Quand Elle Québec m’a proposé d’écrire sur l’émotivité au boulot, je ne me doutais pas que je me retrouverais bientôt incapable de contenir mes propres émotions pendant mes heures de travail. Pourtant, j’étais prise dans un tourbillon depuis des mois: mon père était très malade et j’effectuais de nombreux allers-retours pour lui rendre visite à l’hôpital. J’avais néanmoins réussi à compartimenter ma vie de façon à ce que mon travail n’en souffre pas trop. Pas question de laisser la tristesse m’empêcher de livrer la marchandise, hein? Mon père est mort peu de temps avant Noël. Puis, début janvier, et à quelques jours de mon 35e anniversaire, mon amoureux m’a annoncé qu’il voulait rompre après quatre ans de vie commune. C’en était trop! Un jour, j’ai dû quitter précipitamment un meeting important pour me réfugier dans les toilettes parce que j’étais incapable de retenir mes larmes. Un peu gênant de revenir s’assoir après 20 minutes, les yeux et le nez rougis… Quelques jours plus tard, alors que j’étais au téléphone avec un client exigeant, je me suis entendue soupirer bruyamment, exaspérée. Mon interlocuteur n’a pas semblé apprécier. Garder mon chagrin dans un petit compartiment fermé à clé pendant les heures de travail? Ce n’était plus possible.

Je suis loin d’être la seule à m’être laissé emporter par les émotions au boulot. Élizabeth, 34 ans, responsable de la programmation dans un théâtre, m’a confié avoir pleuré de rage devant sa patronne un peu brouillonne qui avait égaré une réservation de salle. Catherine, 26 ans, coordonnatrice dans une agence de pub, m’a avoué avoir déjà «pété sa coche» lorsqu’elle se trouvait seule au bureau, tard le soir – puis d’avoir prié pour que les caméras de surveillance n’aient pas capté sa crise de larmes! Curieusement, les hommes que j’ai interrogés ne se souvenaient pas d’avoir été émotifs au travail. Il semble que les femmes soient les seules à se réfugier dans les toilettes pour verser quelques larmes…

La journaliste américaine Anne Kreamer a interviewé 700 hommes et femmes pour son ouvrage It’s Always Personal: Emotion in the New Workplace. Son constat: les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à avoir déjà exprimé leurs émotions au boulot (par exemple, 41% des femmes qu’elle a interrogées ont déjà pleuré au bureau, comparativement à 9 % des hommes). 

Ce qui ne veut pas dire que les gars n’expriment jamais ce qu’ils ressentent dans un contexte professionnel…«Les hommes manifestent leurs émotions différemment: ils se retirent dans le silence, deviennent plus impatients, plus autoritaires ou plus colériques», fait remarquer Sylvie Giasson, auteure de La dépression n’était pas dans mon plan de carrière.

Le hic, selon Anne-Cécile Sarfati, rédactrice en chef adjointe de Elle France et auteure de l’ouvrage Être femme au travail, c’est que le monde du travail est encore dominé par des valeurs masculines, comme la force de caractère et la maîtrise de soi, et que les épanchements sont considérés comme un signe de faiblesse. «Dans les sociétés occidentales, même si les femmes sont de plus en plus nombreuses, le travail est encore pensé par les hommes, pour les hommes», souligne la journaliste française. Voilà pourquoi tant de femmes croient qu’elles ont un comportement inadéquat dès qu’elles ne parviennent pas à contenir leurs larmes.

«Un homme ému au point d’avoir la larme à l’oeil est vu comme ayant une belle sensibilité. Alors qu’on dit d’une femme qui pleure au travail qu’elle « craque » ou qu’elle « pète les plombs »».

Ce qui joue également contre elles, c’est qu’on interprète plus favorablement les émotions si elles sont exprimées par un représentant de la gent masculine. «Un homme ému au point d’avoir la larme à l’oeil est vu comme ayant une belle sensibilité. Alors qu’on dit d’une femme qui pleure au travail qu’elle « craque » ou qu’elle « pète les plombs »», fait remarquer Anne-Cécile Sarfati.

On n’a qu’à penser au vidéo de Barack Obama versant quelques larmes lors d’un discours qu’il prononçait devant son équipe électorale à la suite de sa réélection en 2012. Pour la majorité des commentateurs politiques, cet épisode a montré la grande humanité du président américain. Mais aurait-on accueilli avec autant d’admiration ces remerciements larmoyants s’ils avaient été prononcés par Hillary Clinton? Que non! croit la psychiatre américaine Judith Orloff: «Les hommes supportent très mal de voir une femme pleurer. D’ailleurs, des recherches ont montré que la vue et même l’odeur des larmes féminines font baisser leur taux de testostérone et éveillent en eux un sentiment d’échec et de faiblesse. Or, dans un contexte de performance professionnelle, la testostérone est essentielle pour les hommes, puisque cette hormone leur permet de passer en mode « guerrier ». Voilà pourquoi ils réagissent souvent avec colère et mépris devant une collègue qui larmoie.»

