Elle traîne dans ses bagages une adolescence trash, un viol subi à 17 ans, un passé d’escorte. Ses ouvrages comme ses films sont durs, crus, violents. Virginie Despentes a la réputation d’être sulfureuse, scandaleuse, vulgaire. Ou plutôt, avait. Son sixième roman, Apocalypse bébé (Grasset), pourrait bien changer la donne. Encensé par la critique, chouchouté par le public, il s’est retrouvé en lice cet automne pour plusieurs prix prestigieux, dont le Goncourt… et le Renaudot, qu’il a remporté.

Alors, à 41 ans, l’auteure et réalisatrice de Baise-moi serait-elle en voie de réhabilitation? La question la fait rire. «Un apriori a cédé, c’est sûr!» nous dit-elle au bout du fil, depuis Paris. Elle fait une pause, réfléchit; on dirait bien qu’elle s’allume une clope. «Avant, les critiques ne parlaient à peu près pas de mes livres, et les jurés des prix ne les lisaient même pas… C’était épidermique.»

De sa voix grave, rocailleuse, elle convient qu’Apocalypse bébé est plus accessible, moins argotique que ses autres romans. Mais elle fait remarquer que le vent a commencé à tourner grâce à son livre précédent, King Kong Théorie. «On s’est mis à me lire autrement, comme si cet ouvrage permettait de mieux comprendre ma démarche, mon point de vue.»

 

Un féminisme au «je»

Après la publication de cet essai-manifeste en 2006, Virginie Despentes a été considérée comme une des voix les plus contemporaines, les plus radicales et les plus originales du féminisme français. En plus de mettre le doigt sur les discriminations ancestrales dont les femmes font l’objet dans nos sociétés, et de montrer comment elles se rendent elles-mêmes prisonnières des diktats en matière de beauté, de désir et de séduction, elle revenait sur le viol dont elle a été victime dans sa jeunesse.

Pourquoi? «Je voulais écrire un livre féministe en passant par le « je ». Ça me semblait important de dire que ça m’était arrivé à moi. On est plein de femmes à avoir vécu ça. Souvent, on n’en parle pas; on a pourtant le droit de le faire! Même si je n’y pense pas tous les jours, ce viol, je ne peux pas le liquider: le passé, ça ne se change pas.»

Cet ouvrage traitait aussi de sa vie d’escorte, mais pas dans le but de dénoncer la prostitution. Au contraire, Virginie Despentes estime que ses clients étaient plutôt affables, attentifs et doux avec elle, «beaucoup plus que dans la vraie vie».

Elle a exercé ce métier pendant un peu plus de deux ans, avant de devenir écrivaine à 23 ans. À ses yeux, c’est pour celles qui continuent à effectuer ce travail, à le vivre au fil des années que c’est le plus difficile. «J’ai des copines qui font ça depuis plus de 10 ans. Elles ont accumulé des expériences malheureuses, tout en étant amoureuses et en ayant des enfants. Elles ne sont plus aussi pimpantes à 35 ou 40 ans qu’à 25. À tout ça s’ajoute la fatigue de faire un boulot qui n’est pas perçu comme un boulot, dont on préfère ne pas parler.»

Pour elle, c’est simple, si on pouvait considérer que c’est une profession comme une autre (comme celle d’infirmière ou de psychiatre, par exemple), ça ferait le plus grand bien à tout le monde. «Les prostituées peuvent apporter beaucoup de choses à leurs clients. Tous ces mecs qui ont un problème avec le sexe, elles peuvent les adoucir, les « détraumatiser ». Je parle évidemment ici de celles qui exercent ce métier librement, pas des gamines sans papiers qu’on change de pays et qu’on force à se prostituer!»

Vive le sexe libre!

La libération par le sexe, pour les hommes comme pour les femmes, elle y croit dur comme fer. En 2004, alors qu’elle se documentait afin de rédiger King Kong Théorie, elle a sillonné les États-Unis, l’Espagne et la France pour rencontrer des féministes prosexe et des artistes qui s’inspirent de ce mouvement de libération. En 2009, elle a tiré de ses interviews un documentaire, Mutantes – Féminisme porno punk. Elle voit ce film comme une réflexion sur le corps, le plaisir, la représentation pornographique et le travail sexuel. Pour elle, ce sont des outils politiques dont on doit s’emparer. «C’est toujours la même porno qu’on voit, partout. Il faudrait la diversifier, la sortir du ghetto.»

