Si un jour on m’avait dit que je me trouverais des points communs avec une des femmes les plus puissantes du monde, multimillionnaire et diplômée de Harvard, j’aurais bien ri.

Et pourtant. Dans le livre qu’elle a publié en mars dernier, Lean in, paru quelques mois plus tard en français sous le titre d’En avant toutes – Les femmes, le travail et le pouvoir (JC Lattès), Sheryl Sandberg, la numéro deux de Facebook, parle de son manque de confiance en elle. Oui, oui, vous avez bien lu: cette superwoman de 44 ans avoue candidement souffrir du syndrome de l’imposteur, avoir du mal à accepter le succès, et attribuer sa réussite à la chance, à un travail acharné et à l’aide d’un tiers, et non à ses compétences et à ses qualités, comme le ferait un homme.

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Franchement, sur le coup, je suis tombée de ma chaise. Elle? Douter d’elle-même, alors qu’elle lévite dans la stratosphère du pouvoir? Je peux bien douter de ma petite personne dans ce cas… En confessant publiquement ses faiblesses, Sheryl Sandberg m’a donné le droit d’assumer les miennes. Et si je me fie aux discussions enflammées suscitées par son bouquin – qui caracole depuis sept mois sur la liste des bestsellers du New York Times -, je ne suis pas la seule.

Elle est comme nous!

«Quand j’ai lu son livre, je me suis dit: « Enfin, quelqu’un qui me comprend! » confie Karine Laparé, cadre en relations publiques. Mes craintes de ne pas être à la hauteur, ma difficulté à accepter les compliments, l’angoisse de ne pas pouvoir concilier une carrière stimulante et une famille sont des sujets qui me touchent énormément», poursuit la jeune trentenaire sans enfant.

«Moi aussi, je me suis reconnue dans ses propos», dit pour sa part Thérèse Maala, une gestionnaire de 39 ans. «Voir qu’une femme comme elle doit aussi jongler avec les horaires, sortir du bureau à 17 h pour souper avec ses enfants et se remettre au travail le soir, ça m’a rassurée.»

Karine et Thérèse ne sont pas les seules femmes à s’être senties interpellées par les propos de Sheryl Sandberg. En 2010, bien avant la sortie de son livre, cette mère de deux enfants avait donné une conférence TED, intitulée Pourquoi il y a trop peu de dirigeantes, traitant des mêmes thèmes.

Cette conférence a été vue deux millions de fois sur Internet, ce qui a décidé l’ancienne haute dirigeante de Google à creuser le sujet pour en faire un livre. Résultat: l’ouvrage s’est vendu à 450 000 exemplaires aux États-Unis, a été traduit en 25 langues et a suscité un immense intérêt médiatique.

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Il faut dire qu’En avant toutes – à la fois manifeste féministe, business book et livre de croissance personnelle – est «très complet, extrêmement bien documenté et aborde tous les sujets dont les femmes parlent entre elles, que ce soit la peur d’aller de l’avant, le succès, la conciliation travail- famille, etc.», explique Lucie Rousseau, coach de cadres supérieurs, qui a organisé un déjeuner autour du livre à l’Association des femmes en finances du Québec en juillet dernier.

«En ayant le courage de parler de ses peurs, elle a rejoint énormément de femmes qui vivent ou ont vécu la même chose, mais n’osent pas le dire. D’ailleurs, notre évènement a eu un succès fou! En général, l’été, de 20 à 30 personnes assistent à notre déjeuner-lecture. Cette fois-ci, on a vendu nos 60 billets en deux ou trois jours!»

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Sheryl Sandberg touche une corde particulièrement sensible chez les femmes: leur manque de confiance en elles. Et c’est en grande partie ce manque de confiance qui freine leur progression vers les plus hautes sphères du pouvoir, alors qu’elles sont de plus en plus diplômées, voire davantage diplômées que les hommes. Elles n’occupent encore que 20 % des sièges dans les parlements de l’ensemble de la planète, elles ne représentent que 4 % des PDG des 500 plus grandes compagnies américaines et leur salaire est inférieur de 20 % à celui des hommes. Selon la femme d’affaires, il est temps de renverser la vapeur. Et elle donne moult conseils pour le faire.

Féminisme 2.0

«Quand j’étais étudiante, raconte Sheryl Sandberg, mes amies et moi croyions naïvement que les féministes n’étaient plus nécessaires. […] Je suis entrée dans la vie active avec le même état d’esprit. Je me disais qu’au cas où le sexisme n’aurait pas encore disparu il me suffirait de prouver à ses tenants qu’ils étaient dans l’erreur.»

