«Macha, c’est un ange!», a déjà dit Roy Dupuis à propos de l’actrice dont on sait si peu. Et nous, on l’a cru sur parole. C’est dire l’aura de bienveillance qui émane de Macha Grenon, peu importe les rôles qu’elle endosse – ou, devrait-on plutôt dire, qu’elle habite, tant elle leur insuffle une touchante humanité. À preuve: son incarnation d’une mère de famille en fin de vie dans Nouvelle adresse, impossible à oublier, qui lui a valu le Gémeaux de la meilleure interprétation en 2015. En ce début d’année, elle tient, aux côtés de Patrick Huard, le rôle d’une juge et mère déchirée par le meurtre impuni de sa fille dans Les honorables, une série originale sur Club illico. Malgré ses apparitions dans Marche à l’ombre et Les pêcheurs, entre autres, pourquoi avoir mis autant de temps à renouer avec un rôle principal? C’est que du propre aveu de l’actrice, sa vie ne gravite pas exclusivement autour de son métier. Et puis, il y a son désir de creuser un sillon très personnel dans tous les personnages qu’elle campe, tant au petit qu’au grand écran ou sur scène. À 50 ans, elle est cette force apaisante, cette sensibilité frémissante, cette beauté inaltérable. Et cette voix feutrée qu’on a très envie d’écouter se confier sur son métier, sa vision de l’amour, des enfants et de la vie, entre deux gorgées de thé vert, par un après-midi pluvieux…

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  Photographe: Leda & St.Jacques

Macha, une des images les plus marquantes qu’on garde de toi est celle d’une mère qui s’éteint doucement aux côtés de sa famille dans Nouvelle adresse… Qu’est-ce qui te reste de cette scène si poignante?

Ç’a été un moment de grâce. Je me souviens encore du vertige existentiel de cette scène. Et de la manière dont on l’a tournée, dans un abandon complet, malgré la nature difficile du sujet. Dès le départ, je ne souhaitais pas une longue agonie pour mon personnage. Nathalie est partie dans la dignité. Et je peux dire que toute l’équipe de tournage est arrivée au bout d’un cheminement à ce moment-là.

Feindre la mort d’une femme de son âge n’a rien d’innocent, j’imagine…

Oui. C’était très angoissant pour moi. J’ai perdu mon père et ma mère dans la jeune trentaine, et ça ravivait beaucoup d’émotions. J’ai dû aller chercher de l’aide. Ça m’a permis d’apprivoiser quelque chose de plus grand, qu’on porte tous en soi.

Tu parles de la vie et de la mort avec une telle sérénité! Comment expliques-tu cela?

J’en suis venue à croire que j’ai une nature résiliente. J’ai vécu des épisodes douloureux que j’ai dû apprendre à assumer. Mais je suis encore là! Je suis consciente de ce privilège. Évidemment, tout n’est pas rose, mais dès que je me trouve devant un glacier  majestueux, que j’entends le rire d’un enfant ou que je suis emportée par un élan amoureux, ça me réconcilie avec la vie et ses splendeurs… Ça vient avec l’âge, je pense!

Un âge que tu ne fais pas du tout! D’ailleurs, comment abordes-tu la cinquantaine?

[Elle sourit.] On peut aimer gagner en âge ou pas, mais je crois profondément qu’il n’y a aucune honte à vieillir! On est porteur de tout ce qu’on a traversé. Ce n’est pas rien! Je ne dis pas que ce n’est pas confrontant, soyons honnêtes! Mais je dirais que plus on fait la paix avec cette étape de notre vie, plus on l’explore avec curiosité et vitalité et plus on rassure les jeunes autour de nous.

C’est rafraîchissant de savoir que tu entraînes les plus jeunes dans ton sillage…

Je nous vois, nous les femmes, comme des vases communicants. Je porte la plus jeune en moi, qui me porte aussi. On s’inspire mutuellement. Il m’arrive souvent d’être bombardée de questions… Au début de ma carrière, j’ai aussi fait ça avec Andrée Lachapelle, avec qui j’avais des discussions passionnantes. Un jour, elle m’a dit, avec la lumière qu’elle seule possède: «Tu vas voir, la cinquantaine, c’est extraordinaire!». Elle avait raison. Chaque âge a ses bonheurs. L’essentiel, c’est de ne pas s’éteindre!

