Les hommes se noient dans des messages contradictoires et, dans leur confusion, perdent les femmes qui sont à leurs côtés, épuisées de devoir être à la fois leurs amoureuses, leurs mères et leurs psychologues. L’autrice et journaliste québécoise Liz Plank, qui a publié sur le sujet le livre For the Love of Men (St. Martin’s Press), se penche sur la question.

Mon malaise n’avait pas encore de nom, mais il était omniprésent. Partout où je me trouvais, j’entendais parler de la crise qui affectait les relations intimes entre les hommes et les femmes: dans les groupes de messages textes avec mes amies, dans les bribes des conversations que j’attrapais dans les cafés, sur mon fil Instagram… Les femmes qui se plaignent de leurs difficultés dans leurs relations avec les hommes, c’est loin d’être un nouveau concept! Mais je sentais que quelque chose avait changé. Soudain, on aurait dit que les femmes avaient baissé les bras. Elles avaient supporté la présence d’hommes qui étaient incohérents ou indisponibles sur le plan des émotions depuis trop longtemps. Elles voulaient aimer les hommes, mais, selon elles, les hommes étaient devenus impossibles à aimer.

Les hommes aussi étaient frustrés. Les femmes dans leur vie leur demandaient d’être plus sensibles, surtout dans la sphère privée, mais la société s’attendait encore à ce qu’ils cachent le fait qu’ils étaient des êtres capables de sentiments en public. Leurs blondes leur disaient de s’ouvrir, mais la société leur disait «de faire des hommes d’eux-mêmes». De quoi être mêlé dans son identité!

Une de mes amies a quitté son mari parce qu’il passait son temps devant la télé, refusant de passer du temps romantique en amoureux ou de suivre une thérapie de couple. Une autre est partie parce que son copain lui avait caché son problème de drogue et qu’il avait refusé, une fois pris la main dans le sac, d’aller chercher de l’aide. Le mari d’une autre connaissance refusait de prendre des anxiolytiques. Il était même offensé qu’on lui ait prescrit ce médicament contre l’anxiété. Tout ça, c’était plus que des problèmes de couple. C’était surtout des femmes aux prises avec les problèmes de santé mentale non résolus de leur douce moitié.

«La dépression chez les hommes ne ressemble souvent pas à la dépression chez les femmes», explique la journaliste Julie Scelfo, qui a commencé à étudier la question il y a près de deux décennies. «Elle se manifeste autrement, par l’entremise de la colère, de la toxicomanie ou de l’alcoolisme.» Selon elle, les hommes qui souffrent d’une maladie mentale n’en sont souvent pas conscients. Sa curiosité pour le sujet a été piquée par une étude de l’Université Clark, au Massachusetts, en réponse au fait que les hommes étaient réticents à reconnaître qu’ils étaient déprimés. Au lieu d’organiser des groupes de soutien pour «les personnes souffrant de dépression», les chercheurs avaient publicisé des réunions conçues «pour aider à réduire le stress de la vie». Résultat? Des hommes de tous les horizons se sont présentés en masse. «Les hommes n’admettent pas qu’ils sont déprimés, dit Julie Scelfo. Mais le stress n’a pas la même connotation négative que la dépression.» En d’autres termes, les problèmes de couple de nombreuses femmes seraient en fait une maladie mentale non diagnostiquée chez leur partenaire.

Nombre d’entre elles m’ont dit que, lorsqu’elles essayaient d’aborder le sujet avec leurs conjoints, ils se mettaient en colère ou se repliaient sur eux-mêmes. «Les seuls moments où je peux avoir une conversation en profondeur avec mon chum, c’est après qu’il a bu quelques verres», m’a confié l’une de mes interlocutrices.

L’histoire de ces femmes me semblait étrangement familière. En fait, j’entendais toujours la même rengaine. Les hommes éprouvaient des troubles émotionnels et, dans certains cas, des troubles de santé mentale, et n’avaient pas le langage, l’information pour les comprendre, encore moins pour en parler avec leurs partenaires. Les codes masculins, depuis toujours, leur disaient de «garder ça en dedans», et c’est exactement ce qu’ils faisaient. J’appelle maintenant cette crise «la grande répression». Les hommes grandissent en niant leurs émotions. C’est un détachement si pernicieux et si ancré dans notre façon de les élever qu’il est presque invisible… jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Pas étonnant que les hommes aient de la difficulté à gérer leurs sentiments: en tant que garçons, ils apprennent qu’ils n’en ont pas! L’expression et la gestion des émotions sont pourtant des compétences cruciales à développer pour vivre en société, mais les garçons qui osent s’y aventurer sont réprimandés. Les vrais gars, ça ne pleure pas.

