JOUR 1

La veille du jour J, j’ai envoyé à mes contacts un ultime message: «Prenez note que je renonce à cette merveille technologique qu’est le courriel. À compter d’aujourd’hui, il n’y aura plus de service au @ que vous aurez composé.»

«C’est une blague ou quoi?» m’a dit mon amie Cécile au téléphone deux minutes après avoir reçu ma lettre de démission.

«Est-ce que ça va bien, mon chéri?» s’est inquiétée ma mère.

«Es-tu dépressif?» m’a demandé Pierre, un collègue.

Premier constat: renoncer au courriel en 2008 peut être interprété comme un problème de santé mentale.

JOUR 2
J’ai passé la journée dans un état quasi méditatif. Il faut dire que mon attention n’a pas été constamment sollicitée par l’irruption de courriels. Normalement, j’en reçois une soixantaine par jour. Et chaque message qui me parvient est suivi d’une alerte sonore. «Bloup!» En fin de compte, c’est un peu comme si un facteur frappait à ma porte toutes les 10 minutes pour me livrer un Post-it. Comment ai-je pu tolérer ça aussi longtemps? Une étude de Microsoft révèle que, après avoir répondu à un courriel, un employé prend en moyenne 15 minutes pour retrouver sa pleine concentration. Je n’ai pas de difficulté à le croire. Je peux le confirmer: j’ai l’esprit beaucoup plus aéré. Jusqu’ici, l’expérience est un succès.
JOUR 5

En côtoyant mes collègues de travail, j’ai constaté à quel point le courriel est ce qui cimente la vie de bureau. Sans lui, tout s’écroule. «As-tu lu le courriel de Marc?» «On aura une réunion demain à 10 h. Je vous envoie un courriel pour le confirmer.» «Je t’ai laissé un message dans ta boîte vocale pour te demander si tu avais bien reçu mon courriel…» On «se courrielle» à qui mieux mieux, mais devient-on plus productifs pour autant? Pas sûr.

Des chercheurs accusent ce merveilleux moyen de communication d’être un rongeur de temps, un casseur de productivité et un gros émetteur de pollution informationnelle. La firme de recherche Basex a même décrété que 2008 était l’année de la surinformation (information overload).Certains travailleurs reçoivent plus de 200 courriels par jour, sans compter les appels téléphoniques. Selon Basex, ça provoquerait des baisses de productivité qui se chiffreraient, pour les entreprises américaines, à 650 milliards de dollars par an!

Il y a quelques décennies, on nous promettait que l’ordinateur ferait disparaître le papier des bureaux. Au contraire, on en consomme deux fois plus qu’avant. On nous promettait aussi qu’on travaillerait plus vite grâce au courriel. Des promesses non tenues…

JOUR 9

Je l’admets, certaines choses se font plus vite par courriel. L’envoi de fichiers numériques, par exemple. Depuis le début de ma cure, pour transmettre un fichier électronique à un collègue, je dois utiliser une clé USB et me déplacer jusqu’à son bureau pour le lui remettre en mains propres. Et pour faire parvenir mes factures à mes clients, je suis contraint d’employer un moyen archaïque que mes grands-parents appelaient la «poste».
JOUR 13

Il y avait une pub à la télé aujourd’hui. Un gars débarque dans un party déguisé en patineur de vitesse. Tous les autres convives sont déguisés en cowboys. «Tu n’as pas reçu le courriel?» dit l’un d’eux. On comprend que le concept du party a été changé et que tout le monde en a été prévenu par courriel, sauf notre pauvre bougre. Le message est clair: sans courriel, vous pourriez passer pour un imbécile. Le cauchemar.

