Sa petite valise rouge l’attend au pied de la porte. Dans la maisonnette familiale d’Ilocos Norte, aux Philippines, Maria* emmaillote son poupon d’à peine six mois puis le dépose délicatement dans les bras de sa grand-mère. Les derniers rayons de soleil traversent la véranda; il est l’heure d’attraper le bus de nuit pour Manille, la capitale. «Je pars pour toi. Un jour, tu comprendras», lui murmure sa maman avant de s’engouffrer dans la nuit humide. En poche, un aller simple pour Hong Kong, où la jeune femme doit faire ses armes comme travailleuse domestique avant de s’envoler pour le Canada. Première étape de son chemin de croix. À travers le hublot, elle prie en retenant ses larmes.

Ce 14 juillet 2011, Maria s’en souvient comme si c’était hier. Depuis, elle envoie chaque mois toutes ses économies, quelques centaines de dollars, à sa famille restée au pays. «Je veux leur offrir un avenir meilleur», explique la nounou dans son modeste appartement du boulevard Décarie, à Montréal, effleurant du bout des doigts une photo de sa fille qui a soufflé ses sept bougies l’an dernier. Si loin d’elle. «Je prends soin des riches bambins pendant que mon enfant n’a pas la chance de me tenir la main», s’étrangle la jeune femme aux cheveux bruns, ancienne reine de concours de beauté dans son pays. Tout sacrifier pour les papiers. Car, au bout de 24 mois de travail déclaré, ou 3900 heures de boulot accumulées, les nounous peuvent décrocher une résidence permanente. Le saint Graal pour des milliers de Philippines: vivre comme une Canadienne, à l’exception du droit de vote. Alléchant pour celles qui peinent à trouver un emploi dans leur pays, même bardées de diplômes. Mais à quel prix?

Des chaînes invisibles

Six ans maintenant que les journées de Maria s’étirent sans fin. Dans sa première famille, cette deuxième maman dormait, l’oreille collée sur le moniteur du bébé dont elle avait la garde. Aux moindres pleurs, elle se précipitait pour le consoler. Il ne fallait surtout pas réveiller sa mère, une coach de conditionnement physique mariée à un homme d’affaires fortuné. Dans cette grande maison luxueuse, l’aide familiale résidante avait sa propre chambre. Mais sans le verrou de sécurité obligatoire. Tant pis pour la vie privée… Après tout, la Philippine avait été embauchée pour travailler de jour comme de nuit, six jours sur sept. «J’étais épuisée», se rappelle Maria. Prendre soin du bébé, laver les fenêtres, désherber le jardin, faire la vaisselle après le brunch du dimanche… Même si ce n’était pas prévu au contrat. Au total, 144 heures de travail par semaine pour un maigre montant de 352 $. Bien moins que le salaire minimum légal, aujourd’hui de 11,25 $ de l’heure. Aucun congé à Noël ni à Pâques, au grand dam de la fervente catholique.

Son histoire est presque banale depuis la création du Programme fédéral des aides familiaux résidants (PAFR), en 1992. À l’époque, le Canada cherchait à offrir une main-d’œuvre qualifiée et bon marché aux familles débordées. Une occasion en or pour les Philippines, pays chef de file de l’exportation de travailleurs, où les cours pour apprendre à s’occuper d’un bébé à la façon nord-américaine ont alors proliféré comme des champignons. La grande traversée, ces femmes l’ont effectuée par dizaines de milliers pour fuir la pauvreté. Dans leur pays, un Philippin sur dix gagne moins par jour que le prix moyen d’un café à Montréal. «Comme elles arrivent ici avec un statut précaire (un permis de travail lié à leurs employeurs, ou «sponsors»), la majorité des patrons en profitent pour les exploiter», dénonce Evelyn Calugay, coordonnatrice de l’association PINAY, nom qui signifie «femmes philippines» en tagalog. Mince consolation: depuis trois ans, ces aides familiales ne sont plus forcées de vivre dans la maison de leur patron. «Ce n’est pas une vraie victoire! Vous croyez que ces femmes se trouvent en position de force pour négocier? Elles n’ont pas le choix», s’époumone l’énergique militante de 72 ans. Ni plus ni moins que la «version moderne des esclaves dans les champs de coton», fulmine la mamie des nounous. Sans avoir pris une ride, Evelyn porte la lutte pour leurs droits depuis 20 ans.

Pourtant, le Québec, ce n’est pas le Far West. Il existe des lois. Les heures supplémentaires doivent être payées au taux et demi, les jours fériés, indemnisés, et la travailleuse domestique a droit au repos. «Mes patrons m’offraient parfois une bouteille de vin pour compenser. Mais je n’en bois même pas», lâche Maria, en haussant les épaules. S’en plaindre à la Commission des normes du travail? Difficile de le faire sans déplaire à son patron, dont le nom figure sur le permis de travail. «Quand ton statut légal dépend d’une personne qui a tous les pouvoirs sur toi, même si elle te traite bien, c’est de l’esclavage», dénonce Eugénie Depatie-Pelletier, présidente de l’Association pour la défense des droits du personnel domestique. Son combat se transportera devant les tribunaux, où une requête doit être déposée dans les prochains mois pour faire invalider plusieurs articles du Règlement sur l’immigration. «Le système canadien rend ces femmes captives en les liant à leur employeur. Les choses doivent changer», martèle Eugénie. En cas de congédiement, la nounou doit patienter plusieurs mois avant d’obtenir un nouveau permis. Une zone grise qui pousse les immigrantes à gagner leur vie illégalement, en travaillant sans permis pour survivre, au risque d’être déportées.

