans Rumeurs, où elle interprétait Clara, fait cette année un véritable tour du chapeau théâtral et cinématographique. Elle participe jusqu’au 6 mars à Silence radio, une oeuvre collective que le Théâtre de La Banquette arrière présente à Espace Libre, et elle jouera bientôt dans Les saisons, de Sylvie Drapeau et Isabelle Vincent, à Espace Go. On la verra plus tard au cinéma dans Funkytown, de Daniel Roby, avec Patrick Huard; Tromper le silence, de Julie Hivon, avec Suzanne Clément; et Jaloux, de Patrick Demers, aux côtés de Maxime Denommée. Ouf! Sophie est à elle seule un espace de création, de passion, de vie, de mouvement, de voyage et de jeu.

 
La vie est un voyage

Il faisait gris et froid ce matin-là sur le Plateau-Mont- Royal. Sophie, arrivée la première, portait une chapka blanche ornée d’une étoile rouge. Mais où avait-elle bien pu la dénicher? À Moscou sous le règne de Brejnev? «Non, je l’ai trouvée dans un surplus d’armée sur Saint- Laurent.» Elle m’aurait répondu par l’affirmative que ça ne m’aurait pas étonnée. Sophie adore les voyages. Elle enchaîne intensément les tournages pour la télé et le cinéma, travaille 80 heures par semaine pour avoir le loisir de s’accorder ces moments de partance. «En allant loin de ma vie, je m’en approche. L’année dernière, j’ai passé un mois à New York, une semaine à la mer, deux semaines à San Francisco et deux semaines à Paris et à Londres. Je me suis beaucoup rapprochée de ma vie», dit-elle dans un vif éclat de rire en cascade, qui ne ressemble à aucun autre.

Nature, voilà, c’est ça. Sophie est nature. Pas maquillée, souriante, curieuse. «Je suis toujours en mouvement, toujours en train de me forger. Je n’ai pas de destination, mais je n’arrive pas de nulle part.» Justement, d’où vient-elle? «Je viens de Laval, mais ma famille déménageait tous les trois ans. J’ai vécu entre autres à Alexandria, en Ontario. Je n’ai pas eu le temps d’avoir des amis d’enfance. Petite, j’étais très solitaire, très libre. Je jouais à la bibliothécaire, je lisais beaucoup, comme ma mère. J’étais tout à la fois silencieuse, réservée, intellectuelle et très physique. Je faisais du patinage artistique, de la gymnastique et du ballet jazz… C’est tout moi, ça: ballet et jazz, la somme de deux opposés. On appelait ça de l’expression corporelle. Je suis en effet corporellement très expressive», ajoute-t-elle en roulant exagérément les r. Et nous voilà reparties d’un grand rire.

Un goût pour la marge

«J’ai toujours "performé". Mon premier spectacle de danse, je l’ai fait à la Salle André-Mathieu, à Laval. Mon père m’a beaucoup encouragée à m’affirmer, à persévérer, à me dépasser. Il m’a appris à avoir confiance en moi, à ne pas avoir peur d’exprimer mon opinion et de la défendre.»

Parfois, les jeux de l’enfance dictent le chemin. La petite Sophie commis de bibliothèque du dimanche rêve de devenir professeure de littérature. Étudiante au cégep dans cette branche, elle participe avec ses camarades Patrick Drolet, Stéphane Archambault et Édith Cochrane aux ateliers d’improvisation intercollégiaux. Patrick, qui veut se présenter aux auditions des grandes écoles de théâtre, demande à Sophie de lui donner la réplique. Elle se prête au jeu, sans se douter de la suite.

Invitée par les responsables du Conservatoire d’art dramatique de Montréal à passer ses propres auditions, elle fait confiance au destin et se laisse emporter. «Mes années au Conservatoire sont les plus belles de ma vie. J’y ai absorbé le monde, je me suis bâti une culture, je suis allée à la découverte de moi, j’ai dépassé mes limites. Je me suis complètement abandonnée, je m’imprégnais de tout à 300 %. C’était terriblement intense.»

Aujourd’hui, à 32 ans, Sophie arrive à concilier harmonieusement ses deux passions, la littérature et le jeu. Ainsi, lorsque la scène lui en laisse le temps, elle fait une chronique littéraire à l’émission Bazzo.tv, diffusée sur les ondes de Télé-Québec, et y parle de ses coups de coeur et de ses coups de gueule. Cette liberté lui sied, à n’en pas douter.

«J’ai un goût prononcé pour la marge, l’imprévisible, le pas ordinaire, l’audacieux.» Ça se voit non seulement dans les textes qu’elle choisit de jouer, mais aussi dans ses photos. «J’adore faire de la photo!» Je peux vous confirmer son talent dans ce domaine. Ses voyages lui ont inspiré de très étonnants clichés qui ont même servi de trame à Phéromone(s), un spectacle entremêlant paroles, photos et chansons qu’elle a présenté avec l’auteur-compositeur-interprète Philippe B en 2009. Vivement une exposition!