JOUR 15

Rendu à mi-parcours de cette expérience, je découvre que cette technologie a favorisé l’émergence de nouvelles relations que j’ai baptisées les «amis mous». Un exemple pour illustrer la chose. Voilà presque 10 ans, j’ai côtoyé un type qui a depuis déménagé en Europe. Nous n’étions pas très proches. C’était plutôt une connaissance. Or, le type en question a pris l’initiative de tenir ses contacts au courant de ses activités grâce à un bulletin périodique acheminé par courriel. Il a décroché un nouveau boulot, il est parti en vacances, il est maintenant papa, il est heureux, il prépare son retour au Québec et il se cherche un appartement sur le Plateau…
JOUR 26

Quatrième samedi soir du mois. Ma blonde est sortie. Je suis laissé à moi-même. Sauf que sans courriel ni Facebook, je ne suis plus seul «en réseau».

Je suis seul tout court.

Et comme la nature a horreur du vide, j’ai senti le besoin de partager ma solitude avec quelqu’un. J’ai donc sorti mon carnet d’adresses et me suis mis à le feuilleter. Le livret était noir de numéros de téléphone. Des gens que j’ai croisés à une époque ou à une autre de ma vie. Des ex, des collègues journalistes, des comptables, des dentistes, des optométristes, des relationnistes, des rédacteurs en chef.

Par contre, il y avait peu d’amis tout court. Vous savez, ceux à qui on téléphone lorsqu’on se sent seul tout court un samedi soir? J’ai essayé de joindre Émilie, une collègue de travail avec qui j’ai quelques atomes crochus. «Allô, Émilie? C’est Steve! – Steve? Steve qui? – Ben, Steve Proulx, voyons! – Ah, oui! Je… Je ne m’attendais pas à ton appel!»

Évidemment. Je n’avais jamais téléphoné à Émilie avant ce soir. Elle non plus ne m’avait jamais appelé, d’ailleurs. Pourquoi? On entretient des relations «courrielles » pendant des années sans jamais aller plus loin. Est-ce la paresse ou bien la gêne, qui nous coince, qui nous fait préférer le confort du clavier aux vraies rencontres?

Ce soir-là, Émilie et moi avons décidé qu’il était temps de prendre notre amitié au sérieux. Fini, les conversations par courriel interposé. Désormais, nous partagerons un repas chaque mois, pour jaser. Tout court.
ILS DÉBRANCHENT…

Aujourd’hui, tout le monde a trois numéros de téléphone (bureau, maison, portable), autant de boîtes vocales, deux adresses courriel (personnelle, professionnelle) et un forfait Texto. Et la pub fait tout pour nous convaincre d’acheter le dernier bidule qui nous fera communiquer à haute vitesse, de partout, avec plus de gens, les soirs et les weekends illimités, sur la route, au travail, au repos et durant les loisirs…

Il y a de quoi attraper le tournis. Ce n’est pas étonnant que plusieurs d’entre nous aient envie de couper quelques «cordons sociaux». Dans certaines compagnies, le vendredi est désormais le jour sans courriel. Des professionnels déclarent faillite de courriel en effaçant d’un coup tous leurs messages non lus. Un geste libérateur, semble-t-il.
D’autres sont encore plus extrêmes. Donald E. Knuth, gourou de l’informatique et auteur de la célèbre série d’ouvrages The Art of Computer Programming, a renoncé au courriel en… 1990!
Avant-gardiste, le monsieur. Sa raison: il veut pouvoir se concentrer sur ses écrits sans être interrompu à tout moment. L’acteur Bill Murray (Lost in Translation) va encore plus loin. Il y a quelques années, il a remplacé son agent par une boîte vocale.
Si un réalisateur veut lui offrir un rôle, il doit d’abord trouver le numéro de cette boîte vocale, laisser un message à M. Murray et espérer que l’acteur réponde. Ce qu’il ne fait pas nécessairement.
Au sujet de son excentricité, Bill Murray a déjà dit qu’il désirait simplement être «accessible selon ses conditions». Pas bête, l’idée.

Article publié originalement dans le magazine le MOIS/ANNÉE ELLE QUÉBEC

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