Vingt ans d’expérience ont eu raison de son bel optimisme. Aujourd’hui, cette femme qui se déclare fière d’être féministe conclut que le monde du travail n’est pas une méritocratie: malheureusement, il ne suffit pas de travailler fort pour réussir, et les femmes sont clairement désavantagées.

Évidemment, dit-elle, les règles des entreprises et les lois gouvernementales y sont pour quelque chose, mais un autre élément-clé nous entrave: notre attitude. Notre fameux manque de confiance en nous-mêmes qui nous empêche de nous valoriser et d’accepter des promotions à moins d’être super qualifiées, pour ne pas dire surqualifiées.

Notre peur d’échouer. Notre manque d’ambition. Notre habitude de nous sous-évaluer. Sans compter notre perfectionnisme et nos aspirations professionnelles revues à la baisse dès que le projet de fonder une famille se profile à l’horizon. Ouf!

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Vous reconnaissez-vous dans cette description? Moi, pas mal, je l’avoue. Et je me suis sentie plutôt piteuse en le réalisant… Heureusement, Sheryl Sandberg met tout de suite le holà à la tentation de nous flageller.

Si notre égo est un peu raplapla, c’est que nous avons été conditionnées dès notre plus tendre enfance à ne pas nous mettre en avant, s’emploi-t-elle à démontrer en citant de nombreuses recherches sur le sujet.

Dès notre plus jeune âge, notre leadership est découragé (on le qualifie péjorativement d’autoritarisme ou de contrôle). Par la suite, la culture populaire nous fait comprendre que carrière et famille sont difficilement compatibles. Avez-vous remarqué qu’au cinéma toutes les professionnelles sont à bout de souffle quand elles ont des enfants?

Et pour couronner le tout, notre identité féminine repose sur l’altruisme. En d’autres mots, on attend des femmes qu’elles soient des Mère Teresa et qu’elles s’occupent des autres, alors qu’on applaudit les hommes qui priorisent leur carrière et accumulent les promotions.

Avec tous les messages qu’elles ont intériorisés, comment voulez-vous que les femmes aient envie d’aller de l’avant, de s’imposer et de grimper les échelons? Surtout quand elles savent que le succès se paye à prix fort.

Une vieille bataille

«Ce que dit Sheryl Sandberg est tout à fait vrai», déclare Francine Descarries, professeure de sociologie à l’UQAM et chercheure à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF). «C’est même ce que les études féministes révèlent depuis 40 ans.

Alors qu’on avait réussi à ne plus associer systématiquement féminité et maternité dans les années 1970-1980, on est revenu en arrière depuis les années 1990. Voyez-vous toutes ces vedettes hollywoodiennes qui posent, béates de bonheur, avec leur bébé dans les bras? C’est comme si les femmes ne pouvaient être heureuses sans être mères.

Dans ce contexte, je suis contente de voir qu’une personne comme Sheryl Sandberg, qui est écoutée, lue et invitée à des conférences, dénonce ce que j’appelle « l’illusion de l’égalité ». L’illusion que les barrières institutionnelles et structurelles sont abolies, alors que les femmes sont encore assignées à la famille, loin du pouvoir et de l’autorité, qu’on réserve aux hommes.»

Le grand intérêt d’En avant toutes réside dans la crédibilité de son auteure, ajoutent d’autres femmes au fait de ces débats. C’est le cas de Stéphanie Leblanc, associée déléguée chez PricewaterhouseCoopers, dirigeante des ProfessionnELLES, un groupe visant la promotion des employées, et cofondatrice du magazine Premières en affaires. «Comme elle est à la tête d’une entreprise très importante, Sheryl Sandberg a une immense crédibilité dans le milieu des affaires.»

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La professionnelle de 43 ans, mère d’un petit garçon, trouve très intéressant le point de vue de la directrice de Facebook sur les enjeux féminins.

«Tous ses propos sont très justes et très bien documentés, commente-t-elle. Mais je crois qu’il y en a un en particulier à retenir. Elle dit qu’il faut assumer nos différences. C’est tellement vrai! La plupart des femmes essayent de se couler dans le monde des hommes en niant leur spécificité. C’est exactement ce que j’ai fait quand j’ai voulu un enfant. J’ai tout fait pour le cacher et je n’ai pas préparé mon congé de maternité. Tout ça parce que j’avais peur que ça me nuise. Aujourd’hui, j’ai compris que ça nuisait à tout le monde – à nous et à l’entreprise pour laquelle nous travaillons – d’avoir cette attitude. Une grossesse et un congé de maternité, ça se prépare, et c’est notre responsabilité de le faire pour ne pas être frustrées à notre retour au boulot.»