C’est ce qu’elle a elle-même tenté de faire il y a une dizaine d’années en adaptant son premier roman, Baise-moi, au cinéma. Résultat: victime de la censure, son long métrage a été interdit en France… avant de revenir en salle avec la mention «interdit aux moins de 18 ans». Ce qui a le plus choqué les bien-pensants, selon Virginie Despentes? «Montrer deux filles d’origine nord-africaine, issues de mariages mixtes, qui tuent des mecs pour se venger. En France, les petites Arabes, on les aime voilées et victimes. Si elles veulent prendre leur revanche parce qu’elles ont été violées, ça ne passe pas du tout.»

Que ses oeuvres soient qualifiées d’obscènes ne la dérange absolument pas. «Tant qu’on me laisse faire ce que je veux et rejoindre le public que ça touche!» Elle prépare un nouveau film, une adaptation de son roman Bye Bye Blondie, dont la sortie est prévue à l’automne 2011. Il raconte l’histoire de Gloria, une marginale malmenée par la vie qui a connu l’internement psychiatrique. Béatrice Dalle interprète cette femme poquée qui tente de renouer avec un amour de jeunesse. Dans le livre, il s’agit d’un homme; mais dans cette production, c’est une femme, incarnée par Emmanuelle Béart. La réalisatrice dit en être arrivée là après avoir cherché en vain un comédien pour donner la réplique à Béatrice Dalle. «On a longuement discuté toutes les deux, on a passé en revue tous les acteurs connus et moins connus. On a bien rigolé! C’est Béatrice qui a eu l’idée de remanier le récit pour qu’il y ait deux filles. Ça m’a plu.»

Le droit à la différence

Virginie Despentes est homosexuelle, mais depuis peu. Depuis six ans, en fait, lorsqu’elle est tombée amoureuse à 35 ans de la philosophe espagnole Beatriz Preciado, avec qui elle vit en couple aujourd’hui. «Ma vision de l’amour n’a pas changé, mais ma vision du monde, oui. C’est super agréable d’être lesbienne. Je me sens moins concernée par la féminité, par l’approbation des hommes, par tous ces trucs qu’on s’impose pour eux. Et je me sens aussi moins préoccupée par mon âge: c’est plus dur de vieillir quand on est hétéro. La séduction existe entre filles, mais elle est plus cool, on n’est pas déchue à 40 ans.»

Dans son dernier roman, Apocalypse bébé, elle met en scène une trentenaire qui découvre son homosexualité sur le tard, comme elle. Entre aussi en scène une lesbienne aguerrie, dite La Hyène, pour qui «l’hétérosexualité, c’est aussi naturel que l’enclos dans lequel on parque les vaches». Assez catégorique, comme vision, non? «Ça me semble juste. Mais je ne suis pas aussi désinhibée que La Hyène. Je suis plutôt timide, alors j’aime bien créer des personnages de grandes gueules.»

Parmi les autres répliques cinglantes de La Hyène: «Les adultes jouissent d’enfin pouvoir emmerder le monde, en toute impunité, au travers de leur progéniture. Quelle haine du monde a bien pu les pousser à se dupliquer autant?» Non, Apocalypse bébé n’a rien d’un manifeste antimaternité. Virginie Despentes, qui n’a pas d’enfants mais qui a songé un temps à en avoir, s’en prend plutôt aux parents qui abdiquent devant leurs responsabilités. Et au peu de place qu’on laisse aux ados dans nos sociétés. «On leur vend un tas de trucs, toutes sortes de gadgets technologiques, sans se soucier de l’usage qu’ils vont en faire. On ne leur apprend pas à devenir de jeunes adultes. Et on ne se soucie pas de leur faire une place. On prend toute la place.»

La même chose s’est produite pour les gens de sa génération, faitelle remarquer. «Ceux qui nous avaient précédés s’étaient approprié tous les emplois, toutes les utopies.» Adolescente, dans son Lyon natal, cette fille de fonctionnaires qui fréquentait le milieu punk, jouait dans un groupe de musique rap et se nourrissait des livres coup-de-poing de l’écrivain américain Charles Bukowski était fascinée par les drogués, les errants, les taulards. «Les gens normaux ne m’intéressaient pas. Et je n’avais peur de rien.» Elle ajoute, mifigue, mi-raisin: «Je serais catastrophée aujourd’hui d’avoir une fille comme moi!»

Dans Apocalypse bébé, on suit une adolescente en fuite, dont personne ne se préoccupe vraiment. Elle est remplie de colère, a des attentes qui ne sont jamais comblées. Elle cherche l’amour, l’amitié, elle tente de trouver des réponses dans le sexe, la politique, la religion. En vain. Constat pessimiste, au final. Virginie Despentes s’en désole. «J’aurais bien aimé trouver un autre dénouement, une fin heureuse, mais ça m’aurait paru artificiel. Je ne veux pas dire que tout est foutu pour toujours, mais quand je regarde autour de moi, je ne vois pas beaucoup de raisons d’être optimiste…»