L’air est humide et collant, et une pluie fine menace de tomber. Emma Watson et moi cherchons un endroit où nous assoir dans Central Park. Alors que nous errons en quête d’un banc, des inconnus l’accostent pour lui demander de se faire prendre en photo avec elle ou pour lui réclamer un autographe. Je constate qu’elle est passée maître en matière de patience et de politesse, tandis qu’elle décline ces invitations l’une après l’autre, afin que nous puissions mener l’entrevue.

Quand nous trouvons finalement un banc, il est trempé. Je suis inquiète à l’idée qu’elle abîme sa magnifique robe crème signée 3.1 Phillip Lim en s’assoyant. Elle, une des jeunes actrices les mieux payées (elle a reçu 30 millions de dollars pour les deux derniers volets de la saga Harry Potter!) et les plus respectées de Hollywood, semble s’en moquer. «Attention à ta robe!» lui dis-je, en lui tendant des mouchoirs en papier. Pendant que nous essuyons les gouttes de pluie, d’autres passants, surexcités, foncent vers nous. Je les trouve plutôt envahissants, mais Emma, qui a maintenant 24 ans, vit ce genre de situation depuis qu’elle en a 9. Elle garde son calme avec un professionnalisme impressionnant.

En fait, l’actrice dégage une telle confiance en elle qu’elle pourrait bien un jour changer le monde. Elle a d’ailleurs déjà commencé à le faire.

Samedi 20 septembre 2014, au siège des Nations Unies,
 à New York


Emma est si nerveuse quand elle monte sur le podium que je ne peux m’empêcher d’agripper le bord de mon siège, dans un élan de solidarité. Ses mains tremblent et, lorsqu’elle prononce les premiers mots de son discours, nul ne peut ignorer les chevrotements de sa voix. «Nous lançons aujourd’hui une campagne appelée HeForShe, annonce-t-elle. Je vous tends la main parce que nous avons besoin de votre aide. Nous voulons mettre un terme à l’inégalité entre les sexes et, pour y parvenir, nous avons besoin de la collaboration de tous.»

Peu à peu, Emma, qui est la plus jeune Ambassadrice de bonne volonté de l’histoire de l’ONU, retrouve tout son aplomb et son magnétisme. Les mots de son discours, qu’elle a composé elle-même, se mettent à couler avec passion. «J’ai commencé à m’interroger à propos des préjugés sur les sexes il y a très longtemps. J’y ai pensé à 8 ans, quand on m’a dit que j’étais autoritaire, parce que je voulais diriger les pièces que mes camarades et moi montions pour nos parents – ça m’a troublée, parce qu’on ne disait pas ce genre de choses aux garçons qui se conduisaient de la même façon. J’y ai pensé à 14 ans, quand j’ai commencé à être sexualisée par certains médias. Puis à 15 ans, quand mes amies ont quitté les équipes sportives qu’elles adoraient parce qu’elles ne voulaient pas devenir trop musclées. Et encore à 18 ans, quand j’ai constaté que mes amis masculins semblaient incapables d’exprimer leurs sentiments. J’ai décidé que j’étais féministe. Pour moi, ça allait de soi.»

Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, lui adresse un sourire, et l’assemblée des 700 VIP des Nations unies semble sous l’emprise de cette jeune femme charismatique. Pendant que tout le monde attend la suite du discours, il y a de l’électricité dans l’air. En une vingtaine de minutes, Emma Watson 
devient sous mes yeux une personne susceptible de véritablement changer les choses. Et dès qu’elle termine 
son allocution, l’auditoire se lève spontanément pour l’applaudir; une 
activiste est née. Le nouveau visage 
du féminisme esquisse un sourire.

Plus tard, au cocktail organisé 
pour célébrer le lancement de la campagne HeForShe, ce petit bout
 de femme est assailli par une nuée 
de sympathisants. Elle me remarque
 dans la foule (nous nous étions déjà rencontrées à la remise des Elle Style Awards et à une séance photo en 2009 pour sa première parution sur la couverture de Elle UK) et elle se dirige vers moi pour me prendre dans ses bras. Je suis un peu étonnée par un tel épanchement, car Emma est généralement réservée. Mais, ce soir, elle est pleine d’énergie, enflammée par l’effet qu’a produit son exposé digne d’une chef d’État.

Depuis cette soirée, le mot-clic #HeForShe circule dans le monde entier; il est devenu si populaire que Twitter l’a fait peindre sur un mur de son quartier général, à San Francisco. Le discours d’Emma a fait les manchettes pendant une semaine, et des millions de personnes ont affiché le lien de la vidéo sur leur page Facebook. Des amis à moi me l’ont aussi fait parvenir, en me priant d’interviewer Emma en leur nom et au nom de leurs filles adolescentes.

Il est merveilleux de pouvoir maintenant compter sur cette jeune femme délicieuse, à la fois réfléchie et curieuse, pour parler du féminisme et inspirer une nouvelle génération.

