À Accra, la capitale du Ghana, baignée par le golfe de Guinée, les plages bordées de cocotiers offraient autrefois un tableau paradisiaque. Aujourd’hui, le panorama est tout autre: le sable fin est maintenant recouvert d’un amoncellement de vêtements qui s’échouent par milliers sur les rives de ce pays d’Afrique de l’Ouest. Une carte postale lugubre, témoin de notre surconsommation.

De fait, chaque semaine, en moyenne 15 millions de pièces arrivent dans la capitale par bateau, majoritairement en provenance des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni, mais aussi de Chine, de Corée du Sud et d’Australie. Il s’agit d’invendus de marques, mais aussi, et surtout, de vêtements élagués de notre garde-robe. Notre t-shirt trop petit ou notre jean passé de mode, qui ne trouve souvent pas de seconde maison, est déposé dans une boîte de dons ou repris par un programme de collecte. En réalité, la plupart des articles donnés à des associations caritatives ne verront jamais l’intérieur d’un magasin. À Renaissance, par exemple, on estime que près de 50 % des 11 275 tonnes de vêtements reçus l’année dernière n’ont pu être mis en vente. En cause? Leur piètre état, qui ne permet pas de les mettre sur les rayons. Pour se débarrasser de cet énorme surplus, cet organisme fait appel à un réseau de partenaires qui achètent cette marchandise pour la transformer en torchons ou en bourre, ou encore pour la revendre. C’est ainsi que notre t-shirt trop petit peut se retrouver à l’autre bout du monde, en Tanzanie, au Kenya, en Ouganda ou encore au Chili, où les dunes du désert d’Atacama sont désormais formées par des millions de vêtements laissés à l’abandon qui, en se décomposant, polluent les environs. Et c’est aussi comme ça que notre haut peut se retrouver à Kantamanto, un immense marché de seconde main à ciel ouvert, qui fait la réputation d’Accra. Sur les étals composant un labyrinthe coloré, une partie des rebuts de l’Occident trouvent preneur. Le reste, 40 % environ, finira dans des dépotoirs plus ou moins officiels, aux environs de la capitale ghanéenne.

L’empreinte de nos dons

D’année en année, la qualité des vêtements qui arrivent à Accra décline, la faute au prêt-à-porter rapide et bon marché. «Le problème est qu’il est moins coûteux d’expédier nos déchets à l’étranger que de payer pour les enfouir dans une décharge canadienne», dit Kate Bahen, directrice générale de Charity Intelligence Canada, une organisation qui s’est donné pour mission d’évaluer les œuvres caritatives afin de permettre une meilleure transparence dans le secteur de la bienfaisance. «Les pays en développement ne veulent pas de nos guenilles, mais les tentatives pour mettre fin à ces exportations se heurtent au pouvoir des entreprises spécialisées dans la revente de seconde main et leur puissant lobby international SMART (matériaux secondaires et textiles recyclés).»

Pour les vendeurs de Kantamanto, contraints d’acheter à l’aveugle les ballots de marchandises qui se retrouveront sur leurs étals, la baisse de qualité est une catastrophe. Chaque achat est une loterie qui leur permettra, ou pas, de boucler leurs fins de mois. «D’habitude, ces vendeurs ont l’expertise nécessaire pour restaurer les articles abîmés – ils peuvent les recoudre, les teindre, enlever les taches, etc. –, ce qui permet d’éviter que la plupart des marchandises ne soient jetées», souligne Liz Ricketts, cofondatrice et directrice de The Or Foundation, un OSBL américain basé à Accra qui milite pour une mode éthique et durable à tous les échelons de l’industrie. «Cependant, comme la qualité des vêtements a baissé, et que le prix des ballots et les dépenses ont augmenté avec la pandémie, les vendeurs n’ont plus assez d’argent pour investir dans les services de base, tels que les réparations, le nettoyage ou le repassage.» Ce cercle vicieux a un impact direct sur les ventes… et sur le nombre de vêtements jetés, qui augmentent considérablement!

