«Attends un peu, je vais partir mon enregistreuse, tu parles trop bien!» Je déteste réécouter mes entrevues – c’est pourquoi je ne les enregistre jamais –, me fiant plutôt à mes bons vieux hiéroglyphes. Mais cette fois-ci, je ne voulais manquer aucune des précieuses images dont me bombardait Annéli pour illustrer, dans toute sa singularité, sa vision du monde.

«J’ai quatre ans! Tu vas le voir si j’ai mangé des biscuits et que je n’aurais pas dû!» me dit-elle, par exemple, pour expliquer sa très – parfois trop – grande transparence. C’est ça, avoir le sens de la formule. On imagine à la fois la petite Anne-Élisabeth la bouche tout enrobée de chocolat, et la grande, tentant désespérément de camoufler le fond de son âme sans y parvenir. «Mon besoin de validation est toujours là, mais je le vois comme un gros dragon que j’ai appris à chevaucher», dit-elle à propos de son cheminement dans l’œil du public. Le voyez-vous, le dragon?

Anne-Élisabeth écrit même quand elle parle. C’est d’ailleurs une expression qu’on utilise pour la dépeindre dans le milieu de l’improvisation, où elle a fait sa marque. «La première chose que j’ai vue chez elle, c’est sa grande qualité d’écriture», se souvient Suzie Bouchard, elle-même improvisatrice, humoriste et complice dans la création du spectacle Jalouse. Le propre de l’improvisation, n’est-ce pas justement qu’elle ne soit pas déjà «scriptée»? «Oui, mais en impro, on parle quand même de l’écriture des joueurs, m’explique Suzie. Il y a des joueurs qui sont de grands interprètes, mais dont l’écriture est limitée. Ils recourent davantage à des clichés, ce qui donne des impros plus redondantes.» Vous aurez compris qu’Annéli, comme tout le monde l’appelle, ne tombe pas dans cette catégorie.

Il n’y avait rien d’étonnant, donc, à ce qu’elle prenne la plume pour son premier one woman show. «Comme elle est comédienne, les gens pourraient penser qu’on l’a écrit pour elle, mais ce n’est pas le cas, révèle Suzie. Elle a rédigé la majorité des textes du spectacle, et Frédéric Blanchette [son metteur en scène et coscripteur] et moi, on a punché à quelques endroits.» De son côté, Simon Cohen, un scripteur humoristique aguerri, a rendu le tout plus… accessible. Le résultat est à la fois très audacieux et très fidèle à la personnalité d’Anne-Élisabeth.

Vous n’y trouverez donc pas les thèmes qu’abordent habituellement les humoristes qui croient ainsi plaire à l’extérieur du 514. Ce que je nomme les trois «S» de l’humour: le Sexe, les Situations cocasses et le fameux «S’tu moi ou…». Voilà notamment pourquoi la proposition est audacieuse: parce qu’elle reflète la perspective d’Anne-Élisabeth. Audacieuse, mais accessible dans son unicité. D’aucuns appelleraient ça de l’authenticité, un mot qu’elle déteste parce qu’il est galvaudé, mais qui la décrit bien. «Je suis allergique à tout ce qui est faux, dit-elle. Les faux fins, le faux fun, la fausse confidence, les faux moments magiques.»

Sur scène, ça donne une Anne-Élisabeth qui mord avec un plaisir évident dans les longues tirades qu’elle a composées et qu’elle maîtrise comme une comédienne sait le faire. On est loin du stand-up traditionnel. «J’ai simplement ouvert mon cœur en me demandant ce que j’avais envie de dire.»

Ted Belton

Et ce dont elle voulait parler, c’est de jalousie, un sentiment qui semble avoir traversé sa vie: les premiers écueils de l’enfance, l’écart qu’on observe entre soi et les autres femmes, toujours plus grandes, plus blondes, plus habiles en conduite automobile manuelle, l’envie qui nous ronge en regardant le compte Instagram d’une voisine… Si elle peut aborder avec autant de candeur une émotion qui n’a pas toujours bonne presse, c’est qu’elle l’a mise derrière elle. «J’ai réglé beaucoup de choses dans la vingtaine. Aujourd’hui, je savoure la guérison.»

J’ai longtemps pensé que les personnes qui disaient oui à tout souffraient d’une profonde insécurité. En observant le parcours d’Anne-Élisabeth, on pourrait croire que cette crainte de ne plus jamais travailler n’a jamais été calmée. Faire de la radio? Oui. Animer un gala? Oui. Faire de l’humour? Oui. Jouer dans un film de zombies? Oui, pourquoi pas?