Retour au dimanche 21 septembre, à Central Park

«J’ai attendu pendant des années de pouvoir faire ça, affirme Emma sur ce banc humide. Quand j’ai terminé mes études [NDLR: elle a obtenu son diplôme de littérature anglaise à l’université Brown, à New York, en mai 2014], j’avais l’impression qu’il manquait quelque chose dans ma vie. Je souhaitais poursuivre ma carrière d’actrice, mais je voulais aussi autre chose.

PLUS: 5 citations d’Emma Watson sur le féminisme

«Je n’ai pas toujours été à l’aise avec le fait d’être célèbre et je me suis débattue avec ça par le passé. Mais, bizarrement, être ambassadrice de l’ONU est une façon pour moi de donner un sens à ma notoriété. J’ai trouvé un moyen de la canaliser autrement, ce qui me permet de la gérer beaucoup plus facilement. Et puis, le féminisme est une cause en laquelle je crois vraiment. Le rôle du féminisme n’est pas de vous dicter votre conduite. Ce n’est ni un précepte ni un dogme. Il vise essentiellement à vous donner le droit de choisir. Si vous voulez être candidate aux élections présidentielles, vous le pouvez. Si ça ne vous dit rien, c’est très bien aussi. Que vous vous épiliez les aisselles ou non, que vous portiez des chaussures plates un jour et des talons hauts le lendemain, tout ça est sans importance. Ça n’a rien à voir avec le véritable sens du féminisme.

Emma-Watson-ELLE-Quebec.jpg«Nous voulons donner aux femmes le pouvoir de faire exactement ce qu’elles veulent, d’être fidèles à leur vraie nature. Nous voulons qu’elles puissent profiter de toutes les occasions qui leur permettent de s’épanouir. Les femmes devraient se sentir libres. Il n’y a pas de féministe type; rien ne dit que vous devez correspondre à un quelconque ensemble de critères.»


Quand j’ai préparé les questions de cette entrevue, je craignais d’avoir à donner un vernis d’authenticité aux propos d’Emma Watson. Après tout, si on ne la connaît pas, on pourrait être porté à croire que cette actrice, devenue célèbre en incarnant la sorcière Hermione, prête tout simplement son nom à une cause, comme le font beaucoup de célébrités. Mais quand une personne s’adresse à une assemblée de leaders mondiaux, d’illustres universitaires, d’organisateurs de collectes de fonds et qu’elle promet de s’attaquer à l’épineuse question de l’égalité des sexes, elle doit savoir de quoi elle parle, sans quoi elle aura à tout jamais la réputation d’être un imposteur. Maintenant que je discute avec Emma, je me rends compte à quel point il était condescendant de ma part de penser qu’elle se contenterait d’un rôle effacé. D’ailleurs, elle n’a pas hésité à remettre ça, en janvier dernier, lors du Forum économique mondial de Davos, en Suisse. Elle y a offert un second discours afin de lancer la seconde étape de HeForShe, soit le programme Impact 10x10x10, qui encourage le public à partager avec la communauté HeForShe les moyens concrets pris pour favoriser l’égalité des sexes.


«Au début, j’ai cru que je devrais apprendre par cœur toutes les statistiques et les informations imaginables au sujet du féminisme. Puis, je me suis aperçue que c’était beaucoup plus efficace de faire ressentir des émotions. C’est ça que les gens retiennent. Et c’est dans ce sens-là que la célébrité peut m’être utile. Je ne prétends pas être une économiste ni une politicienne. Je ne suis pas non plus une experte dans tous les domaines. Mais j’ai soif d’apprendre.»

Quand je lui dis qu’elle avait l’air nerveuse la veille, elle pouffe de rire. «J’étais très nerveuse. Ce n’était pas facile pour moi de faire ça. Je me disais: "Est-ce que je vais aller manger avec ces gens-là après mon discours ou est-ce qu’ils vont plutôt me manger toute crue? Est-ce que ce sera moi le plat principal?" J’ai passé la journée de vendredi à relire mon texte en me posant des questions comme: "Crois-tu vraiment à ce que tu dis dans cette phrase-là?" Et chaque fois, la réponse était oui. J’espère que les gens ont vu que je me sentais vulnérable. J’espère que ça m’a rendue plus humaine.»

Emma semble particulièrement bien qualifiée pour se joindre à la croisade visant à persuader les hommes d’embrasser la cause du féminisme. Elle a quatre frères: Alex, qui a trois ans de moins qu’elle; Toby, le fils que son père a eu d’une autre union; et Andrew et David, les deux beaux-fils de sa mère.