Autrefois, ces invendus étaient principalement envoyés dans un site d’enfouissement pris en charge par le gouvernement local, mais il a pris feu en août 2019. Depuis, le tiers, voire les deux tiers des déchets sont récupérés par des collecteurs privés, qui les envoient vers d’autres sites. Le reste – soit le tiers, voire la moitié des vêtements – finit par être brûlé ou jeté dans des dépotoirs à ciel ouvert. Dans ces terrains vagues, les déchets s’accumulent par millions et créent des collines artificielles. «L’un des dépotoirs dans lequel on travaille comprend 60 % de vêtements, qui forment une pile de 15 mètres de haut, peut-être plus», dit Liz Ricketts. Bien qu’elle ne le visite pas tous les jours, la militante a fini par développer de l’asthme. «Ça en dit long sur les conséquences écologiques de ces terrains, qui polluent la terre, l’eau et l’air, sans parler de leurs effets sur les personnes vivant à proximité», déplore la cofondatrice de The Or Foundation, qui tente, avec son équipe, d’en quantifier les répercussions. De fait, l’empreinte de nos vêtements – tant humaine qu’écologique – continue de s’aggraver bien après qu’ils ont quitté notre garde-robe. Des matières populaires, comme le nylon, l’élasthanne et le polyester, mettent des décennies, voire des siècles à se décomposer, en libérant au passage quantité de méthane, un gaz à effet de serre qui contribue largement au réchauffement climatique.

Mais le problème ne s’arrête pas là: le dépotoir que Liz Ricketts a l’habitude de visiter est situé au bord d’une rivière. Lorsqu’il pleut, les guenilles sont entraînées vers le cours d’eau et irrémédiablement emportées vers la mer. Les plages d’Accra, recouvertes de vêtements, en sont la preuve, tout comme le reste du littoral ghanéen d’ailleurs. D’un bout à l’autre du pays, de nouvelles créatures marines, synthétiques et polluantes s’échouent lamentablement sur le sable fin.

Un vieux vêtement, à Accra.

Un vieux vêtement, à Accra.Gracieusté de The Or Foundation

Repenser nos habitudes

Avec ses 2,5 millions d’habitants, Accra est loin de pouvoir absorber les 15 millions de vêtements qui arrivent chaque semaine dans la capitale. En plus d’être vendues sur le marché, ou de finir, le cas échéant, dans un dépotoir, les pièces sont aussi envoyées vers d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. «Il est primordial de comprendre que Kantamanto est la plus grande économie de suprarecyclage au monde, et un modèle de durabilité, dit Liz Ricketts. Les détaillants travaillant au marché gèrent non seulement les déchets provenant du Nord, mais ils s’assurent aussi de les suprarecycler pour ne pas envoyer de pièces en mauvais état vers d’autres marchés. C’est d’ailleurs la preuve que la plupart des vêtements ne sont pas des rebuts lorsqu’on a les compétences nécessaires pour les raccommoder ou les teindre, par exemple. La majorité des textiles peuvent être réutilisés ou transformés en autre chose.»

Cette philosophie, qui guide les 30 000 personnes qui travaillent à Kantamanto, devrait nous inspirer au quotidien. Pour Orsola de Castro, cofondatrice de Fashion Revolution, un organisme basé à Londres qui met en lumière les dérives de la mode à l’échelle mondiale et qui tente de réformer l’industrie en réclamant une plus grande transparence dans sa chaîne d’approvisionnement, il est primordial de repenser notre façon de magasiner. «On doit éviter les achats impulsifs et avoir une conversation avec notre garde-robe, afin qu’elle devienne une part active de notre vie», conseille-t-elle. Comment? En s’intéressant à la composition de nos vêtements, en sachant comment les nettoyer et en les raccommodant (ou en faisant appel à l’expertise d’un couturier) afin de les garder en bon état le plus longtemps possible. «Un mythe subsiste: celui voulant qu’on ne gagne rien à réparer des pièces provenant de la fast-fashion, ajoute-t-elle. Pourtant, même si elles sont peu coûteuses, elles méritent qu’on en prenne soin.» Le prêt-à-porter rapide, ennemi numéro un d’une mode écologique, ne connaît pas la crise. Il n’y a qu’à voir le géant chinois de la fast-fashion, Shein, qui a été évalué cette année à 100 milliards de dollars américains. Chaque semaine, sa boutique en ligne reçoit plus de 1000 nouveautés pour répondre à une demande toujours croissante à l’ère des réseaux sociaux, où changer de tenue à chaque publication est devenue un prérequis. La marque frappe fort avec des prix toujours plus difficiles à battre: une robe en solde coûte un peu moins de 4 $, et un jean flambant neuf, 23 $. La facture, bien en deçà de celle des Zara et H&M de ce monde, se fait au détriment de l’environnement, mais aussi des travailleurs, comme le révèle un rapport de l’ONG suisse Public Eye. Exploités dans des usines où les conditions sont déplorables, ils triment 75 heures par semaine – avec un seul jour de congé par mois – pour un salaire de misère.

