Le marketing d’influence, en soi, n’a rien de nouveau. À l’ère pré-Instagram, ce sont les vedettes de tout acabit – chanteuses, top-modèles, actrices, animatrices – qui orientaient nos achats de vêtements ou de maquillage en s’associant à une grande marque, en vantant le travail d’un designer ou en révélant leurs secrets de beauté. On se rappelle de Marilyn Monroe, influenceuse avant l’heure, qui a fait monter en flèche les ventes du parfum Chanel no 5 en affirmant s’en asperger d’un pschitt tous les soirs!

Depuis l’avènement des réseaux sociaux, le principe de base de cette technique marketing n’a pas réellement changé, mais ceux qu’on identifie comme «influenceurs», oui! Les Céline Dion ont fait place aux Kylie Jenner et aux Maripier Morin, qui à leur tour ont été remplacées par les Elisabeth Rioux et Lysandre Nadeau. En bref, les influenceurs se sont considérablement rapprochés des consommateurs. On oublie la renommée internationale! Quelques milliers d’abonnés sur Instagram suffisent aujourd’hui pour attirer l’attention des agences publicitaires. Et pour cause: selon un récent sondage de l’agence de marketing Collective Bias, les consommateurs seraient dix fois plus enclins à acheter un produit suggéré par un influenceur que publicisé par une vedette! L’«endossement par les pairs» prend donc du gallon, au Québec comme partout ailleurs sur la planète.

Tout «J’aime» a un prix

«Pour une marque, l’avantage de travailler avec des influenceurs, c’est que ceux-ci sont près de leur public, de leur communauté. Les consommateurs en viennent à les considérer comme des amis virtuels et se fient grandement à leur jugement. Lorsqu’une stratégie de marketing d’influence est bien exécutée, conçue autant en fonction des besoins du client que des intérêts du créateur de contenu, les résultats peuvent être vraiment convaincants», explique Franceska Dion, présidente et fondatrice de l’agence montréalaise FDM.

On pourrait aussi ajouter «payants», tant pour la marque que pour l’influenceur choisi pour en faire la promotion! Mais comme dans toute bonne affaire, certains tentent de tirer leur épingle du jeu de façon peu éthique. Une enquête de La Presse, parue en juin 2019, a eu l’effet d’une bombe dans le petit milieu des influenceurs québécois. Dans cet article, la journaliste Émilie Bilodeau racontait avoir créé de toutes pièces un compte Instagram à son alter ego, une jeune femme passionnée de course à pied, The Pretty Runner, et, en quelques clics peu coûteux, être arrivée à acheter assez d’abonnés et de mentions «J’aime» pour recevoir des demandes de collaboration lucratives de la part d’agences de marketing… et même de la Ville de Montréal! Le reportage mettait en lumière un problème bien enraciné dans l’industrie: l’influencer fraud, qui, selon une estimation de l’agence de cybersécurité Cheq, ferait mondialement perdre aux compagnies plus d’un milliard de dollars par année! #ouch

Malgré les règles entourant les collaborations rémunérées apparues au cours des dernières années, dictées au Canada par les Normes de la publicité, et le souci de transparence de plus en plus marqué de plusieurs créateurs de contenu, il est encore assez facile de déjouer la vigilance des marques et des agences, notamment par l’achat d’abonnés ou de mentions «J’aime», mais aussi par d’autres techniques plus créatives. Par exemple, certains utilisateurs ponctueraient leurs publications de fausses mentions de collaboration – du type #pub ou #produitsreçus –, dans l’espoir d’attirer l’attention de véritables agences… et de véritables contrats!

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OliviaPalermo (Imaxtree)

Vendre à des robots

Selon Roberto Cavazos, l’économiste qui a réalisé l’analyse de Cheq, près de 50 % de l’engagement (donc des commentaires et des mentions «J’aime») sur les publications commanditées serait… complètement faux! De grandes marques se sont fait avoir. Le géant des produits de beauté L’Occitane, par exemple, aurait fait affaire dans les dernières années avec des influenceurs dont 39 % des abonnés étaient… des robots. Pas idéal, comme public cible!