Bien sûr, les horreurs des ventes aux enchères d’esclaves en Libye n’existent pas au Canada. L’esclavage a été aboli il y a près de 200 ans, mais sa version moderne touche des milliers de femmes et d’hommes. Difficile à chiffrer, tellement l’asservissement est subtil et insidieux. «Avoir la liberté de démissionner est fondamental. C’est ce qui marque la différence entre l’esclavage et la conception contemporaine du travail», tranche la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, dans un jugement sévère rendu en décembre 2011. Or, démissionner sans risquer de tout perdre est quasi impossible pour une nounou. Un carcan qui ouvre la porte à l’exploitation. En 2015 au Canada, 20 000 personnes de toutes nationalités, dont près de 400 au Québec, possédaient un permis de travail temporaire relevant de cette politique d’immigration. Les Philippines en tête. Des femmes prêtes à tout pour se construire un nid dans l’espoir d’y accueillir leur famille.

Du harcèlement à la confiscation du passeport

Au fond d’un restaurant philippin du quartier de Côte-des-Neiges s’empilent une dizaine de balikbayan boxes. Pendant deux mois, ces boîtes brunes en carton voyageront par bateau jusqu’aux Philippines. «Quand elles arrivent au village, c’est la fête!» s’enthousiasme Christie, ses cheveux noirs tirés vers l’arrière et son sac de lessive sous le bras. Du dentifrice, des conserves, des vêtements et parfois même des chocolats… Autant de preuves d’un dévouement sans limites. «J’avais promis à ma fille qu’elle me rejoindrait au Canada. Mais après neuf ans, elle pense que je lui mens», dit-elle, timidement. Sa demande de résidence permanente traîne toujours dans les tiroirs de la fonction publique. En attendant, la mère de 40 ans doit se contenter de voir grandir son adolescente sur Facebook. Abandonner et revenir au pays? Pas question, elle en a trop bavé. Chez son ex-employeur, la domestique devait laver le plancher jusqu’à ce qu’il brille, avec deux bébés dans les bras, sous la surveillance constante de caméras. «Ma patronne n’était jamais satisfaite, elle me criait dessus en me menaçant de me renvoyer dans mon pays», se remémore Christie, en baissant ses yeux fatigués. La nounou a été humiliée et violentée jusqu’à devoir se rendre à l’hôpital, prise de terribles crises de panique.

À chaque drame de ce genre, le téléphone d’Evelyn Calugay sonne. C’est la ligne d’urgence de PINAY, jour et nuit. «Je dois défendre les travailleuses, car leur dossier passe sous le radar de la classe politique», déplore la coordonnatrice. Sa solution? Accorder d’emblée la résidence permanente. «Assez bonne pour s’occuper de vos enfants, assez bonne pour vivre ici», estime-t-elle. Cela aurait évité à Angel d’attendre la fin de son purgatoire de deux ans avant de pouvoir tout plaquer. Enlever et essuyer les bottes de sa patronne dès que celle-ci entre dans la maison ou servir le café aux parents sur leur table de nuit, le matin. «J’ai été embauchée pour prendre soin des enfants. Je ne me sentais pas respectée», insiste cette aide familiale, en pyjama sur le fauteuil rouge d’un appartement partagé avec d’autres Philippines. Pire, des nounous sont violentées, d’autres, violées «en toute impunité», s’indigne Evelyn. La grand-mère aux cheveux poivre et sel a tout vu, tout entendu. Et ce qui se passe à huis clos s’avère difficile à prouver devant les tribunaux.

Sans parler des histoires dignes d’un polar échappant à toutes règles. Jena chuchote quand elle parle de ses années à cajoler un petit prince dans un palais royal africain. «C’était un conte de fées, je me sentais privilégiée», se souvient la jeune femme, toute menue dans sa veste rose. Jusqu’à ce qu’elle soit offerte, comme un objet, à un autre membre du clan familial. «Au service d’un couple multi-millionnaire, j’étais traitée comme un animal», enrage-t- elle. Jena voulait retourner aux Philippines, mais ses employeurs lui avaient confisqué son passeport. Une révolte populaire a alors éclaté, forçant ses employeurs à s’enfuir au Canada, où la domestique a atterri elle aussi, un jour d’hiver, sans manteau et tétanisée par la peur. Jouant de leur influence, ses patrons ont réclamé l’asile politique. Jena s’est rendue à l’évidence: «J’étais leur esclave.» Elle n’a rien dit aux policiers canadiens lors de son entrée au Canada, persuadée de ne pouvoir faire confiance à personne.