Les émotions, lorsqu’elles sont enfouies, ne disparaissent pas; elles se manifestent d’autres façons. Les recherches du psychiatre Jeroen Jansz, de l’Université d’Amsterdam, ont révélé que les hommes ont autant de capacités émotionnelles que les femmes, mais qu’ils ne les exercent pas aussi souvent qu’elles. Le clinicien divise le modèle actuel de la masculinité en quatre composantes: l’autonomie, la réussite, l’agressivité et le stoïcisme. Il conclut que le stoïcisme encourage particulièrement le détachement émotionnel ainsi que la suppression de la douleur et de la vulnérabilité. Ce modèle, en fin de compte, a des répercussions graves sur la santé des hommes. Et maintenant que les femmes dans leur vie ne sont plus disposées à être des psys, des mères et des épouses, ce modèle a aussi des répercussions importantes sur leurs relations amoureuses et interpersonnelles. Pourtant, ce que les femmes demandent aux hommes est assez simple: du travail émotionnel. Une étude de l’Université de Virginie a examiné 5000 couples hétérosexuels et a permis de dégager le constat suivant: plus les hommes étaient doués en la matière, plus leurs partenaires étaient satisfaites. Les chercheurs ont noté que le bonheur d’une épouse, dans le contexte du couple, est en corrélation directe avec le travail émotionnel que son mari accomplit. En bref, le sentiment d’être comprise et d’avoir des liens affectifs avec son conjoint était le meilleur indicateur du degré de satisfaction conjugale d’une femme.

Mais pour plusieurs des femmes interviewées, ce travail émotionnel de leur partenaire faisait défaut. Et même si leurs mères et leurs grands-mères avaient supporté ce manque affectif au sein de leur couple, elles se demandaient aujourd’hui pourquoi elles devaient l’endurer, elles aussi. Pour la première fois de l’histoire, les femmes peuvent se détacher et s’éloigner des relations abusives ou déficientes sur le plan des émotions. Elles sont plus instruites et elles travaillent davantage aujourd’hui qu’à toute autre époque. Les femmes célibataires sans enfants ont le plus faible écart salarial avec les hommes – bien que les femmes de couleur gagnent encore beaucoup moins. En somme, plus les femmes sont indépendantes, moins elles sont susceptibles de tolérer des relations qui ne répondent pas à leurs besoins.

Alors que les femmes exigent que les hommes soient plus fluides sur le plan émotionnel, eux, de leur côté, reçoivent toujours un message très différent sur leur rôle, surtout dans le monde du dating. Au cours de mes nombreuses années passées à siroter des vodkas sodas trop chères en compagnie de membres de la communauté hétérosexuelle triés sur le volet, j’ai remarqué plusieurs tendances intéressantes, comme notre insistance collective sur le fait que les hommes paient la facture en signe suprême de respect.

Je ne sais pas exactement à quel moment on a convenu que les hommes devaient payer la note lors de rendez-vous, mais je sais que c’était bien avant que les femmes aient le droit d’avoir des opinions ou une carte de crédit. Même avec le temps et les avancées, cette tradition – pourtant sexiste – tient bon. C’est curieux. Nos propres règles sexuées imaginaires indiquent donc aux hommes qu’ils doivent payer pour un premier rendez-vous réussi, mais pas qu’ils doivent s’intéresser véritablement à la personnalité et à la vie de la femme devant eux, ou qu’ils doivent l’écouter activement lorsqu’elle parle de ce qui l’intéresse, par exemple.

«Dater», c’est difficile. Pour les hommes comme pour les femmes. Et c’est de plus en plus complexe, notamment à cause des changements dans les normes de genre. Les règles du jeu changent, et les hommes reçoivent des signaux contradictoires. D’une part, on leur dit que les femmes veulent être traitées comme des égales. Que, comme elles commencent à avoir plus de pouvoir d’achat et de statut dans la société, les hommes qui tentent de faire des choses pour elles – comme payer la facture! – sont condescendants, dépassés. D’autre part, on leur explique qu’être un homme, c’est être un gentleman. Et que la meilleure façon de montrer son respect au sexe opposé, c’est… d’être galant.

