PRESCRIRE LA LECTURE

Certains médecins donnent des pilules, d’autres conseillent des séances de psychothérapie; Jane Davis, elle, prescrit de la lecture pour soigner les maux de l’âme. Ex-prof de littérature à l’université de Liverpool, cette Britannique a découvert avec les années que les écrits de Shakespeare et de Dickens, en plus de nous faire rire et pleurer, possédaient des vertus thérapeutiques. Depuis, elle les recommande pour soigner mille et un problèmes: stress, anxiété, dépression, troubles du comportement… La posologie? Quelques pages, une fois par semaine, à lire en groupe et à voix haute.

Fan de littérature du 19e siècle, Jane Davis a constaté presque par accident que la prose pouvait parfois remplacer le Prozac. Au début des années 2000, elle organisait des clubs de lecture dans un coin défavorisé de la région de Liverpool. Au bout de deux ans, elle s’est rendu compte que ses ateliers avaient des conséquences bénéfiques sur la santé des participants. «En fait, ce n’est pas moi, ce sont les gens qui fréquentaient ces groupes qui ont remarqué que les ateliers avaient des effets thérapeutiques », précise-t-elle en sirotant une tasse de thé.

Des personnes qui consultaient régulièrement leur psy ou leur médecin avaient mis fin à leurs visites et ne s’en portaient pas plus mal, se souvient la responsable de Get Into Reading, un organisme qui promeut les vertus curatives de la littérature en Angleterre. Et plus le nombre de groupes de lecture augmentait, plus leurs bénéfices thérapeutiques devenaient apparents. «Les gens s’y soutenaient dans des cas de deuil ou de divorce, ou à la naissance de petits-enfants…

Des liens forts s’y nouaient», souligne l’ancienne professeure. «La littérature donne accès à une profondeur dans la discussion qu’on n’atteint pas généralement, même entre amis proches», ajoute-t-elle.

MÉDECINE DE L’ÂME

L’idée selon laquelle la lecture a des effets bénéfiques sur la santé n’est pas nouvelle. Elle remonte à l’Antiquité égyptienne. L’inscription «médecine de l’âme» surmontait même l’entrée d’une bibliothèque de Thèbes, plus d’un millénaire avant notre ère. Le développement de la bibliothérapie est toutefois plus récent. Le terme serait apparu dans les années 1930 aux États-Unis et il englobe aussi bien la consultation de livres de croissance personnelle que la participation à des groupes de lecture ou d’écriture.
 
Si la plupart des bibliothérapeutes encouragent leurs patients à se plonger dans des ouvrages spécialisés du type Surmonter la dépression, Jane Davis promeut plutôt la fréquentation de classiques de la littérature. «C’est une approche plus complexe et un peu plus indirecte, reconnaît-elle. Quand nous lisons un roman ensemble, nous ne parlons pas de nos problèmes, mais de ceux des personnages. Ça permet aux participants de conserver une distance rassurante par rapport à leur vie et ça leur donne l’occasion d’aborder différents sujets.»

Récemment, un de ses groupes est ainsi passé à travers Adam Bede, de George Eliot, un pavé victorien de 500 pages. «Divers thèmes y sont évoqués, comme le fait d’être en couple avec la “mauvaise personne” ou l’exploitation d’une jeune femme par un homme plus âgé. Quand un des personnages flirte avec la jeune fille, ça peut rappeler un souvenir d’adolescence à telle ou telle personne de l’atelier, et elle peut décider d’en discuter ou pas», précise la responsable de Get Into Reading.

Plus de 600 personnes participent actuellement à 124 groupes mis sur pied par cet organisme. Des mères de famille esseulées, des gens stressés, des anxieux, des dépressifs, des adolescents, des aides familiales, ainsi que monsieur et madame Tout-le- monde se rencontrent une fois par semaine dans des lieux aussi divers que des bibliothèques, des refuges ou des centres psychiatriques. Ces groupes ne comptent pas plus de 10 membres, ce qui assure une certaine intimité.
PLUS DE CONFIANCE EN SOI

Les gens qui participent à ces groupes y améliorent généralement leur confiance en eux-mêmes, selon une étude de Mary Curran pour l’université de Lancaster. Plus posés, ils feraient mieux face aux aléas de la vie. Dans cette étude, Sue a confié que la lecture en groupe l’apaisait. Parmi les livres qu’elle a lus, Little Boy Lost, de Marghanita Laski, a eu un impact particulier sur elle. «J’ai trouvé ce récit absolument fantastique, je l’ai adoré, mais ça m’a brisé le coeur en même temps. Je pouvais m’identifier avec le petit garçon qui essayait désespérément d’être aimé et accepté», assure-t-elle.