De l’avis de Franceska Dion, cependant, le marché québécois diffère. «C’est un petit milieu, plus facile à gérer… et à observer! Les gens se connaissent, et un imposteur est vite démasqué.» Selon elle, la solution repose sur l’éducation, celle des marques, des agences, des influenceurs et des consommateurs. «C’est la responsabilité des agences de faire leurs recherches, mais ils doivent aussi faire comprendre aux marques que les chiffres, c’est trompeur, et les diriger vers les créateurs de contenu qui s’arrimeront à leurs objectifs d’affaires, peu importe le nombre d’abonnés.»

Même son de cloche du côté d’Ashley Sivil, directrice de la stratégie numérique de l’agence montréalaise Bicom. Elle ajoute que, selon elle, un retour à l’ordre est en train de s’effectuer. «Il y aura toujours des gens pour abuser du système, mais il y a en contrepartie beaucoup d’influenceurs qui exercent leur métier dans les règles de l’art. Il y a dix ans, le marketing d’influence était plutôt marginal; c’était une solution de rechange aux médias traditionnels. Aujourd’hui, c’est une véritable ruée vers l’or; tout le monde s’y lance, avec une compréhension limitée des rouages de l’industrie. Et ça peut mener, bien évidemment, à des dérives.» La professionnelle affirme malgré tout rester optimiste quant à l’avenir de ce type de marketing. «Je sens qu’un équilibre se crée tranquillement, qu’on trouve des façons de faire qui fonctionnent.»

Reste que la triche continue d’être alléchante pour plusieurs. Dans un marché qui grandit à la vitesse grand V, et de façon plutôt anarchique, des chiffres gonflés équivalent souvent à des produits de beauté gratuits, des invitations à des soirées huppées arrosées au champagne – voire à des voyages tout-inclus, que ce soit dans Charlevoix ou à Saint-Tropez – et à des collaborations payantes. «Il commence à y avoir plus d’encadrement, et c’est tant mieux, dit Ashley Sivil. Les professionnels savent aussi mieux dépister les fraudeurs. Après tout, ce sont des faux comptes, des faux likes… mais des vrais billets de banque qui passent d’une main à l’autre! L’influencer fraud, c’est ni plus ni moins du vol.»

Heureusement, les gros joueurs sont de plus en plus vigilants. Les réseaux sociaux ont récemment déclaré la guerre aux bots et autres faux profils et pénalisent maintenant les achats d’abonnés et d’engagement en désactivant les comptes fautifs, notamment. Et ils ne sont pas les seuls à être méfiants; les consommateurs aussi commencent à déchanter…

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CaroDaur (Imaxtree)

La fin des influenceurs?

Selon une étude réalisée cette année par l’entreprise de marketing d’influence InfluencerDB, le taux d’engagement des influenceurs est à son plus bas depuis l’apparition du concept tel qu’on le connaît. Cette baisse coïncide avec l’augmentation en flèche des publications commanditées sur toutes les plateformes. À force de #ad, #sponcon, #pub, #partenariat, #collab, les influenceurs auraient perdu l’attention – et l’intérêt! – des consommateurs, même en trouvant des façons de plus en plus subtiles de monétiser leurs contenus. Une étude conjointe de la plateforme de gestion des relations influenceurs Traackr et de l’agence de communication Track PR sur le marketing lié aux produits de beauté estime que l’utilisation des mots-clics #ad ou #pub pour indiquer du contenu commandité a augmenté de 54 % au cours de la dernière année, mais qu’une publication ainsi signalée générera de 50 % à 80 % moins d’engagement que les publications organiques. De quoi refroidir les envies de transparence, tant du côté des créateurs de contenu que des marques!

«C’est important que les publicités soient clairement indiquées, puisque sur les nouvelles plateformes, on ne vend pas que des rouges à lèvres! On met aussi de l’avant des produits dangereux pour la santé, des produits amaigrissants ou coupe-faim, de l’alcool et des produits du tabac, par exemple. Et on propose le tout à un public jeune et facilement influençable, qui aspire souvent à ressembler aux personnalités qu’il adule sur les médias sociaux», dit Bonnie Patten, directrice générale de l’organisation américaine Truth in Advertising, un organisme à but non lucratif qui veut protéger les consommateurs contre les pratiques de marketing frauduleuses. Elle affirme que malgré les nouvelles règles entourant la publicité sur les réseaux sociaux, plusieurs marques et influenceurs continuent à ce jour de faire passer des publicités pour du contenu éditorial ou organique. Et les consommateurs sont encore nombreux à tomber dans le panneau.