En tant que femme queer qui est sortie avec des femmes et des hommes, je peux dire que, pour moi, les relations homosexuelles ont été beaucoup plus faciles, parce qu’il n’y a pas de règles ou de rôles prédéterminés. La première fois que je me suis retrouvée à une date avec une femme, j’ai été sidérée. C’était la première fois que j’avais l’impression d’être moi-même à un premier rendez-vous! Les relations queer ont tendance à être plus fluides, parce que chaque personne est libre d’être qui elle est (ou veut être) dans la relation, en fonction de ses préférences plutôt que de rôles prédéterminés par la société. D’une certaine façon, ces relations constituent une expérience sociale et elles nous montrent à quoi les relations pourraient ressembler si le sexe n’était pas le facteur d’organisation des rôles le plus déterminant. Imaginez si on assignait les rôles dans les relations sur la base de caractéristiques arbitraires comme la couleur des cheveux ou la forme du lobe de l’oreille. Ce serait ridicule! Pourquoi alors les assigner selon le sexe? Il faut réfléchir à ce que la «déprogrammation» des rôles «de femmes» et des rôles «d’hommes» pourrait signifier comme changements dans les relations hétérosexuelles, même si ce ne sont évidemment pas tous les couples qui s’inscrivent dans ces rôles de genre traditionnels.

Le changement est d’abord et avant tout individuel, mais il doit aussi être collectif. Personne n’est véritablement à l’abri des normes spécifiques au sexe, et les messages que les hommes reçoivent au sujet de leur sexe les préparent à l’échec, surtout dans leurs relations intimes. La vulnérabilité émotionnelle n’est pas un signe de faiblesse; au contraire, c’est une nécessité pour établir toute relation saine. Mais ce n’est pas encore le message qu’on martèle à la gent masculine. Alors s’attendre, aujourd’hui, à ce que les hommes soient intelligents dans leurs relations sur le plan des émotions, c’est comme pousser une personne dans une piscine et s’attendre à ce qu’elle fasse une longueur en crawl, alors qu’elle n’a jamais nagé!

Mettre fin à la grande répression pourrait être l’un des plus beaux cadeaux à offrir… à tout le monde! Les hommes pourraient enfin avoir accès à toute leur humanité, et les gens – lire, les femmes! – qu’ils aiment n’auraient pas à faire ce travail émotionnel à leur place. Une situation gagnante pour tous, non?

Extrait de l’essai For the love of men: a new vision for mindful masculinity, de Liz Plank. Avec l’aimable autorisation de St. Martin’s Press.

 

CE QU’IL EN PENSE

L’écrivain, dramaturge, acteur et metteur en scène Steve Gagnon est l’auteur de l’essai Je serai un territoire fier et tu déposeras tes meubles – Réflexions et espoirs pour l’homme du 21e siècle (Atelier 10), qui traite de son propre rapport à la masculinité toxique.

Votre essai sur la masculinité toxique a été publié en 2016. Depuis, comment la conversation a-t-elle évolué, selon vous?

C’est un sujet qui est plus d’actualité, le mot est moins obscur pour le commun des mortels. Si j’avais à récrire mon essai aujourd’hui, je changerais certainement quelques passages. Je parlerais plus de patriarcat, du fait que les différences physiologiques entre les hommes et les femmes sont vraiment minces. Que le nerf de la guerre, c’est la socialisation, la construction sociale, et que c’est par l’éducation qu’on arrivera vraiment à se défaire des comportements traditionnels masculins toxiques.

En entrevue, Liz Plank affirme qu’on est maintenant à l’aise, en tant que société, avec les femmes qui se battent contre le sexisme, mais pas avec les hommes qui dénoncent le patriarcat. Qu’en dites-vous?

J’ai déjà entendu une phrase qui m’a marqué: «Un homme féministe, c’est bien, mais un homme qui se bat contre le patriarcat, c’est encore mieux.» Mais c’est vrai qu’un gars qui refuse de jouer la game de la masculinité toxique, de souscrire aux codes, ça crée encore des malaises. Je le sais, parce que je le vis souvent, même si je navigue dans des cercles de gars très peu machos. Il faut accepter, je pense, de créer une part de malaise, parce que c’est l’inconfort qui nous pousse à réfléchir.

Quelle est la place des hommes dans le débat féministe, selon vous?

