«Je n’achète de la fast fashion que parce que j’ai l’impression de n’avoir pas d’autre choix», me confie par Zoom Stevie Minacs, barista et artiste de 22 ans. Iel s’habille de manière vibrante, en superposant des pièces vintage et des basiques peu coûteux provenant de la boutique en ligne chinoise Shein, géante du prêt-à-porter rapide. Des tenues colorées et androgynes inondent le fil Instagram de Stevie, et, comme la plupart des personnes qui créent du contenu sur cette plateforme, iel répète rarement une tenue. «Mon style, mon corps et mon identité changent, et j’ai eu désespérément besoin de rafraîchir ma garde-robe sans avoir le budget pour le faire.»

Stevie Minacs est comme beaucoup d’autres jeunes qui sont inondés par le cycle toujours plus rapide des tendances mode éphémères sur les réseaux sociaux. C’est une force à laquelle il faut faire face, une force qu’encouragent les influenceurs qui appuient des marques par des publications commanditées, les célébrités qui se font rarement photographier dans la même tenue plus d’une fois et, surtout, les griffes qui alimentent la machine avec des collections et des nouveautés quotidiennes.

La mode rapide, généralement définie comme englobant les vêtements bon marché et tendance destinés à être portés à court terme, est à la base de la mondialisation depuis la fin des années 1990, époque où la fabrication des textiles a été facilitée grâce aux ateliers clandestins et à une main-d’œuvre bon marché dans les pays en voie de développement, de même qu’aux chaînes d’approvisionnement plus efficaces. Les mégamarques, comme H&M, Zara et Forever 21, ont réalisé d’immenses profits tout au long des années 2000 et 2010, ce qui n’a pas empêché les experts de prédire qu’elles perdraient de leur lustre à mesure que les côtés peu reluisants de l’industrie de la fast fashion seraient mis en lumière, notamment l’exploitation des travailleurs et le fort impact environnemental de ces entreprises. En 2019, Forever 21 a d’ailleurs déposé son bilan avant de vendre sa licence.

Malgré deux années de pandémie, qui ont menacé les revenus des marques et nui à l’expérience d’achat des consommateurs, le prêt-à-porter rapide a réussi à resserrer son emprise avec l’émergence de deux nouveaux géants du commerce électronique. D’un côté, Shein, dont les ventes ont doublé en 2020 pour atteindre 10 milliards de dollars. De l’autre, le conglomérat Alibaba, connu pour casser les prix (les accessoires sont souvent offerts à moins d’un dollar), qui détenait 8,4 % du marché du commerce électronique mondial la même année. Ces entreprises imitent le modèle de Zara et d’autres griffes de fast fashion, mais fabriquent de nouveaux produits encore plus rapidement et au plus près des tendances, en suivant les algorithmes des médias sociaux… tout en encourageant la consommation sur ces plateformes. «Shein haul», par exemple, est une forme de contenu vidéo de plus en plus populaire, où des influenceurs révèlent les trouvailles de leur virée shopping. 

«Avant le prêt-à-porter rapide, ces personnes possédaient simplement moins de vêtements», explique Kelly Drennan, fondatrice et directrice générale de Fashion Takes Action, une association canadienne à but non lucratif axée sur l’écoresponsabilité qui est à l’origine de la websérie éducative World Ethical Apparel Roundtable (WEAR). «Je pense que les médias, les célébrités et les influenceurs ont la responsabilité de dire clairement que nous n’avons pas besoin d’acheter autant que nous le faisons.»

«Je pense que les médias, les célébrités et les influenceurs ont la responsabilité de dire clairement que nous n’avons pas besoin d’acheter autant que nous le faisons.»

