Nous avons toutes déjà entendu dire que la vraie beauté se trouve en soi, mais Angèle a découvert que c’était aussi là que naissait la liberté. Maintenant forte d’un CV impressionnant, qu’il serait bien peu écologique d’imprimer, la chanteuse se sait à sa place et n’a pas l’intention de la céder. Mieux encore, les dernières années lui ont appris à fixer ses limites. Elle m’accueille aujourd’hui dans son espace réservé.

VAN LAEKEN. C’est son nom de famille… et je dois humblement admettre que je l’ignorais jusqu’à ce que j’entame mes recherches pour cet entretien avec elle. Comme pour la majorité des personnes de ma génération, la simple mention de son prénom suffit à évoquer à la fois son talent, son engagement féministe et sa ribambelle de hits. Automatiquement, on pense à son clip Balance ton quoi (en référence au mouvement féministe français #BalanceTonPorc), qui a suscité quelque 110 millions de vues depuis sa sortie, en 2018. Il nous revient aussi en mémoire la mélodie de sa plus récente collaboration avec Dua Lipa sur la sensuelle chanson Fever, certifiée triple platine en Belgique au printemps 2021. Les plus initiés, quant à eux, revoient également ses débuts sur Instagram, où elle offrait d’abord des performances musicales humoristiques sans prétention.

C’est pour toutes ces raisons que, il y a un peu plus d’un an, j’ai proposé à mes collègues de Deux hommes en or et Rosalie de recevoir la sensation belge à l’émission. Mon équipe a été facile à convaincre, mais j’étais loin d’imaginer que la sienne consentirait à nous prêter l’un des joyaux les plus convoités d’Europe. Oui, Angèle avait accepté. Déjà, son humanité venait adoucir le lustre de son statut étincelant. J’ai souvenir que l’égérie de Chanel était d’une affabilité déconcertante quand elle s’est présentée. Désarmante, malgré tout. Son charisme l’avait précédée. Il faut savoir que l’auteure-compositrice-interprète a une touche magique bien distincte, avec laquelle elle arrive à transformer même le plus intimidant des profils en un visage familier. Les sceptiques expliqueront sans doute son adresse par sa surprenante humilité.

Royal Gilbert

MILLE ET UN APPRENTISSAGES

Aussitôt qu’elle se connecte à la salle de notre visioconférence, je me remercie d’avoir remisé fards et flaflas, et misé sur la sobriété. Dans mon écran se révèle une Angèle complètement naturelle, radieuse, comme si une étoile s’était matérialisée en une jeune femme. Son air décontracté tranche assez nettement avec l’effervescence qui a précédé la rencontre, où j’ai dû passer par l’entière équipe responsable de ses relations publiques avant d’avoir accès à la chanteuse. Polie, elle fait un peu semblant de se souvenir de notre échange de l’an passé. Impossible cependant d’oublier que derrière ce ton qui pourrait presque sembler débonnaire se cache une artiste et une femme d’affaires qui s’est rapidement imposée comme l’idole d’une génération. Aussi sympathique qu’elle soit, il s’agit quand même d’Angèle! Elle a cette prestance qui nous pousse systématiquement à incorporer une dose d’admiration à notre bienséance.

Semblant presque oublier que notre entrevue est la raison pour laquelle elle a été conviée, elle grignote un biscuit au chocolat, alors que Pépette, sa petite pépite de chien, roupille à ses côtés. «Ça ne te dérange pas que je finisse mon goûter?», me demande-t-elle, comme si j’avais le pouvoir de l’en empêcher. «C’est une journée tranquille aujourd’hui», me dit-elle. La voyant si détendue, j’entends le fantôme d’une dame âgée s’emparer de ma voix et s’enquérir à ma place: «Ah oui? Ça existe, dans ta vie, des journées tranquilles?» Elle me répond de but en blanc, sans jugement apparent. «Oui, ça existe, mais c’est rare, quand même.» Journée tranquille, certes, mais ce n’est pas une raison pour qu’elle dévie de son efficacité usuelle!

Encore faut-il mentionner que sa définition d’un horaire relax comprend un bon nombre d’entrevues après la nôtre, ainsi qu’un après-midi réservé à répéter son spectacle. (En comparaison, les journées tranquilles du commun des mortels doivent ressembler à une longue agonie!) Et il est impossible de deviner la discipline à laquelle elle doit s’astreindre pour maintenir le fragile équilibre entre mener une carrière internationale et conserver un semblant de santé mentale. La sienne, cela dit, ne fait pas semblant. Angèle a passé les dernières années à remplir son coffre à outils, et ça lui va bien. Il m’en faut peu pour comprendre cependant qu’elle n’a pas toujours pris soin d’elle.