Quand ses parents, tous deux avocats, se sont séparés, Emma avait cinq ans et elle a commencé à passer plus de temps avec son père. «Il s’est retrouvé seul avec mon petit frère et moi pour la première fois. C’était quelque chose de complètement nouveau pour lui. Alors, il s’y est pris à sa façon, en nous faisant participer à ses loisirs: la pêche, le cricket, le tennis, la lecture… Je ne me rendais pas compte qu’il y avait des activités "pour les garçons", et d’autres "pour les filles". On ne m’a jamais laissé entendre: "Ça, c’est pour Emma" ou "Ça, c’est pour Alex". J’ai tout appris: comment attacher un hameçon, comment pêcher, comment jouer au bowling. D’ailleurs, j’ai un très bon bras de joueuse de quilles. J’ai eu la chance d’être élevée dans une famille où on considérait que mes opinions valaient la peine d’être entendues. À table, ma mère et moi parlions aussi fort que mes frères. Pendant une certaine période, elle a été une mère célibataire sur le marché du travail. Elle n’était donc pas présente tout le temps, mais son exemple comptait encore plus à mes yeux. Cette femme a toujours eu de l’estime pour elle-même. Voir qu’elle avait un but et qu’elle se sentait bien me rendait heureuse quand j’étais petite.

PLUS: L’évolution du style de Emma Watson

«Je comprends que le mot "féminisme" n’est pas neutre. Historiquement, il a été associé à quelque chose d’agressif et il contient aussi le mot "féminin", ce qui le rend plus difficile à accepter pour les hommes. Mais il n’y a pas d’autre mot que celui-là. En m’engageant dans cette cause, j’espère qu’il sera redéfini. Nous devons faire comprendre à l’ensemble de la population que défendre le féminisme, les droits des femmes et l’égalité des sexes, ça ne veut pas dire haïr les hommes.»

Même si Emma est encore très jeune, je ne doute pas qu’elle fera un boulot prodigieux en tant qu’ambassadrice. Il faut garder en tête que son parcours de vie est hors du commun. Elle a travaillé sur les plateaux de cinéma de façon constante de 9 ans jusqu’à 18 ans, et c’était la seule des trois stars de Harry Potter qui n’était pas accompagnée par sa famille du- rant les tournages. Elle est ensuite partie étudier seule en Amérique. Puis, en 2010, elle est allée au Bangladesh avec des membres de People Tree, une entreprise de mode équitable. Par la suite, elle s’est rendue en Zambie avec Camfed, un organisme sans but lucratif qui se consacre à l’éradica- tion de la pauvreté en Afrique en misant sur l’éducation des filles. Et la semaine avant son apparition à l’ONU, elle était en Uruguay (où la hiérarchie politique est fortement masculine) avec des représentants des Nations unies pour encourager les jeunes femmes à voter. Bref, elle navigue depuis longtemps dans les domaines de la condition féminine, de la politique, de l’éducation et de l’emploi. Emma connaît son sujet.

Parallèlement, elle continue d’être une actrice de premier plan acclamée par la critique, et les rôles qu’elle choisit reflètent le changement dans ses priorités personnelles. On la verra bientôt dans Regression (sortie prévue l’été prochain), film dans lequel elle incarne une jeune femme traumatisée par les abus que son père lui a fait subir. Actuellement, elle produit aussi son premier film avec David Heyman, le producteur de la série des Harry Potter. Ce long métrage, basé sur le roman pour jeunes adultes The Queen of the Tearling, rappelle davantage Game of Thrones que, disons, Twilight. Emma s’est attribué le rôle d’une princesse en colère, qui se bat pour diriger un royaume en plein bouleversement. «Mon agent m’a appelée pour me dire: "Je vais être honnête avec toi: c’est une trilogie, cette histoire!" J’ai alors hésité à accepter, mais quand j’ai lu le livre, j’ai eu envie de passer trois ans dans cet univers-là. Ça sera une expérience intense, pour laquelle je vais devoir me mettre en forme, me muscler un peu et apprendre à manier une épée.» Récemment, on apprenait enfin qu’elle jouerait Belle dans le film de Disney La Belle et la Bête.

En marchant avec elle jusqu’à son hôtel, dans le Upper East Side, j’ai l’impression que je m’apprête à quitter une authentique battante. Je sais fort bien que si je lui demandais si on lui a déjà brisé le cœur, elle me répondrait oui. Et si je lui demandais si elle s’est déjà sentie très seule, elle me répondrait oui, encore une fois. À la fois vulnérable et forte. Vraie. Ce n’est pas d’hier qu’elle marque les esprits, Emma Watson. Ça fait déjà presque 15 ans que l’Hermione de Harry Potter captive les fillettes. Et tandis qu’elle s’engage pour la cause féministe, je n’ai aucun doute qu’elle continuera d’inspirer les gamines devenues grandes, les femmes de tous âges.

Parmi celles qui brandissent aujourd’hui l’épée d’un féminisme plus inclusif, je pense sincèrement qu’aucune n’est mieux qualifiée que cette fille sympathique, accessible, cultivée et toujours avide d’apprendre. Je lui souhaite bonne chance.  

À DÉCOUVRIR:
Sexiste, le Web?
Faut-il avoir honte d’être ambitieuse?
Culture du
«bitchage»: les femmes sont-elles leurs pires ennemies?