Je pense que le mot «féminisme» rebute encore bien des hommes. J’aime parler de patriarcat, qui est un terme moins glissant, selon moi. Se battre contre le patriarcat, c’est une lutte collective, qui inclut tout le monde. Les comportements virils stéréotypés, le locker-room talk, la peur de la vulnérabilité ont tous des racines patriarcales bien ancrées. Entre parler du cul d’une femme dans un bar et la violer, il y a une marge, mais pour moi, ça part de la même place, soit la masculinité toxique, qui est elle-même profondément liée au patriarcat.

Plusieurs féministes critiquent le fait que les femmes doivent aider, accompagner les hommes dans cette libération. Selon vous, les hommes devraient-ils amorcer une démarche personnelle de remise en question?

Je pense que ça doit venir, d’abord et avant tout, de l’éducation. Il faut arrêter de nourrir la bête, et ce, dès la petite enfance. Mais ce n’est pas tout de le dire, il faut aussi mettre des structures en place pour aider les intervenants, les profs, voire les parents, à mieux jongler avec les nuances de l’identité de genre.

L’essai Je serai un territoire fier et tu déposeras tes meubles – Réflexions et espoirs pour l’homme du 21 e siècle (Atelier 10), de Steve Gagnon

CE QU’ELLE EN PENSE

J’ai l’impression que ce sont les hommes du boys club (l’élite masculine blanche, riche, cisgenre, hétérosexuelle), dont vous parlez dans votre essai, qui sont souvent le plus fermés aux changements quant à la masculinité…

Le boys club est le dispositif social de la masculinité toxique. Ils vont de pair. Tous les membres de l’élite masculine ne sont pas personnellement toxiques, mais on peut dire que ce club fermé est la manifestation systémique du problème.

Dans votre livre, vous avez dit ne pas vous intéresser à la psychologie masculine. Pourquoi?

Les hommes qui vont changer amorceront leur réflexion seulement si ça vient d’eux-mêmes, intrinsèquement. On parle de masculinité toxique depuis des années! Les féministes la dénoncent, la nomment, mettent des mots sur les problèmes qui y sont associés. Mais on a beau le crier de toutes les façons, les hommes n’écoutent pas, ou très peu. Ça fait 70 ans que les féministes tiennent la porte ouverte pour les hommes, et ils ne sont toujours pas entrés dans le building… C’est franchement fatigant.

Liz Plank dit que son livre est écrit «pour les hommes, mais aussi pour les femmes qui veulent aider les hommes dans leur vie». Qu’est-ce que vous en pensez?

Un livre écrit, en partie, pour aider les femmes à aider les hommes… je ne pense pas que ça fera une très grande différence. C’est une stratégie comme une autre, et c’est tout à l’honneur de Liz Plank d’avoir encore la patience d’expliquer, d’aider, de répéter. Je comprends que de parler des hommes soit sa tactique pour les inviter à la réflexion. Moi, je suis tannée. Politiquement, ça me ramène à un rôle qui est déjà bien trop lourd à porter.

Croyez-vous qu’il est important d’inviter les hommes à participer aux réflexions sur le féminisme?

Les hommes ont déjà toutes les tribunes, tous les micros. Ils sont partout, ont tous les privilèges, et ils sont déjà d’emblée invités au débat sur le féminisme puisqu’on en parle sur la place publique… Mais c’est difficile de se remettre en question, de reconnaître ses privilèges… surtout si ça veut dire que tu les perds, en fin de compte.

J’imagine qu’un livre féministe qui met les hommes à l’avant-plan peut être une pente glissante…

Exact. Ça ouvre la porte à ceux qui, dans chaque débat féministe, martèlent sans relâche que «les hommes aussi souffrent». Comme si on était dans une espèce de féminisme essentialiste qui excluait totalement les hommes, ce qui n’est pas le cas. Ce n’est pas inintéressant comme démarche de la part de Liz Plank, surtout si elle s’adresse à un public de masse. Mais questionner l’identité de genre, les codes… ça a déjà été fait par plein d’auteurs et d’autrices au cours du dernier quart de siècle! J’ai hâte de voir dans quelle mesure il sera véritablement lu par des hommes, par des non-initiés…

Le livre Le boys club (Les éditions du remue-ménage), de Martine Delvaux.

Le livre Le boys club (Les éditions du remue-ménage), de Martine Delvaux.

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