Chère maman,

En visite chez papa il y a quelques mois, un matin qu’il dormait encore, je me suis rendue dans son bureau. Je désirais visiter son univers, voir ce qui le faisait désormais rêver, découvrir ce qu’il était devenu depuis ton départ. J’ai vu l’affiche d’Orange mécanique accrochée à un mur. Celle de la pièce que j’avais mise en scène pour le théâtre en 2013. Ça m’a rappelé un souvenir douloureux, irréel: celui du soir de première. Ce moment où ma vie a basculé.

Tu n’as jamais aimé que je sois metteure en scène, parce que c’est un métier, disais-tu, qui gruge les nerfs, qui prend de longues heures, qui stigmatise la femme fragile que je suis… Ça t’inquiétait. Tu avais toujours peur que je tombe, et surtout que je ne me relève pas. Tu préférais que j’écrive. Juste ça, écrire.

Mais le 13 février 2013, j’étais metteure en scène, et c’était soir de première. Et toi, tu manquais pour la première fois un de mes spectacles. Selon papa, tu avais mal au dos. Incapable de bouger de ta chaise. «C’est temporaire, disait-il. Tout va rentrer dans l’ordre.» Alors moi, devant les caméras, dans l’euphorie d’un défi plus grand que nature, devant la parade, dans ma robe griffée, je ne pensais pas à toi.

Treize jours ont passé avant qu’un diagnostic violemment inattendu tombe: fibrose pulmonaire. J’ai alors dû accepter qu’on te plonge dans un coma artificiel. Tu souffrais, tu cherchais ton air. Il fallait que tu te reposes, que tu dormes un peu, le temps que les médecins trouvent comment te soigner. Quatre jours plus tard, j’ai dû demander qu’on débranche les machines qui te tenaient en vie. Il n’y avait plus rien à faire. Et tu nous avais avertis: «pas d’acharnement».

Le 2 mars 2013, à 20 h et des poussières, tu mourais dans nos bras, à papa et à moi. Ton départ me coupait le souffle. Je perdais la femme de ma vie. La vie était une salope.

Cet évènement s’est déroulé il y a plus d’un an maintenant. Ce n’est donc pas une lettre pour te parler de ma douleur que je t’écris, mais une lettre d’amour.

À ta mort, j’ai trouvé un cahier dans ton tiroir à bijoux. Un cahier de notes dans lequel tu m’as écrit durant sept ans et qui s’ouvre sur cette terrible réalité: «Ça me fait tout drôle de penser que lorsque tu liras ce cahier, ma petite fille, je ne serai plus de ce monde.» Puis plus loin, tu ajoutes: «Puisses-tu vivre ne serait-ce qu’une journée de plus que moi afin que je n’aie pas à vivre ton absence.»

Je me souviens de l’étonnement que j’ai ressenti, au moment de lire tes mots, face à ce très grand amour que tu me portais. Et à ce mélange de deux tristesses: celle d’avoir perdu ma mère, et celle de ne pas avoir connu ce sentiment qu’est l’amour inconditionnel que porte une mère pour son enfant. Il est possible que je n’aie pas d’enfant et que je n’éprouve jamais ce grand amour. Celui qui fait écrire, dans un cahier laissé dans un tiroir, des phrases comme: «Je n’ai pas accompli de grandes choses, je ne passerai pas à l’histoire, mais je t’ai donné la vie, tu es ma plus grande réussite.»

À défaut de comprendre ce que tu as ressenti pour moi, toute ta vie, j’ai le devoir, maman, de me souvenir de cet amour. De toujours me laisser emporter par la musique d’Elvis sur laquelle tu me faisais danser. De toujours sentir l’odeur de parfum qui se dégageait lorsque tu te penchais vers moi pour caresser mon front et apaiser ma douleur. De toujours entendre résonner ton rire, celui qui éclatait quand je te faisais des blagues lors de nos appels quotidiens. De toujours me souvenir de la lumière dans ton regard, celle qui traduisait ta fierté, celle par laquelle tu tentais de me promettre que, malgré la mort, tu serais toujours avec moi.

Je n’ai plus de colère vis-à-vis de ton départ, maman. Je te sens près de moi, et toute ma vie je me souviendrai de ton visage, de cette beauté indomptée.

Je t’aime.

Véronique

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