Pas question toutefois pour elle de renoncer aux planches. «Je ne suis pas croyante, mais les coulisses d’un théâtre, pour moi, c’est de l’ordre du sacré. En réalité, je fais ce métier-là pour la gang, la famille, la communauté, la communion. C’est mon église à moi.»

Cultiver la lucidité

«On ne sait pas tout de moi. Il y a un tiroir qui restera toujours fermé. Je ne sais pas ce qu’il y a dedans. La vulnérabilité, peut-être. Les gens se font une certaine image de moi. Par exemple, pour plusieurs, je suis Sophie la pétillante. Bien sûr, un acteur doit correspondre à l’image que le public se fait de lui. Je ne fais pas semblant d’être sautillante, pétillante, mais ce n’est qu’un aspect de moi.»

Les nombreux personnages qu’elle a incarnés, à la télévision notamment, avaient, il est vrai, cette lumière, cet éclat. Et puis le timbre de sa voix, presque adolescent, assuré, déterminé, contribue de toute évidence à renforcer cette image. Sophie est tout ça. «J’aimerais bien jouer un sexe-symbole, mais ce n’est pas à moi qu’on pense spontanément pour ce type de rôle…» dit celle qui a déjà déclaré avoir un «casting de petite grosse», malgré ses 52 kg et son 1,60 m! «On me propose beaucoup de jouer les chums de filles, les confidentes. C’est pourquoi j’ai adoré interpréter Sylvie dans Les Lavigueur, la vraie histoire. Ç’a été un rôle important pour moi», soulignet- elle. Un rôle grave, dans une télésérie qui a eu un impact énorme sur le public.

«Si un jour je ne fais plus ce métier-là, je serai tout de même heureuse parce que j’aurai été passionnée.» Elle marque un silence. «Tellement d’amour nous est offert que ça nous dépasse. Nous souffrons parfois du syndrome de l’imposteur et nous nous demandons ce que nous avons fait pour mériter autant d’amour. Je cultive la lucidité; je ne veux pas me faire croire que ça va nécessairement durer toujours. Nous ne sommes pas exceptionnels. Tout ce que les gens nous donnent, ils peuvent aussi nous le reprendre.»

Ce qu’on ne sait pas de Sophie Cadieux

Son plus grand coup de foudre artistique, tous genres confondus «Guernica, une immense toile de Picasso exposée au musée Reina Sofía, à Madrid. J’ai été complètement submergée par l’émotion en voyant cette oeuvre qui dénonce l’horreur de la guerre.»

Ses coups de coeur musicaux «Françoise Hardy! Elle m’accompagne depuis toujours, dans les peines et dans la joie. Brel, Ferré, Dutronc, Piaf et Barbara m’ont appris à découvrir la chanson à texte, qu’on n’écoutait pas chez moi. Madonna et toutes ses émules des années 1980. J’aime Pierre Lapointe, Belle and Sebastian, Yann Perreau, Benjamin Biolay et Simon and Garfunkel.»

Les personnes qui l’ont le plus influencée «Mon père. Souvent, je ne l’écoutais pas (!), mais je suis qui je suis grâce à lui. Andy Warhol m’a également influencée. Et la troupe Momentum, que j’ai vue dans des lieux qui n’étaient pas destinés au théâtre, a aussi nourri mon enthousiasme pour la marge et le non-conventionnel…»

Son auteur de prédilection «Réjean Ducharme (L’avalée des avalés), que j’associe à la redécouverte du monde de l’enfance. J’aime le souffle de son écriture et ce qu’il revendique.»

Ce qu’elle lit en ce moment «Tout ce qui brille et La liste, de l’auteure Jennifer Tremblay. Et je suis en train de relire L’amant de Lady Chatterley

Le petit rituel quotidien dont elle ne peut se passer «Écrire des listes! Ma vie est une longue liste de choses à faire. Je n’arrive pas à tout cocher. J’adore les petits cahiers. J’adore le papier. Je conserve tous les mots et les notes que les gens m’offrent.»

Si elle n’était pas actrice, elle serait… «Je travaillerais en communications, peut-être comme attachée de presse ou recherchiste, ou encore dans les coulisses comme accessoiriste.»

Ce qu’elle n’oserait jamais avouer «Que les hommes sont moins compliqués que les femmes!»

Sa définition de l’extase «Se laisser dépasser par la nature. Un jour, je me suis couchée dans un séquoia. Ça, c’est un sommet d’extase!»

Un plaisir coupable «La chanson Les sunlights des tropiques, de Gilbert Montagné. Je vous préviens, c’en est un vrai!»

Un défaut «Je suis orgueilleuse. Longtemps, pour moi, émotivité a été synonyme de faiblesse. Me révéler en dehors de mon métier, c’était offrir aux autres des armes pour me blesser.»

Une qualité «Je pense que je suis d’un naturel généreux; j’écoute et je partage aisément.»

 

 

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À VOIR: La vidéo de la scéance photo avec Sophie Cadieux