Jena a gardé le silence pendant trois ans, enfermée dans un condo du centre-ville de Montréal. «J’avais peur d’être tuée», avoue-t-elle. Au fil du temps, la jeune femme a réussi à négocier des sorties à l’église. Puis, secrètement, elle est allée à la rencontre d’autres Philippines. Et un beau jour, elle a pris la fuite. «J’ai choisi de refaire ma vie, et ils n’ont pas essayé de me retrouver», ajoute la nounou. Au Québec, rares sont les cas aussi extrêmes de trafic d’êtres humains. «C’en est un de trop», proteste Eugénie Depatie-Pelletier, responsable de l’Association pour la défense des droits du personnel domestique.

La galère des parents

Les patrons ne sont cependant pas tous des bourreaux. «J’ai eu 15 nounous depuis la naissance de mon fils», soupire Paula, maman d’un garçon de neuf ans. Il y a eu celle qui n’arrivait pas à l’heure, celle qui haussait le ton, celle qui a laissé le bébé seul dans le bain ou encore celle qui a oublié le petit à la garderie. «Encore un problème avec ta nounou?» se moquaient ses amies, chaque fois que son téléphone sonnait. Pour gérer le train d’enfer de son quotidien, la maquilleuse professionnelle avait besoin d’un coup de main. «Je me suis retrouvée avec une voleuse dans la maison», raconte l’entrepreneure aux longs cheveux blonds. Son cauchemar a commencé avec la disparition du sac à dos Mickey Mouse appartenant à son fils. Ensuite, des bijoux, des sacs à main et de l’argent. Quand Paula a appelé la police, la valeur du larcin atteignait les 16 000 $. «Le problème avec les Philippines, c’est qu’elles vivent beaucoup de pression pour envoyer le plus d’argent possible à leur famille», soupire la dame. Après l’avoir mise à la porte, la maman a dû repartir à zéro. «Ça coûte cher à chaque fois pour trouver une nounou», se plaint la mère devant son café au lait dans les belles rues de Côte-Saint-Luc. Parrainer une Philippine, avec l’aide d’une agence, est un privilège que seuls les mieux nantis peuvent s’offrir.

Sur sa calculatrice, Chona Ocampo additionne le coût du billet d’avion, de l’assurance maladie, des frais gouvernementaux. «Avec les frais d’agence, c’est au moins 5000 $», évalue l’ex-nounou, maintenant à la tête d’une entreprise de recrutement. Qui paye? L’employeur, tranche le ministère de l’Immigration du Québec. Ce qui n’empêche pas certains parents de refiler la facture à leur gouvernante. En argent, en heures supplémentaires impayées ou en puisant dans son maigre salaire chaque semaine. Maria, Christie et Angel se sont toutes endettées avant leur arrivée pour obtenir le privilège d’immigrer. Si les parents rechignent à sortir leur portefeuille, ils n’hésitent toutefois pas à leur confier la prunelle de leurs yeux. «Les parents n’ont aucune garantie que la nounou travaillera longtemps pour eux. Ils prennent le risque de perdre leur argent», relativise Norman Hect, lui aussi à la tête d’une agence.

La perle rare, les parents la cherchent parfois dans les petites annonces. Une seconde mère, aimante, dynamique, maniaque de la propreté et capable d’enseigner une nouvelle langue. «Et puis quoi encore?» s’indigne Stacy, une mère de 39 ans, contre ceux qui en veulent toujours plus pour leur argent. Son horaire étant devenu un casse-tête à l’arrivée de son premier bébé, la gestionnaire de projet a cherché une aide familiale. «Il était hors de question de lui imposer une liste de tâches ménagères. S’occuper de ma fille est une job à plein temps», explique Stacy, élevée elle aussi par une nounou. Elle a ouvert les portes de sa maison à Maria, à bout de souffle dans l’autre famille pour qui elle travaillait. «Elle a pris soin de mon enfant comme si c’était le sien, et je lui en serai éternellement reconnaissante», raconte Stacy avec tendresse.

En décembre, Maria a reçu le plus beau des cadeaux, juste à temps pour son anniversaire. Le Canada a accordé la résidence permanente à elle et à sa fille. «Quel bonheur!» exulte la maman. Elle se souviendra toujours des cours de piscine à baigner l’enfant d’une autre. L’eau glacée, le regard des autres femmes, ses cheveux mouillés dans l’hiver québécois en revenant à la maison. «La mère restait bien au sec sur un banc à nous regarder», cherche encore à comprendre la nounou. C’était l’époque, révolue, où Maria prenait rendez-vous avec elle-même le vendredi soir pour pleurer. «Malgré tout, je n’ai aucun regret», soupire-t-elle, forte et fière. Maria travaille aujourd’hui dans une bonne famille. Après avoir fait «le plus grand sacrifice», il est presque l’heure de retrouver sa fille, qui attend son visa. D’ici quelques mois, la petite prendra l’avion à son tour, et viendra enfin rejoindre sa mère pour rattraper le temps perdu.