Les influenceurs auraient donc perdu en efficacité – et en crédibilité! – à un point tel que certaines compagnies ont décidé d’arrêter complètement de faire affaire avec eux, voire de se retirer complètement des réseaux sociaux. La branche britannique des produits de beauté Lush, par exemple, a récemment mis un point final à sa présence sur Instagram, annonçant «ne plus vouloir payer pour apparaître sur le fil d’actualité de ses abonnés», et désirer plutôt créer une conversation organique avec ces derniers en retournant à des méthodes de marketing plus classiques. D’autant plus que les coûts liés au marketing d’influence ne cessent d’augmenter. Les dépenses des marques sur les réseaux sociaux auraient bondi au cours des dernières années, mais pas les visites sur leurs sites Web ou leurs plateformes. Un retour sur investissement douteux, qui mène de plus en plus de marques à repenser complètement leur approche sur les réseaux sociaux.

Le mot d’ordre de ce repositionnement? Authenticité. De toute part, on veut du vrai, du vrai, de l’encore plus vrai! Cette année, le titan Instagram a même commencé à tester une plateforme sans mention J’aime, afin que ses utilisateurs publient du contenu plus authentique, sans préoccupation de popularité. «Le mot authenticité est presque passé de mode, explique Franceska Dion. On l’a trop utilisé, à tort et à travers. Maintenant, on parle de vulnérabilité! C’est l’authenticité… poussée à sa limite!»

Selon Karl Hardy, un micro-influenceur montréalais comptant près de 15 000 abonnés, cette quête sans cesse renouvelée de contenu «véritable» mène à des débordements. «On remarque que les publications dans lesquelles on se présente de façon vulnérable obtiennent le plus d’attention; quand on parle de nous, de nos problèmes, de nos amours, de nos ruptures, de l’acceptation de notre corps, ça pogne! C’est alléchant pour les créateurs de contenu… mais c’est aussi dangereux. Je vois de plus en plus de gens s’approprier des causes et des mouvements légitimes pour promouvoir des produits ou pour faire plus d’argent. C’est assez dérangeant.» Le #bodypositivity pour faire la promotion de thés amaigrissants? Assez paradoxal, on l’admet!

J’influence, tu influences, il influence…

Devant la méfiance nouvelle des consommateurs envers les influenceurs vedettes et la quête incessante des marques pour du contenu qui paraît sincère et organique, une nouvelle arme s’est ajoutée à l’arsenal des agences de publicité: les nano-influenceurs, qui possèdent moins de 1000 abonnés. En bref, il s’agit de monsieur ou madame Tout-le-Monde, engagés par des marques ou des agences pour faire la promotion d’un produit ou d’un service dans leur (très petite) communauté en ligne, en échange d’un cadeau ou d’une invitation.

L’agence Bicom faisait le buzz, en 2018, en lançant l’escouade de nano-influenceurs B-Nation, qui, selon le communiqué de lancement, «propose de connecter des gens qui partagent des intérêts communs pour créer des communautés guidées par leurs passions».

Selon Ashley Sivil, les nano-influenceurs sont tout d’abord une façon peu coûteuse de créer du contenu. «On a été surpris de la qualité du contenu, des photos et des vidéos créés par nos nano-influenceurs, qui pouvaient ensuite être repartagés par les marques», dit-elle. C’est aussi une façon de rejoindre un public choisi avec une précision chirurgicale. «On a un profil extrêmement complet des influenceurs de B-Nation et de leur communauté, ce qui fait qu’on peut cibler facilement notre public selon l’âge, le sexe, la région, les intérêts. On appelle ça le publipostage 4.0!» L’agence crée donc des escouades d’environ 50 «vraies personnes» pour parler d’un produit de niche ou d’un spectacle, ou encore pour participer à un événement commandité par une marque. Et ça fonctionne! «Les résultats parlent d’eux-mêmes», lance Ashley Sivil.

Mais qui seront les influenceurs de demain, si tout le monde a le pouvoir d’influencer tout le monde? Une question à laquelle les pros de l’industrie devront rapidement trouver une réponse, entre deux #publicités et quelques #produitsreçus.

Photos: Imaxtree

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