Mais son oui à elle signifie autre chose. «Je suis une addict au fun, j’aime jouer. Donc, à moins que le projet ne corresponde pas à mes valeurs, je vais généralement pencher du côté du oui.» Son oui est enthousiaste. «Il peut y avoir de l’insécurité derrière certains de ses choix, mais je ne pense pas que ce soit ce qui domine, précise Suzie. Elle a surtout envie de faire les choses.»

Toutes les choses. Ce qui inclut celles que d’autres ne feraient pas – comme la radio et le stand-up –, par snobisme ou par peur d’être cataloguées. «Ou par manque d’aisance!» ajoute son amie Magalie Lépine-Blondeau. «Comme actrices, on comprend qu’on doit se diversifier, mais ça ne veut pas dire que tout le monde sait le faire. Chez Annéli, ce n’est pas faux. Elle peut être accessible à la radio, sans être racoleuse, et rester l’intellectuelle qu’elle est.»

«Je n’ai jamais ressenti ardemment le besoin d’avoir des enfants. Il ne me manque rien. C’est la vérité.»

Anne-Élisabeth peut tout faire, et ne se prive pas de le faire. «Mes thérapies – elle en a fait quelques-unes! – avaient pour but que je ne marche plus sur une poutre. Je veux danser sur un grand plancher de bal», explique-t-elle. Elle ne s’est donc pas demandé si elle avait sa place à la radio à l’automne 2020, lorsqu’on lui a offert le poste d’animatrice à l’émission du matin de Rouge FM.

Mais quand des journalistes lui demandent si elle ressent le syndrome de l’imposteur à propos de son spectacle solo, elle répond sans fausse humilité. «Non, pas vraiment. J’ai joué dans la LNI, j’ai fait du théâtre, j’ai porté des films sur mes épaules, j’ai touché à plein d’affaires qui me permettent de maîtriser ce que je fais. Je vis un grand stress, j’ai le trac, j’espère toujours être à la hauteur, mais le syndrome de l’imposteur? Non.»

Absente de l’énumération de choses qui lui font envie: la réussite professionnelle de ses collègues. D’abord, par respect du public: «Les gens paient 50 $ pour venir me voir; je trouverais indélicat de me plaindre que d’autres ont plus que moi.» Mais aussi parce que la jalousie entre comédiennes est un mythe à détruire, comme le rappelle son amie et collègue Magalie: «C’est le métier qui met les comédiennes en opposition, parce que c’est l’une ou l’autre qui aura le rôle, mais après, on est appelées à travailler ensemble et à devenir de grandes amies qui se réjouissent l’une pour l’autre.» 

De toute façon, occupée comme elle l’est, Anne-Élisabeth n’a pas le temps de regarder ce qu’il y a dans l’assiette des autres. Elle admet toutefois qu’elle était contente d’enfin recevoir le téléphone d’ELLE Québec. «Je ne peux pas dire que je ne l’attendais pas, je l’attendais!» avoue-t-elle, après avoir passé des années à se demander pourquoi une telle avait eu son tour – parfois deux fois – et pas elle. «J’en faisais une affaire personnelle. Je me disais: “Je suis trop “laitte”, pas assez intéressante, je ne serai jamais assez big, je ne représente pas le glam, je représente la fille d’à côté qui mange du pâté chinois, je ne suis pas assez sexy.” Je me sentais snobée. C’est bébé, hein?» dit-elle, consciente que tout ce qu’elle projetait dans une couverture de magazine était irrationnel. Mais pour nommer si candidement de telles insécurités, il faut s’en être émancipée.

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Anne-Élisabeth arrive à la fin de la trentaine avec un sentiment de sérénité. Son besoin de validation est moins grand – le dragon, souvenez-vous – mais il en reste des relents. Elle aurait voulu que son papa puisse apprécier sa brillante performance dans Plan B, où elle incarne une policière au sens de la justice exacerbé. En entrevue, elle a plusieurs fois mentionné vouloir faire honneur à l’uniforme que son père, policier, a revêtu toute sa carrière. Ce qu’elle n’a pas eu la force de dire jusque-là, c’est que ce dernier, atteint d’une forme précoce de la maladie d’Alzheimer, ne reconnaît plus sa fille, ni dans la vie ni à l’écran. Dans la série, les scènes déchirantes de conflits entre Mylène et son père absent prennent un tout autre sens. «La relation père-fille, c’est la source de nos rapports aux hommes, de nos patterns, dit-elle. Dans la trentaine, on commence à avoir des réponses, et j’aurais eu besoin de réunification. C’est beaucoup de deuils en même temps: le deuil de la personne, mais aussi des discussions qui n’auront jamais lieu. La maladie me ravit ça.»