Royal Gilbert

L’expérience qu’elle a acquise a fait d’elle une élève modèle. Elle a si souvent prononcé le mot «apprentissage» durant notre conversation, que, comme le chien de Pavlov, je ne peux plus le lire sans l’entendre avec sa voix! Depuis la sortie de son deuxième album, Nonante-Cinq, Angèle semble avoir mûri de 15 ans. Et surtout, chose impensable pour une artiste de son envergure, elle est sereine, posée, et consciente de n’avoir rien volé à personne. Après tout, elle était la seule dans ses souliers pendant les dernières années où elle a tant cheminé.

«Il y a des moments dans ma carrière où je n’ai pas pris de plaisir. Du jour au lendemain, je me suis retrouvée à un niveau vertigineux. Après la sortie du premier album, ma vie est devenue chaotique. Je n’avais pas les épaules pour porter tout ça. J’ai dû apprendre.» Peut-on vraiment apprivoiser totalement un mode de vie aussi effréné que le sien? Angèle m’explique qu’en réalité, la bête qu’elle a domptée, c’est principalement la peur de s’imposer. Pour sa survie, elle a fait un pied de nez aux conventions sociales qui poussent les femmes à s’excuser sans relâche. «Si je n’avais pas appris à me respecter, j’aurais fini engloutie par cet agenda qui se remplissait sans que je puisse donner mon avis, parce que je devais contenter tout le monde et être à la hauteur partout à la fois.» De toute évidence, le succès immense et la pression d’excellence sont de proches voisins.

Avec discernement, elle ajoute: «Ça m’est tombé dessus, mais j’ai aussi tout fait pour que ça marche. J’ai beaucoup travaillé pour que les choses fonctionnent comme je le voulais. Je possède en moi ce moteur qui fait que je ne m’arrête jamais.» Il n’y a pas à dire, avec Angèle, rien n’est laissé au hasard. Qu’il soit question de croissance personnelle ou professionnelle, les efforts qu’elle déploie ne se démentent pas. Mettre l’épaule à la roue ne lui dit rien, et je la comprends bien. N’investir qu’une seule partie de son corps à l’effort serait absurde pour celle qui a l’habitude de se donner corps et âme.

Royal Gilbert

RECONNAÎTRE SES PRIVILÈGES

Chaque idée qui germe dans sa tête est réfléchie et méticuleusement entretenue. C’est elle qui a semé les lauriers qu’elle a déjà commencé à récolter, mais je ne peux m’empêcher de m’enquérir de l’apport de Mère Nature, qui n’a pas lésiné sur l’engrais de la beauté. Au risque de la rendre mal à l’aise, je l’interroge sur sa plastique presque parfaite. Est-ce que ça lui a déjà nui d’être si jolie? Pour la première fois depuis le début de notre conversation, son assurance fait place à une prudence extrême. Elle cherche ses mots, bégaie, et s’en remet aux guillemets lorsqu’elle mentionne la beauté. Je sens qu’elle fait particulièrement attention à ne pas se mettre les pieds dans les plats. Quelles que soient les prérogatives dont on tire parti, les reconnaître et les nommer requièrent toujours un certain doigté. Mais Angèle n’est ni naïve ni désillusionnée. Elle sait comme nous tous qu’elle n’a visiblement pas été la dernière du bac à fleurs à piger dans le sac à faces!

«Correspondre aux critères de beauté, ça reste un sacré privilège, ça ouvre plein de portes. Ça serait hypocrite de dire que ce n’est pas le cas. Si j’avais chanté derrière un rideau, mon succès ne serait peut-être pas le même. C’est important de le dire et d’en parler, parce que c’est vrai! Cela dit, il faut aussi nommer le sexisme systémique, qui pousse les femmes à redoubler d’efforts pour être prises au sérieux.» À ses yeux, l’enjeu n’est pas exactement lié à la beauté, mais au rapport que l’on entretient à la féminité, ainsi qu’à l’importance qu’on accepte d’accorder à notre apparence. «Beaucoup de gens estiment encore que la coquetterie d’une femme est déstabilisante. Après, libre à chacun et à chacune de se soumettre ou pas au jeu des injonctions.»

