«Un jour, à Bali, j’ai dit à ma blonde: “Tu vois ce rocher rouge qui sort de la mer? Imagine-le avec l’eau gelée ben raide tout autour…”» L’affirmation qui précède n’est pas une réplique de Mr. Freeze dans Batman & Robin, mais bien le commentaire d’un Québécois pure laine, l’explorateur Bernard Voyer. «En fait, il n’y a pas d’endroit que je n’aie imaginé complètement gelé», explique celui qui a notamment conquis le pôle Sud à skis de fond.

Bernard Voyer fait partie des inconditionnels de l’hiver québécois, cette frange peu visible d’individus qui trépignent à l’idée de vivre ivres de givre. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’une minorité, si on se fie aux observations de l’éminent géographe Louis-Bernard Hamelin. Celui-ci classe comme suit les hivernants québécois: 10 % qui haïssent l’hiver, 30 % d’irréductibles mordus qui en rêvent l’été, et 60 % qui considèrent que la saison froide fait partie de la réalité d’ici et qui composent avec la situation sans s’en plaindre, en s’y adaptant.

L’adaptation. Voilà le maître mot des sociétés nordiques. «L’humanité n’est pas née près des pôles, mais bien en Afrique, alors tous les peuples qui vivent dans les pays froids y ont migré avant de progressivement s’y adapter», explique Élise Dubuc, anthropologue à l’Université de Montréal. «Et à l’origine, les ancêtres des Québécois ne sont pas venus du Nord, mais de la France de l’Ouest», note Bernard Paquet, organisateur du Sommet mondial de la nordicité, qui s’est tenu dans la capitale provinciale en 1999. Encore aujourd’hui, il semble que le Québec compte bon nombre de mésadaptés hivernaux. Comment peuvent-ils s’en sortir?

Apprécier pour s’adapter

«La première chose à faire, c’est d’accepter son pays, car l’hiver et le froid sont des caractéristiques fondamentales du Québec», explique Louis-Edmond Hamelin. Pour y arriver, il faut d’abord observer cette saison dans ce qu’elle a de plus beau, à savoir son blanc panache de neige et sa luminosité. «L’été, la lumière est comme une lame de rasoir, tandis que l’hiver, elle est toute en rondeurs, en souplesse», remarque Bernard Voyer.

Pour bien apprécier l’hiver, il faut aussi se donner plus de temps, diminuer le rythme. Ça tombe bien: l’hiver, tout tourne au ralenti. Alors pourquoi ne pas suivre sa cadence? Dans son ouvrage Abolissons l’hiver! (Boréal), l’anthropologue Bernard Arcand rêve même d’une société où tout s’arrêterait pendant la saison froide, comme au temps de nos ancêtres qui trimaient dur l’été pour ensuite se la couler douce au coin du feu, de décembre à mars.

Sans aller jusque là, chacun peut faire son bout de chemin pour s’acclimater. Le Dr François Prévost, membre de l’expédition du Sedna IV dans l’Antarctique, en sait quelque chose. «La stratégie à adopter varie selon les choix personnels, souligne-t-il, mais on peut suggérer de rester actif (idéalement sous le seuil de transpiration excessive), de se vêtir correctement en fonction de la température, de manger et de boire à intervalles réguliers afin de ne pas sentir la faim ni la soif, et d’éviter les aliments trop salés, trop sucrés ou alcoolisés.» Coquetterie ou confort? À l’ère des vêtements high-tech (comme les impers «respirants», qui coupent le vent mais évacuent l’humidité, le pire ennemi du froid) et du principe multicouche (porter une superposition de vêtements qui sèchent vite, pour mieux répartir la transpiration), il est surprenant d’entendre encore gémir les frileux, l’hiver venu. «En fait, le grand problème de la ville dans le froid, c’est l’élégance: madame veut montrer son mollet fin et ne pas défaire sa coiffure; monsieur, lui, veut qu’on voie ses belles chaussures», avance Bernard Voyer. En habitué des régions polaires, l’explorateur précise que la première chose à couvrir pour éviter les frissons, c’est la nuque, là où se situe «le siège de notre thermostat intérieur, celui qui actionne notre système de chauffage ou de climatisation».

Cela dit, le corps humain sait s’adapter au froid, à long terme. « Par exemple, on note chez les Inuits une adaptation génétique, notamment par l’augmentation du métabolisme basal et par la distribution des glandes sudoripares actives sur le visage plutôt que sur le corps, mentionne le Dr Prévost.» Un peu comme les huskys, des chiens qui ne suent que par la gueule, et dont le corps reste étanche. Du reste, le simple fait d’évoluer au froid ralentit la «salle des machines» et limite la consommation de carburant. «À force de vivre dehors, notre organisme a moins besoin de chaleur», expliquent François Porcherel et Martina Lerner, des mushers (meneurs de chiens) du Centre-du-Québec qui passent l’hiver… dans une tente prospecteur, sorte de campement semi-permanent.