On comprend que sa pudeur l’ait retenue d’en parler avant. Pour ce qui est de sa relation avec les hommes, on sent que tout est maîtrisé. Elle vit un grand bonheur, celui fait de choses simples, avec l’humoriste Guillaume Pineault. On ne devrait pas avoir à le souligner, mais nous sommes quelques-unes à remarquer le flegme de Guillaume devant le succès de sa blonde, qui est entrée par la grande porte dans un milieu qu’il a mis des années à percer. «Il ne se sent pas pantoute menacé, et je ne pense pas que tous les humoristes géreraient ça aussi sainement que lui», reconnaît Suzie Bouchard.

Même s’ils se sont connus tandis qu’elle rayonnait dans Les Simone et qu’il était encore considéré comme un humoriste de la relève, Guillaume n’a jamais été intimidé par la notoriété de son amoureuse. «On s’admire mutuellement. On se tire vers le haut», dit-il. Il a même l’impression que le fait qu’il n’ait pas été trop au courant du travail de sa blonde au début de leurs fréquentations a joué en sa faveur. «Elle venait d’avoir une date avec un gars qui n’en revenait pas d’être avec “Charlène”! Moi, Série noire, j’avais oublié que ça existait. Je la trouvais juste vraiment belle, cette fille!»

Après des années de montagnes russes émotionnelles dans des relations tortueuses, Anne-Élisabeth était prête à faire de la place à cette douceur. Au début de leur relation, les gens lui demandaient parfois ce qu’elle faisait avec ce gars ordinaire, ni ténébreux ni mystérieux. «J’avais envie de répondre que c’était la première personne qui m’ait offert un lift!» Une image, encore. «Évidemment ce n’est pas juste ça. C’est parce qu’il a le cœur gros comme un autobus et que je sais qu’il sera toujours là pour moi. Parce qu’il est sensible, intelligent, et parce qu’il a su voir derrière la petite personne autonome que je veux être, celle qui a des besoins simples, auxquels il peut répondre.»

Quelques minutes après que j’ai éteint mon enregistreuse, Anne-Élisabeth m’indique qu’elle doit courir au chevet de leur chienne, Pauline, hospitalisée plus tôt dans la semaine pour une gastrite intense. Je sais qu’il ne faut pas comparer l’amour qu’on porte à un chien à celui d’un parent pour son enfant, mais à voir ces deux-là s’inquiéter pour leur animal, difficile de ne pas les imaginer sur la voie de la parentalité. C’est un sujet que je n’aurais pas abordé avec Anne-Élisabeth – poser la question, c’est insidieusement imposer une pression indue aux femmes – si elle ne le faisait pas elle-même dans son spectacle. «J’ai de la difficulté à prendre un rendez-vous chez le dentiste pour moi. Je me vois mal en prendre un pour quelqu’un d’autre», dit-elle, lucide, sur scène.

Comme bien des femmes de 37 ans, la comédienne se bute à un point d’interrogation face à la question de la maternité. «Je n’ai jamais ressenti ardemment le besoin d’avoir des enfants. Il ne me manque rien. C’est la vérité. Mais, des fois, il me semble qu’on ne peut pas traverser cette vie-là sans enfants.» En même temps, elle envie Sarah-Maude Beauchesne qui, dans la dernière saison de Fourchette, assume complètement sa volonté de non-maternité. «Si seulement j’avais une réponse claire!» Ce n’est pas parce qu’on peut tout qu’on veut tout, et vice versa. Pour la suite, l’avenir – ou peut-être une prochaine couverture d’ELLE Québec – nous le dira. 

ELLE QUÉBEC — FÉVRIER-MARS 2022

ELLE QUÉBEC — FÉVRIER-MARS 2022Ted Belton

Photographie Ted Belton. Stylisme Nariman Janghorban. Direction de création Annie Horth. Coiffure David D’Amours (Folio Montréal, avec les produits Kérastase). Maquillage Geneviève Lenneville (Folio Montréal, avec les produits Dior Beauté). Production Estelle Gervais. Assistante au stylisme Manuela Bartolomeo.

Lisez notre entrevue avec Anne-Élisabeth Bossé, dans le magazine ELLE Québec de février-mars, offert en kiosque, en version numérique et en abonnement.

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