Kate, qui souffre d’arthrite rhumatoïde grave depuis 30 ans, confiait quant à elle à la chercheuse que son club de lecture lui permettait d’oublier ses douleurs: «Peu importe à quel point vous êtes malade, les livres offrent un monde dans lequel vous pouvez pénétrer et où vous pouvez vous concentrer sur autre chose que vos propres problèmes. Et on peut aborder des thèmes qu’on esquive généralement, comme le vieillissement ou la mort. Ce genre de conversation peut être extrêmement utile.»

Si quelques études, notamment celle de Bob Usherwood et de Jackie Toyne, de l’université de Sheffield, soutiennent que la littérature peut avoir des effets bénéfiques sur la santé, la recherche sur le sujet est encore trop embryonnaire pour qu’on puisse en tirer quelque conclusion que ce soit.

En Alabama, des chercheurs auraient toutefois montré que des dépressifs traités par la bibliothérapie avaient moins tendance à rechuter que ceux à qui on avait prescrit des médicaments. La chercheuse Jude Robinson, de l’université de Liverpool, qui a étudié des groupes de lecture fondés par Jane Davis, se dit convaincue des bénéfices qu’ils procurent. «Nous savons que ça fonctionne», affirme cette professeure en sciences de la santé. «C’est une activité de groupe qui permet à chacun de trouver sa place sans avoir le sentiment d’être contraint à quoi que ce soit […] Ça donne aux gens l’occasion de parler de leurs propres émotions, de réfléchir à leur propre vie, plutôt que de se faire poser des questions directement », assure-t-elle.

DES LIVRES SUR ORDONNANCE

Les groupes de lecture ne sont pas la seule forme de bibliothérapie à fleurir au Royaume-Uni. Depuis quelques années, un programme appelé Livres sur ordonnance ne cesse de faire de nouveaux adeptes. Le principe? Des médecins prescrivent des ouvrages de croissance personnelle à leurs patients. Ces derniers se rendent à la bibliothèque de leur quartier munis de leur ordonnance pour emprunter les fameux livres.

Son carnet d’ordonnances de livres à la main, Dr Adam Wander, qui exerce à Camden, dans le nord de Londres, explique avoir eu recours à ce programme quelques fois «dans des cas de dépression légère ou d’anxiété». Il reconnaît que le geste de prescrire des livres ne lui est pas venu spontanément. «C’est la psychologue de la clinique qui nous a incités à participer à ce programme. » Aujourd’hui, il le considère comme une arme supplémentaire dans son arsenal thérapeutique.

Comment réagissent ses patients à l’idée d’aller à la bibliothèque plutôt qu’à la pharmacie? «Généralement, ils sont ravis. Ça leur montre que leur problème n’est pas trop sérieux. Ils sont soulagés de ne pas avoir à être médicamentés.»

Bon an, mal an, 600 livres sont prescrits dans les bibliothèques de Camden. Depuis 2004, la plupart des bibliothèques de ce quartier de Londres possèdent une cinquantaine de titres réservés à ce projet. Soigneusement choisis par les autorités médicales locales, les ouvrages sont «gardés derrière le comptoir pour assurer leur disponibilité quand quelqu’un vient les emprunter», précise la bibliothécaire Pamela Butler.

Les sujets abordés dans ces essais? L’anxiété, l’anorexie, la dépression, la boulimie, la gestion de la colère, les problèmes de jeu… Selon les autorités médicales de Camden, 97 % des patients qui ont eu recours au service l’ont trouvé utile et 23 % l’ont même trouvé très utile. Lancé au pays de Galles il y a quelques années, ce programme a rapidement été repris aux quatre coins du Royaume-Uni.

 Selon Debbie Hicks, directrice de la recherche à The Reading Agency, un organisme qui fait la promotion de la lecture, les différents programmes de bibliothérapie sont appelés à se populariser. «Nous sommes à un point tournant, note-t-elle. Depuis quelques années, le secteur de la santé a tendance à essayer de responsabiliser davantage les patients. Pour certaines personnes, ce type de traitement est parfaitement approprié. Le patient maîtrise mieux la situation. » L’autre gros avantage? Ça reste bien moins onéreux que des pilules pour le système de santé…

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