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Diane Bérard, chroniqueuse et blogueuse pour le journal Les Affaires, pense aussi qu’une des raisons du succès de Sheryl Sandberg est sa notoriété. «Je crois qu’elle arrive au bon moment, car les questions autour du pouvoir des femmes, notamment leur place dans les conseils d’administration, sont à l’ordre du jour ces temps-ci.

Et puis, elle n’a pas un discours de victime, ce qui est nouveau, et elle aborde de front un thème tabou, qui est le choix du conjoint. On blâme beaucoup les employeurs pour leurs politiques familiales insuffisantes, mais on ne dit pas aux jeunes femmes que, si elles n’ont pas un conjoint qui valorise leur réussite et accepte de partager les tâches équitablement, elles n’iront pas loin. Moi-même, je n’aurais jamais été rédactrice en chef de la revue Commerce pendant huit ans sans le soutien de mon chum!»

L’oeuf et la poule

Un bon conjoint, plus d’aplomb et moins de perfectionnisme, conseille donc Mme Sandberg à celles qui «souhaitent augmenter leurs chances de parvenir au plus haut niveau dans leur domaine ou d’atteindre un but, quel qu’il soit».

Pour que ces efforts soient récompensés, il faut aussi que le monde du travail change, estiment les spécialistes. Parmi eux: Monique Jérôme-Forget, qui a publié Les femmes au secours de l’économie – Pour en finir avec le plafond de verre (Stanké) l’automne dernier. Les entreprises doivent évoluer, dit l’ex-ministre des Finances et présidente du Conseil du Trésor.

Non seulement elles fonctionnent encore comme au temps où peu de femmes travaillaient, mais elles valorisent toujours les gens dont la carrière progresse sans interruption (impossible quand on doit s’arrêter ou ralentir pour faire des enfants) et qui ont des réseaux informels (les fameuses relations qui se nouent entre les hommes au golf, pendant que les femmes s’occupent des petits).

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Pour la sociologue Francine Descarries aussi, les efforts individuels des femmes sont inutiles tant qu’ils ne sont pas combinés à des changements de culture et de structures institutionnelles. «Le Québec a le taux de participation des femmes au marché du travail le plus élevé du Canada, explique-t-elle. Pourquoi? Grâce aux congés parentaux et à l’offre de service de garde.

C’est la preuve qu’il faut que la société évolue. Je crois d’ailleurs que, tant et aussi longtemps que nous n’aurons pas une conception égalitaire de la parentalité, les femmes se verront et réagiront toujours comme le « parent principal », celui qui assume la plus grande charge mentale vis-à-vis des enfants. Or, les parents principaux ne peuvent pas avoir la même place que les parents secondaires sur le marché du travail. C’est pourquoi le papa se sent encore très à l’aise de partir au bureau, alors que la mère culpabilise et refuse des promotions.»

Une idée à méditer, surtout la prochaine fois que le petit aura de la fièvre et qu’il faudra décider qui restera avec lui à la maison

Le modèle Sheryl Sandberg

Pour de nombreuses professionnelles, la directrice générale de Facebook est un modèle à suivre. Voici ce que trois d’entre elles en disent:

  • Lucie Rousseau, coach de cadres supérieurs et mère de trois enfants. «Aujourd’hui, à 55 ans, ma carrière en finances est pas mal faite, mais j’aurais aimé lire En avant toutes quand j’étais plus jeune. J’aurais eu davantage de courage et d’arguments pour revendiquer certains postes. Et j’aurais été plus sereine quant à mon choix de mener de front ma carrière et ma famille.»
  • Karine Laparé, cadre en relations publiques, sans enfant. «Elle m’a fait comprendre que oui, je pouvais tout avoir: une carrière et une famille. À condition que ce ne soit pas parfait!»
  • Stéphanie Leblanc, associée déléguée chez PricewaterhouseCoopers, mère d’un enfant. «Sa grande force, c’est d’être authentique et créative. Elle a su exprimer ses besoins et s’adapter au fur et à mesure de son parcours: quand elle était enceinte (en exigeant des places de stationnement près de l’entrée pour éviter de marcher longtemps) ou comme mère (en réorganisant ses horaires).»

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