Ça me rappelle Jane Fonda qui a déjà écrit qu’après 50 ans, on renoue avec la nature insoumise de notre jeunesse. Est-ce une parole qui résonne en toi?

Oui! C’est fou, l’énergie qui me porte présentement! Je n’ai pas envie d’être ou de paraître plus jeune, mais je reconnais le feu qui brûlait en moi à 20 ans. Je refusais le statu quo, je dictais mes propres normes, je faisais ma place! Je ressens cet élan à nouveau. J’ai même ressorti les Dr. Martens de ma jeunesse! (rires)

Tu rayonnes. Tu as l’air amoureuse…

C’est le plus beau compliment que tu puisses me faire! C’est un cadeau incroyable. Mais ce glow, il vient de moi! (rires) Cela dit, c’est merveilleux d’être amoureux. Les plus beaux liens nous confrontent et nous font grandir. Je n’ai pas une vision idéaliste de l’amour ou du couple. D’ailleurs, ça m’attriste quand j’entends dire que l’amour doit toujours être facile.

Comme si l’amour devait être un long fleuve tranquille…

Ça ne l’est pas! C’est impossible! Aimer l’autre, c’est l’accepter dans toute sa complexité. L’autre n’est pas une extension de soi. Les couples qui m’inspirent sont ceux qui s’engagent, qui évoluent ensemble, qui sont parfois dépassés et qui restent liés malgré tout.

Hélas, ce n’est pas le destin de la mère séparée et juge que tu personnifies dans Les honorables! Comment as-tu abordé ce type de femme, froide et cérébrale, qu’on voit peu dans les fictions québécoises?

J’ai compris en l’apprivoisant que sa seule arme – à tort ou à raison –, c’est son intellect. Et que son âme est purement rationnelle. Pour la petite histoire, le blond hitchcockien que j’affiche n’était pas prévu pour le rôle: j’ai dû opter pour des mèches platine en réponse à une sévère allergie à la coloration. Mais le plus beau, c’est que ma nouvelle tête m’a donné une porte d’entrée sur mon personnage. C’est une femme cartésienne certes, mais dont on sent le tumulte intérieur.

Ton personnage semble peu sympathique à première vue, non?

Ah, mais j’ai une grande tendresse pour elle! [Elle marque une pause.] Je ne veux pas «cruiser» le public à travers mes rôles. Ce qui m’intéresse, c’est de toucher à l’humanité de mes personnages. Quand j’étais petite, mon père [Michel Grenon, qui fut historien et professeur d’histoire à l’UQAM] me demandait, alors qu’on regardait un tableau, où le peintre avait mis la lumière. Encore aujourd’hui, je la cherche partout, mais je guette aussi le côté sombre de mes personnages. On y trouve plus de substance que dans le simple jeu de la séduction, je trouve.

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  Photographe: Leda & St.Jacques

Ce printemps, on te retrouvera dans Ombre Eurydice parle, une pièce audacieuse qui questionne la soumission des femmes aux diktats sociaux. Qu’est-ce qui t’a donné envie de remonter sur scène?

J’ai déjà refusé de belles invitations au théâtre, parce que je laissais la place à d’autres comédiennes. J’en ai assez de ne pas oser! Je me lance dans cette pièce au texte ardu et qui exige une technique de haute voltige, quitte à en trembler. Ça fait des années que mes rendez-vous manqués sur les planches me hantent. À 50 ans, je ne veux plus avoir de regrets.

Comment jongles-tu entre ta vie d’actrice et de femme?

Je cherche l’équilibre! Le jeu n’est pas le centre de ma vie, mais une immense passion qui en fait partie. Ça vient par vagues. Dans les hauts, je plonge et je me donne entièrement à mon métier. Dans les creux, j’apprivoise cette vie qui est la nôtre. Il y a un grand bonheur dans le silence que je retrouve dans la marche ou l’écriture. Je suis une contemplative.

Ta soif de calme rime-t-elle avec vie spirituelle?

Petite, j’étais très proche de la nature. J’allais recueillir l’eau à la source. J’ai appris à nager dans un lac en même temps que j’ai fait mes premiers pas… J’avais déjà le sentiment d’être reliée à quelque chose de plus grand que moi. Depuis plusieurs années, le yoga et la méditation me permettent de ralentir mes pensées dans un monde qui tourne trop vite. Le fait de m’arrêter me donne également accès à une dimension humaine du jeu. La vie n’est facile ni pour soi ni pour les autres. Pour moi, tout passe par l’empathie.

