Depuis la reprise de l’Afghanistan par les talibans, les femmes sont peu à peu effacées de l’espace public. Elles sont aussi en première ligne de la crise humanitaire dans laquelle s’enfonce ce pays. Mais, malgré le danger, certaines d’entre elles résistent à la répression pour faire entendre leur voix et réclamer leurs droits. Voici le combat de deux femmes d’exception.

Zahra Joya

Faire entendre la voix des femmes

En septembre dernier, des femmes ont manifesté dans les rues de l’Afghanistan. Ce n’était pas sans danger. Certaines ont reçu des coups de fouet et de bâton électrique. L’une d’elles a été retrouvée assassinée en octobre, le corps criblé de balles. Deux Afghans ont été frappés avec des câbles pour avoir couvert ces événements dans les médias. Des journalistes afghanes ont aussi risqué le tout pour le tout afin de parler de ces manifestantes. Une fois dans la sécurité de leur foyer, elles ont écrit leur reportage pour Rukhshana Media, une agence de presse spécialisée dans les enjeux féminins et composée exclusivement de femmes journalistes.

Cette agence est dirigée par Zahra Joya, une journaliste afghane de 29 ans qui, après avoir été évacuée de Kaboul, en août 2021, continue de coordonner son équipe depuis le petit bureau d’une chambre d’hôtel de Londres. «Je parle avec mes collègues tous les jours, je fais des entrevues, j’édite les reportages, je publie des textes sur le site web, je suis responsable de la gestion des finances. J’ai beaucoup de responsabilités», explique-t-elle par vidéo-conférence. Zahra Joya a un visage rond et doux, mais elle n’a pas froid aux yeux. Elle a grandi dans un village du centre du pays soumis aux lois des talibans. À partir de l’âge de cinq ans, elle s’est déguisée en garçon afin de poursuivre une éducation inaccessible aux filles de son village. Pendant six ans, Zahra a été Mohammed; elle a révélé la supercherie à ses camarades, stupéfaits, lors de l’ouverture des écoles aux filles.

Puis, Zahra Joya a fait le saut vers Kaboul pour étudier et devenir journaliste. «Je souffrais de voir que j’étais l’une des seules femmes journalistes dans les salles de nouvelles», dit-elle. En décembre 2020, elle a décidé de puiser dans ses économies pour créer Rukhshana Media, une plateforme qui vise à mieux représenter les femmes dans les médias en Afghanistan.

Après quelques mois, Zahra a lancé une campagne de sociofinancement qui recueille un grand écho à l’international. Alors que plus de 250 médias afghans ferment leurs portes, Rukhshana Media a pris de l’expansion. Les textes de ce site web sont publiés en persan et en anglais. Cinq journalistes rémunérées y travaillent, tout comme une poignée de jeunes bénévoles qui veulent apprendre le métier. Les journalistes en Afghanistan travaillent principalement chez elles. Lorsqu’elles collectent des données sur le terrain, elles le font très discrètement. 

«C’est difficile pour elles, mais elles sont très courageuses», dit Zahra, qui explique que le travail de ces journalistes est d’autant plus important que l’Afghanistan traverse une période charnière de son histoire. «Je reçois sans cesse des messages d’Afghanes qui ont beaucoup de choses à dire. Les violences envers les femmes augmentent; ces dernières ne peuvent plus aller dans la rue ou décider de ce qu’elles portent. J’espère que la communauté internationale entendra les voix des Afghanes et reconnaîtra ce qui se passe en Afghanistan.» La journaliste ignore encore si elle recevra un statut de réfugiée, qui lui permettra de rester au Royaume-Uni, mais elle est décidée. «Je vais continuer mon travail comme journaliste. C’est ma responsabilité.» 

Pashtana Durrani

Ouvrir des écoles clandestines 

Lorsque les talibans sont revenus au pouvoir, en août dernier, l’activiste Pashtana Durrani n’a pas immédiatement tenté de fuir l’Afghanistan. Sans jamais dévoiler son emplacement, la jeune femme de 23 ans a donné des entrevues pour parler de la situation dans son pays. Elle a commencé une course contre la montre pour mettre en place un réseau d’aide, dont l’objectif est de compenser, à petite échelle, l’effondrement des services sociaux. Avec ses économies, elle a créé un centre de distribution alimentaire, une clinique et une école souterraine clandestine pour jeunes filles dans la province de Kandahar. 