L’année passée, Vogue Business a interrogé 105 acheteurs britanniques de la génération Z et a constaté que plus de la moitié d’entre eux achetaient des vêtements de fast fashion. Ces consommateurs les acquéraient souvent en toute connaissance de cause, en sachant les pratiques commerciales douteuses qui sous-tendent la production des vêtements cités dans le sondage, notamment ceux du détaillant Boohoo, dont les employés d’une usine sous-traitante de Leicester, en Angleterre, ont affirmé être sous-payés et travailler dans des conditions dangereuses pendant la pandémie. «Ça me rend vraiment mal à l’aise, dit Stevie Minacs, car j’essaie de vivre et de consommer de manière aussi éthique que possible dans d’autres domaines de ma vie, par exemple en supprimant les produits d’origine animale et en achetant d’occasion.» Maxine Bédat, directrice du New Standard Institute, un organisme à but non lucratif qui suit l’impact considérable de l’industrie de la mode sur l’environnement et la société, affirme: «C’est beaucoup demander aux jeunes – qui sont bombardés de messages de consommation sur TikTok et Instagram à une période de leur vie où il est important de s’intégrer – que de faire ce qu’il faut tout le temps.»

La menace que représente la fast fashion n’est pas nouvelle, et une pression accrue est exercée sur les gouvernements pour obliger les marques à se conformer à ce que les activistes écologiques considèrent comme des mesures essentielles, notamment encourager le suprarecyclage et imposer des droits de douane sur les produits importés qui ne respectent pas les normes de durabilité. Mais pour l’instant, ces plaidoyers sont largement ignorés par les gouvernements. En 2021, par l’entremise du Programme fédéral de drawback (remboursement des droits de douane payés pour des marchandises importées), des détaillants canadiens ont même eu droit à un crédit d’au moins 10 millions de dollars pour avoir détruit des marchandises textiles plutôt que de les retourner, ceci dans le but de maintenir les importations étrangères à un niveau acceptable.

«J’aimerais dire que chaque petit geste compte, mais nous n’avons pas le luxe du temps, dit Maxine Bédat. Je suis dans ce secteur depuis assez longtemps pour comprendre qu’au sein d’une marque, il est nécessaire qu’elle prouve que chaque dollar qu’elle dépense pour être plus durable va lui rapporter de l’argent.» Le modèle capitaliste, avant tout axé sur le profit maximal, est un obstacle au ralentissement du cycle de la mode, mais, comme le suggère Kelly Drennan, de nouveaux modèles lucratifs, tels que la location, la réparation et la revente de vêtements, pourraient nous mener sur une voie différente s’ils sont adoptés par les grandes marques. «Le modèle de la fast fashion n’est pas durable, mais il ne va nulle part, donc il est de la responsabilité de ces griffes de prendre position dans le domaine [écoresponsable] ou, à tout le moins, de suivre ce que font d’autres entreprises innovantes», dit-elle. Elle souligne que la plateforme Rewear, récemment lancée par H&M qui permet d’acheter et de vendre en ligne des vêtements de seconde main de toutes marques, constitue une avancée positive.

Il existe des lueurs d’espoir, comme cette récente étude de thredUP, qui affirme que le marché de la revente devrait dépasser celui du prêt-à-porter rapide d’ici 2028. Entre-temps, Maxine Bédat recommande à ceux qui cherchent à recadrer leurs habitudes d’achat de supprimer les messages qui encouragent la consommation: elle conseille, par exemple, de ne plus suivre les marques de fast fashion et les influenceurs sur les réseaux sociaux, et de se désabonner de leurs infolettres. «C’est vraiment remarquable, dit-elle. Si je ne vois pas ces messages, je ne pense pas à faire autant de shopping.» Mais alors que nous terminons notre appel Zoom, elle s’enquiert de mon t-shirt, sur lequel est imprimé le logo Ralph Lauren, qui a été remplacé par le véritable nom de famille du designer, Lifshitz. «Tu vois, maintenant, tu m’as influencée!», me lance-t- elle avant de quitter la conversation. 

Lire aussi:
Fast-furniture: tour d’horizon et pistes de solutions
Comment avoir une garde-robe écoresponsable
H&M Canada lance une plateforme de revente de vêtements: H&M Rewear