Tu as déjà écrit Charlotte porte-bonheur, un livre pour enfants, que tu as même narré. As-tu déjà songé à réaliser un film?

Non! Il faut avoir le cerveau partout à la fois, et ce n’est pas dans ma nature. J’ai une telle admiration pour les réalisateurs! Et j’en ai connu un de près… [Elle a un sourire entendu, elle qui fut la compagne de Denis Villeneuve (Blade Runner 2049, Arrival, Incendies) pendant plusieurs années.]

Je me suis toujours demandé pourquoi tu n’avais pas tourné dans un de ses films…

Parce que je ne le voulais pas! On était déjà amoureux et parents d’une famille recomposée. [Le réalisateur a trois enfants.] Et fondamentalement, je refusais ce que ça aurait pu créer entre nous et sur un plateau. Dieu sait que j’ai le plus grand respect du monde pour l’immense réalisateur qu’il est devenu! Je dis ça avec beaucoup de sérénité. Avec le temps, on aime les gens autrement. [Elle regarde au loin.] Parfois, on est allé au bout du voyage et c’est important d’en accepter la fin. Être adulte pour moi, c’est aussi apprendre à faire des deuils.

En effet, c’est un passage obligé… Tu as connu la vie de famille, autant à l’écran que dans ta vie personnelle, sans pourtant avoir eu d’enfant. Que peux-tu en dire?

Je suis en paix avec cet aspect de ma vie. J’ai le privilège d’avoir des relations très significatives avec des petits êtres que j’aime profondément. À une époque où les couples éclatent plus que jamais, on est de plus en plus nombreux à veiller sur des enfants qui ne sont pas les nôtres. Je crois qu’il ne faut pas sous-estimer le bien qu’on leur apporte même si on ne les a pas mis au monde. Ce qui compte pour moi, c’est d’avoir le cœur ouvert pour les petits qui entrent dans ma vie et envers lesquels j’ai des responsabilités humaines avant tout.

Dis-moi, qu’aurais-tu fait si tu n’étais pas devenue actrice?

J’aurais pu devenir écrivaine ou infirmière au front. Je trouve ces femmes admirables.

Avoue que tu ferais une infirmière pas mal hot!

[Étonnée, elle éclate de rire.] Je ne me perçois tellement pas comme ça! Être sexy n’a jamais fait partie de mon désir intérieur. Adolescente, je me sentais extrêmement inadéquate. J’étais coincée, timide, même si j’ai été mannequin. Comme quoi l’image qu’on projette ne reflète pas nécessairement,notre état intérieur! Mais bon, mon côté nerd paraît quand même un peu, non? Pour moi, une femme sexy, c’est une bomba latina! Ce qui n’est pas exactement mon cas! (rires)

Entre nous, il n’y a pas qu’un seul modèle de sex-appeal

C’est vrai. Et je pense aussi que toutes les femmes ont le droit de se sentir sexy en dépit du temps qui passe. J’ai mis du temps à conquérir ma féminité et à en tirer du plaisir. Je ne parle pas ici de séduction ou de pouvoir sur les autres – car elle est là, la blessure –, mais de pulsion sexuelle et de vitalité.

Que nourris-tu le plus dans ta vie personnelle?

Les liens avec mes proches, avec ceux que j’aime et que j’ai choisis. Ils sont très importants, tout comme ma quête de paix et d’une certaine intériorité… Je peux être seule et bien. Mais je ne suis pas ermite pour autant! (rires)

Que fais-tu pour lâcher ton fou?

Ma folie, je l’exprime à travers l’humour et le rire. J’ai adoré jouer dans Le cœur a ses raisons et dans Morte campagne [parodie de «film» dans la série Les bobos]. J’aime me bidonner devant des comédies comme Bridesmaids et danser sans retenue, quand j’en ai l’occasion. Il m’arrive aussi de chanter du AC/DC à tue-tête en voiture, avec une amie: je connais les paroles par cœur!

En terminant, qu’est-ce qui te donne de l’élan?

C’est l’idée que le monde puisse aller mieux. C’est naïf, tu ne trouves pas? [Elle marque une pause.] Ça m’émeut de le dire, mais je crois que même si la vie est parfois difficile, je peux affirmer sincèrement que je la trouve belle!