«J’ai formé une équipe qui travaille jour et nuit», raconte Pashtana, qui continue de gérer ces initiatives par l’entremise de son organisme sans but lucratif, LEARN Afghanistan. Quelques semaines après avoir installé son réseau dans l’ombre, la jeune leader a finalement quitté son pays pour poursuivre ses études en innovation et développement durable aux États-Unis. Même si ses pieds sont sur un autre continent, sa tête reste connectée à son pays d’origine. «Je travaille dans deux fuseaux horaires différents. Le jour, je vais en classe et je fais de la recherche; la nuit, je travaille avec mon équipe [afghane].»

Pashtana Durrani parle vite; elle n’a pas beaucoup de temps. Avec son organisme, elle apporte une réponse humanitaire à la minorité hazara, persécutée par les talibans. Elle a mis sur pied une deuxième école clandestine pour adolescentes. Les étudiantes suivent des cours de formation générale, mais elles apprennent aussi le codage, la conception graphique ou la création de sites web. Les écoles souterraines sont fondées sur une technologie à faible coût, notamment grâce à un partenariat avec l’initiative Rumie, de Toronto. Pashtana explique qu’une fois formées, les jeunes filles pourront travailler en ligne de façon indépendante et gagner un salaire de 200 à 300 dollars par mois – ce qui représente un revenu familial dans le pays. L’instigatrice du projet affirme que toutes les mesures sont prises pour assurer la protection des étudiantes. Celles-ci prennent toutefois certains risques: si elles étaient découvertes, elles seraient sûrement battues.

Jusqu’à présent, la grande majorité des écoles secondaires du pays restent fermées aux filles. Une situation qui aura des répercussions à long terme dans le pays, selon Pashtana. «Cette année, les jeunes filles n’obtiendront pas leur diplôme, ce qui signifie que nous n’aurons pas d’enseignantes dans trois ans, de femmes médecins dans cinq ans ou de chirurgiennes dans huit ans. Ça va affecter la santé publique et l’éducation au cours des 10 prochaines années en Afghanistan.»

«J’ignore si j’ai de l’espoir», dit la jeune femme, qui se motive en pensant que ses actions feraient la fierté de son père, maintenant décédé. Pashtana a grandi dans un camp de réfugiés au Pakistan; son père était chef de tribu et défendait le droit des filles à l’éducation. «Je suis une Afghane et je vais continuer à me battre. Je sais que mon école n’est pas la solution pour les millions de filles exclues du système scolaire, mais peut-être puis-je faire une différence et aider notre peuple à continuer d’aller de l’avant.» 

L’Afghanistan dans la tourmente

Des milliers d’Afghanes ont réussi à fuir le pays après la prise de l’Afghanistan par les talibans, mais des millions d’autres y vivent toujours. Lors de leur prise de pouvoir, le 15 août 2021, les talibans ont voulu afficher au monde un visage moderne en tentant de s’écarter de l’image de leur règne brutal (de 1996 à 2001) et en promettant de respecter les droits des femmes. Mais, sur le terrain, la situation est tout autre. 

La plupart des femmes ne sont pas autorisées à reprendre le travail. Des femmes juges, des avocates, des policières et des soldates se cachent pour sauver leur vie. À l’échelle gouvernementale, les talibans ont remplacé le ministère des Affaires féminines par celui pour la Promotion de la vertu et la Répression du vice – soit, essentiellement, leur police religieuse rigoriste.

La prise du pouvoir par les talibans a entraîné des conséquences encore plus graves. Une grande portion de l’aide internationale qui maintenait à flot l’Afghanistan a été coupée, au moment où le pays a dû affronter l’une des pires sécheresses de son histoire l’automne dernier. Si la communauté internationale refuse de reconnaître le régime taliban, c’est la population afghane qui en souffrira le plus. Le pays s’enfonce dans l’une des pires crises humanitaires qui existe dans le monde, selon l’Organisation des Nations unies (ONU). Plus de la moitié de la population n’a pas assez de nourriture pour manger chaque jour; près de neuf millions de personnes sont menacées de famine. Les effets de la crise alimentaire sont particulièrement dramatiques pour les enfants en croissance et les femmes enceintes ou qui allaitent. Poussées par le désespoir, des familles ont même vendu leurs filles afin de survivre; la plupart de ces jeunes filles sont destinées au mariage précoce.

Le rude hiver afghan a aggravé la crise humanitaire, sans parler de la pandémie et de la violence commise par d’autres groupes terroristes, comme l’État islamique. «Les talibans perdent du terrain, et il est possible qu’on voie les gens prendre les armes, non pas parce qu’ils ont une idéologie, mais parce qu’ils ont faim», croit Pashtana Durrani. 

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