Actifs et hyperactifs
Une bonne façon de composer avec l’hiver, c’est de le prendre à bras-le-corps en s’adonnant à des activités sportives de plein air. D’une part, «les individus entraînés répondent mieux à l’exposition au froid, entre autres grâce à l’élévation de leur métabolisme basal et à un comportement bien adapté à l’hiver», affirme le Dr Prévost. D’autre part, jouer dehors permet d’entrer de plain-pied dans l’hiver et de voir davantage ses qualités que ses défauts. «Le plus bel exemple de l’acceptation de l’hiver nous vient des Scandinaves, souligne Bernard Voyer: les familles chaussent leurs skis de fond à la moindre occasion, on organise des compétitions de saut à skis en ville, ou encore de sacrées belles fêtes pour célébrer l’arrivée de la saison froide.»

Certes, la ville n’est pas le lieu idéal pour vivre l’hiver, mais les municipalités peuvent ajouter leur grain de sel – ou de calcium – pour nous le faire avaler. «Si, après une tempête, le déneigement peut être réglé en 24 heures, la perception négative de l’hiver aura tendance à s’amoindrir», estime Louis-Edmond Hamelin. Dans certaines villes scandinaves, comme Lillehammer, en Norvège, on laisse la neige s’accumuler et on la tape pour que les citadins puissent se déplacer en kicksled, une sorte de trottinette à patins. «À Oslo, on trouve des commerces équipés de vestiaires à skis; il y a même des gens qui se rendent au travail en skis de fond», indique Bernard Paquet.

Malheureusement, la situation est bien différente chez nous. «Le plein air hivernal est globalement en baisse au Québec», note Nathalie Schneider, rédactrice en chef du magazine Géo Plein Air. On a beau instituer des campagnes de publicité ou créer de toutes pièces des célébrations hivernales, on sent bien que le Québécois moyen préfère jouer les oiseaux migrateurs dès qu’il en a l’occasion. «Les Scandinaves, eux, s’assoient dehors autour des braséros pour discuter, au lieu de s’enfermer dans des centres commerciaux surchauffés», constate Louis-Edmond Hamelin. Le froid rend intelligent S’il est un point commun que le Québec partage avec les autres pays du Nord, c’est bien l’inventivité. Une des plus grandes multinationales québécoises, Bombardier, est née de la nécessité de s’adapter à l’hiver, quand un patenteux a eu l’idée d’inventer la motoneige. Et bien avant, les peuples autochtones y allaient de leurs propres trouvailles pour combattre la froidure. Ainsi, les Inuits ont vite compris que l’isolation thermique des vêtements est étroitement liée à leur capacité d’emprisonner l’air – mauvais conducteur du froid – entre deux pelures. À cet égard, Élise Dubuc signale que, «par grand froid, les Inuits portent deux couches de vêtements, l’un avec la fourrure de caribou tournée vers l’intérieur, et l’autre tournée vers l’extérieur».

En outre, les Inuits ont depuis longtemps réalisé que l’air chaud monte et qu’on peut évacuer le trop-plein d’un manteau en ouvrant le capuchon – une technique d’ailleurs reprise par l’industrie du plein air, et qui a inspiré l’ajout de fermetures éclair sous les manches.

« L’hiver réveille aussi notre imagination, constate Bernard Voyer, car c’est une période qui nous pousse à l’intériorisation, ce qui évite de trop stimuler l’activité cérébrale. Par exemple, nous sommes moins exposés aux couleurs et aux odeurs; notre cerveau dépense alors moins d’énergie, puisqu’il a moins de matière à traiter.» Du reste, la saison hivernale semble autant inciter au rapprochement que refroidir les ardeurs belliqueuses: en effet, selon le Dr François Prévost, les communautés bien adaptées au froid ont généralement un sens de l’entraide développé, et on y observe moins de violence entre les individus.

Bref, s’il continue de profondément diviser les Québécois, l’hiver n’est pas toujours le monstre que ses détracteurs se plaisent à décrier. Même qu’il entraîne des conséquences parfois insoupçonnées. «Ce que j’aime par-dessus tout de l’hiver, lance Bernard Voyer, c’est qu’il est un véritable bulldozer social qui aplanit tout: sous la neige, tout le monde est pareil, tout le monde est égal!»