Un changement de valeurs s’opère toutefois dans la sphère professionnelle. On le doit au nombre croissant de femmes qui sont promues à des postes de gestion, mais aussi à l’arrivée de la génération Y sur le marché du travail. «Ces jeunes travailleurs cherchent davantage à être authentiques et ont un rapport différent à l’autorité, explique Anne-Cécile Sarfati. Ils ont été encouragés dès l’enfance à exprimer leurs états d’âme et tolèrent donc mal les systèmes d’autorité rigides, qui les empêchent de le faire. Ils manifestent également plus volontiers leur enthousiasme ou leur engouement, peu importe leur sexe.» Signe des temps, la directrice générale de Facebook, Sheryl Sandberg, avouait il y a quelques mois qu’elle avait déjà pleuré au travail. Lors d’un discours prononcé devant les nouveaux diplômés de la Harvard Business School, la femme d’affaires a confié qu’elle n’hésitait pas à exprimer ses espoirs et ses peurs à ses collègues et qu’elle s’attendait à ce que ceux-ci fassent de même. «Je ne crois pas que nous ayons un moi professionnel du lundi au vendredi et un moi personnel le reste du temps. Imposer ce genre de barrière n’a jamais fonctionné et, dans le monde d’aujourd’hui, où on cherche des voix authentiques, vraies, c’est encore plus absurde», affirmait l’auteure d’En avant toutes, un essai sur les raisons pour lesquelles les femmes ont du mal à grimper les échelons professionnels.

Celles qui s’imposent un corset émotif dès qu’elles mettent un pied au bureau devraient-elles prendre exemple sur Sheryl Sandberg? La psychothérapeute Valérie Colin-Simard croit que oui. «En survalorisant l’intellect au détriment de leurs émotions, les femmes privent le monde du travail de quelque chose de très précieux. Les émotions nous fournissent des renseignements importants sur les situations et les gens qui nous entourent. Nous avons tout avantage à les écouter», affirme l’auteure de l’essai Masculin-féminin: la grande réconciliation, qui prône une réhabilitation des valeurs féminines dans la sphère professionnelle.

Selon le neurologue américain Antonio Damasio, nous aurions d’ailleurs tort de croire que nos sentiments entravent notre raison. Ses recherches ont plutôt démontré qu’éprouver de la joie ou encore de la peur jouerait un rôle crucial dans les décisions que nous prenons chaque jour. C’est ce qui explique notamment pourquoi l’intuition est souvent de meilleur conseil qu’une réflexion longuement murie.

«On sous-estime la richesse et le potentiel des émotions au travail, croit Sylvie Giasson. Lorsque celles-ci sont bien canalisées et exprimées, elles favorisent l’innovation et la collaboration dans les entreprises puisqu’elles nourrissent le dialogue entre les employés.» Le concept d’intelligence émotionnelle, popularisé par le psychologue américain Daniel Goleman, va d’ailleurs dans ce sens. Il semble en effet que les employés qui ont un bon «quotient émotionnel», c’est-à-dire qui sont capables de reconnaître et de bien communiquer leurs émotions, mais aussi de faire preuve d’empathie envers les autres, auraient de meilleures possibilités d’avancement que leurs collègues qui possèdent les mêmes compétences qu’eux. De plus, contrairement à la croyance selon laquelle la vie personnelle ne doit pas interférer avec le travail, des études menées par la firme de sondage américaine Gallupont montré qu’il existe un lien très fort entre le fait de tisser des relations interpersonnelles avec ses collègues et celui d’être satisfait de sa vie professionnelle. Et qui dit amitié dit confidences au sujet de ce qu’on ressent… De quoi nous convaincre que la boîte de mouchoirs a bien sa place dans le tiroir de notre bureau, à côté de l’agrafeuse et des post-it!

Les émotions au travail, c’est bien, mais il faut apprendre à les apprivoiser! Voici six trucs pour vous aider à y parvenir:

On respire par le nez!

Les émotions sont comme des vagues. Quand on est envahie par la tristesse, la frustration ou la peur, on se rappelle de prendre quelques profondes respirations pour calmer nos battements cardiaques et nous détendre. On s’inspire de la méditation et on porte notre attention sur les sensations corporelles qu’on ressent à ce moment-là. Ça nous permet d’apaiser la tempête intérieure qui nous agite et de revenir à un état plus gérable.

On prend du recul au besoin.

On ne devrait pas être gênée de dire: «Excusez-moi, cette situation me rend mal à l’aise, peut-on en reparler un peu plus tard, quand j’aurai eu la chance d’y penser un peu?» On peut aussi trouver un petit prétexte pour s’absenter quelques minutes et revenir une fois qu’on aura retrouvé notre calme. Ainsi, on évite de dire ou faire des choses sur le coup de l’émotion qu’on pourrait regretter plus tard.

On évite d’accumuler les frustrations.

Lorsque la colère ou les larmes se manifestent, c’est souvent parce qu’on n’a pas su dire ce qui n’allait pas avant que la marmite déborde. On prend donc l’habitude d’exprimer poliment et calmement nos insatisfactions, au jour le jour, à nos collègues et à nos supérieurs.

On pratique la communication non-violente.

On parle au je, donc on nomme ce qu’on ressent en évitant d’accuser les autres. On adopte aussi la technique du «sandwich». On commence par dire ce qu’on apprécie, on explique ensuite ce qui nous pose problème et on termine en demandant à l’autre de nous aider à trouver une solution positive.

On entretient de bonnes relations avec nos collègues.

L’empathie et les attitudes amicales rendent les milieux de travail moins austères et permettent d’exprimer plus librement ce qu’on ressent.

On reconnaît nos torts si on a gaffé.

On n’a pas pu s’exprimer de manière constructive? On s’excuse auprès des personnes qu’on aurait pu blesser. On a pleuré comme une Madeleine et on se sent gênée? On évite de culpabiliser et on se rappelle qu’on est humaine, après tout!

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