Un site d'enfouissement à Accra, qui a pris feu en 2019.

Un site d'enfouissement à Accra, qui a pris feu en 2019.Gracieusté de The Or Foundation

Faut-il pour autant rêver à un monde dans lequel le prêt- à-porter rapide n’existerait plus? «On ne peut pas éliminer complètement la fast-fashion, qui est abordable pour la majorité de la population, répond Orsola de Castro, mais il faut s’assurer que ceux qui la fabriquent ont les moyens de vivre décemment. Si les vêtements peu coûteux peuvent être conçus à partir de matières plus écologiques, dans des usines qui respectent l’environnement, et où les travailleurs peuvent gagner un salaire décent, alors le prêt-à-porter rapide est le bienvenu!» Le chemin à parcourir pour que cette utopie devienne une réalité est long; il paraît insurmontable, d’autant plus que le changement incombe à ces entreprises de fast-fashion, qui ont fait des milliards de dollars de profit en exploitant au passage la planète et les humains.

Face à ces goliaths de la mode, que peut-on faire? Pour Orsola de Castro, il faut repenser complètement notre façon de consommer, en achetant moins mais mieux, et en gardant nos vêtements le plus longtemps possible. «Je porte mes vêtements jusqu’à ce qu’ils soient usés et, ensuite, je les utilise comme chiffons de nettoyage, renchérit Kate Bahen. C’est facile de se débarrasser des pièces qu’on ne veut plus en les déposant dans des boîtes de dons, mais y a-t-il un besoin réel pour ces articles à l’échelle locale? Est-on en train de donner un manteau d’hiver ou des sous-vêtements usés? Ma règle d’or est la suivante: si je ne donnerais pas cet article à un proche, je le jette. Je préfère qu’il se retrouve dans une décharge canadienne plutôt qu’il soit expédié à l’autre bout du monde!» Pour Liz Ricketts, il est d’ailleurs primordial de repenser cette économie circulaire à l’échelle mondiale. «Une grande partie des vêtements finissent au Ghana, mais il n’y a aucun investissement dans la communauté pour s’assurer qu’ils soient gérés convenablement, dit-elle. Il faut faire pression pour qu’il y ait plus de transparence dans la chaîne d’approvisionnement de seconde main, car il s’agit bien d’une chaîne d’approvisionnement et non d’une forme de charité; on devrait donc poser les mêmes questions et réclamer la même forme de justice que dans la chaîne d’approvisionnement de l’industrie de la mode!» Tout comme il serait primordial de mettre un frein à la production – ultrapolluante – de nouveaux vêtements et de réduire le nombre de pièces qui finissent dans des dépotoirs aux quatre coins de la planète. «Kantamanto est un modèle de résistance en première ligne de la crise des déchets de la mode jetable, mais je ne vois pas comment on peut réussir à la gérer avec tous les vêtements qui existent déjà et tous ceux qui sont en train d’être fabriqués en ce moment précis dans le monde», ajoute-t-elle. Les environs d’Accra débordent déjà de guenilles dont personne ne veut, alors que certaines usines de fast-fashion parlent de s’installer au Ghana d’ici un ou deux ans. Trouver sur les plages ghanéennes un chandail ou une robe en décomposition dont l’étiquette porte la mention Made in Ghana? L’idée fait froid dans le dos, mais elle pourrait bientôt devenir une réalité… 

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