La maudite. Elle est lucide en plus! Refusant de se prêter au jeu de la fausse modestie, Angèle insiste aussi sur l’importance du féminisme intersectionnel. «Peu d’artistes femmes sont écoutées et peu d’artistes racisées sont mises de l’avant. Je le dis parce que ça serait indécent de prétendre que mon succès n’est uniquement dû qu’à mon talent. J’ai eu à apprendre comment accepter avec humilité qu’en dehors de la part de légitimité qui revient à mes efforts, les privilèges dont je jouis doivent aussi être nommés.»

«Pour revenir avec quelque chose qui tienne la route artistiquement, je vais devoir m’éloigner un peu de mon personnage connu. Il faut que le point de départ soit moi, et non la commercialisation de quelque chose.»

Je suis fascinée par la dualité qui existe entre celle qui est à la fois ultraconsciente de ce qu’elle projette et celle qui valse avec la multiplicité de ses obligations et qui a tôt fait de s’accoutumer au poids de son succès. Angèle n’a pas eu d’autre choix que d’accepter qu’il y aura toujours une part d’elle-même qui ne lui appartient pas. Elle fait cependant la part des choses. «Je sais qu’il existe Angèle la chanteuse, et puis qu’il y a moi! Parfois, les choses se mélangent; il n’y a plus vraiment de limites, mais c’est important d’en créer.» Je m’explique mal ce qui distingue ces personnes l’une de l’autre. Après tout, elles partagent le même nom, le même corps et la même voix, ces deux-là! «La plus grande différence, c’est que la vraie Angèle est libre, tandis que l’artiste ne l’est pas complètement et ne le sera jamais. C’est impossible de l’être complètement quand on est aussi connue. On est exposée à trop de regards et à trop de pression.»

Si c’est Angèle la chanteuse qui écope aujourd’hui de la facture, de la rançon de la gloire, c’est quand même Angèle la fille qui a délibérément orchestré le grand banquet de son succès. Quand je lui demande laquelle des deux a davantage besoin de son alter ego, un ange passe. C’est la première fois qu’on lui pose cette question, ce qui confirme l’homogénéité entre elle et celle qu’elle appelle «son personnage de scène». «Dans la frénésie des tournées, où mes journées finissent à une heure du mat, où je dors dans un bus et où je ne peux même pas tomber malade, c’est clairement l’artiste qui a la priorité. Forcément, il y a des moments où Angèle le personnage public prend le dessus sur Angèle la fille, parce que ses enjeux sont plus importants.» Sauf que l’artiste dépend de l’humaine, parce que c’est à travers elle que naissent les démarches créatives. «L’important, c’est d’arriver à faire le transfert de l’une à l’autre.» Y est-elle parvenue aujourd’hui? Dans tous les cas, la fille avec qui j’ai échangé était solide sur ses pieds. Quelqu’un qui sait où elle va, qui s’y rend avec détermination et qui a compris l’importance de parfois s’arrêter en route pour apprécier le panorama. Angèle, la vraie autant que l’autre, a appris à protéger son énergie. À 27 ans, la jeune femme se rappelle que, peu importe la nature des limites qu’elle pose, ces limites seront toujours légitimes.

Je me déconnecte avec l’impression d’avoir assisté à un Ted Talk. À peine une heure en sa présence et me voilà débordante d’inspiration, grisée à l’idée de travailler et me sentant capable de tout. Je crois avoir assisté à un autre de ses tours de magie. Tout comme Dua Lipa, j’ai attrapé une sorte de fièvre auprès d’Angèle. Son insatiable soif d’accomplissement est contagieuse, et à la voir aller, tout porte à croire qu’elle est incurable. Penser à toutes les jeunes filles qui y seront aussi exposées me fait sourire.

Angèle poursuit sa tournée de concerts cet été, et son album Nonante-Cinq La suite est offert sur toutes les plateformes d’écoute en continu. ANGELE.LIVE

ELLE Québec — Été 2023

ELLE Québec — Été 2023Royal Gilbert

Photographie Royal Gilbert. Direction de création Olivia Leblanc. Artiste et designer Gab Bois. Maquillage Julie Cusson (artiste maquilleuse officielle Chanel Beauty). Coiffure David D’Amours (avec des produits Kérastase). Production Pénélope Lemay et Nalima Touré. Assistants à la photographie Pascal Fréchette et Huey Tran. Assistantes au stylisme Taj Ambar et Alexis Kossel. Assistants à la production Gilbert James et Aumahn Janae.

Lisez notre entrevue dans le numéro d’été 2023 du ELLE Québec offert en kiosque, en abonnement et en version numérique dès maintenant!

Lire aussi:
Angèle est en couverture du magazine ELLE Québec d’été 2023
Le shooting d’Angèle pour ELLE Québec