Espagne

Cándida aurait pu faire partie du triste bilan, si ses enfants ne s’étaient pas mis à hurler de panique lorsque son conjoint a commencé à l’étrangler. C’est aussi grâce à eux qu’elle a eu la force de quitter cet homme violent, qui frappait aussi ses propres enfants. «J’avais peur qu’on me déporte et qu’on m’enlève mes enfants, explique l’Espagnole originaire du Paraguay. J’avais oublié mon autre moi, celle que j’étais avant lui.»

Après cinq ans d’insultes et de coups, Cándida a perdu confiance en ses capacités à réaliser les tâches les plus banales. Elle s’est retrouvée complètement isolée de ses amis et de sa famille, et elle vivait pratiquement «en otage». Elle était sans-papiers, sans travail, sans argent et enceinte. Par le passé, elle a fait quatre fausses couches, provoquées par la violence. Un procès rapide, une ordonnance de protection et des thérapies plus tard, le cauchemar semble terminé pour Cándida, même si ses deux enfants ont toujours des problèmes de socialisation. «Je me sens libérée. Mes enfants m’aident à rester forte pour continuer d’avancer.»

Son histoire est malheureusement loin d’être unique, mais Cándida a eu la chance d’être accompagnée et protégée grâce à une série de mesures faisant de l’Espagne une pionnière dans la lutte contre la violence conjugale.

Une stratégie qui porte ses fruits

Depuis 15 ans, l’Espagne déploie une approche directe pour lutter contre les féminicides grâce à une loi-cadre englobant un grand nombre de ministères et différentes sphères de la société: la Loi organique de mesures de protection intégrale contre la violence de genre (LO 1/2004).

«L’idée derrière cette loi-cadre espagnole de 2004, c’est d’avoir une vision pluridisciplinaire et intégrale du phénomène de violence», explique Glòria Casas Vila, qui s’est penchée sur cette loi pour sa thèse de doctorat. «Le changement le plus important, c’est le changement de paradigme. On met l’accent sur ce que les femmes subissent parce qu’elles sont des femmes.

«Cette loi a permis une prise de conscience énorme de la part des victimes», fait remarquer Glòria Casas Vila. Le nombre de féminicides semble aussi reculer. «En 2018, 47 femmes ont été tuées par leur conjoint ou leur ex, comparativement à 71 en 2003.» Le combat n’est cependant pas encore gagné. «C’est une priorité politique, mais après 15 ans de mise en œuvre, on voit qu’il y a encore beaucoup de difficultés. Il faut toujours être très vigilantes.»

La loi LO 1/2004

Une loi, une multitude d’actions:

  • Formation des magistrats, des médecins et des forces de l’ordre sur les violences de genre;
  • Insertion des inégalités de genre dans les guides de déontologie, formation des journalistes dans les salles de rédaction, changement dans le discours médiatique;
  • Formation sur les violences de genre dans les écoles secondaires;
  • Soutien psychologique et services juridiques gratuits pour les victimes;
  • Création de tribunaux réservés aux cas de violence conjugale, tenant des procès quelques heures ou quelques jours après le dépôt d’une plainte;
  • Instauration du bracelet électronique, permettant d’alerter la victime et les forces de l’ordre si l’homme violent s’approche d’un certain périmètre;
  • Budget d’un milliard d’euros pour cinq ans débloqué en 2017 pour la lutte contre les violences de genre.

Un combat à poursuivre

Dans une vitrine d’un parc de Vilanova, en Catalogne, on trouve une liste des femmes qui ont été tuées au cours de la dernière année en Espagne. Des meurtres qui auraient pu être évités et qui résonnent singulièrement dans cette charmante petite ville côtière de moins de 70 000 habitants qui a été le théâtre de trois féminicides en six ans seulement.

«Malgré ces drames, les ressources manquent dans la ville», révèlent Maria Xosè Gonzàles Fontela et Isabel Pérez-Molina, membres de l’Association de femmes La Frontissa, qui pointent du doigt le manque d’accessibilité au logement et des lois datant du franquisme qui font que les femmes risquent de perdre la garde de leurs enfants. La loi LO 1/2004 comporte aussi d’importantes failles relativement aux victimes de viol et aux relations non conjugales.

Il reste aussi beaucoup de travail à faire en matière de prévention, selon les inter- venants. «L’éducation est le vaccin contre la violence de genre, mais, pour l’instant, le volet judiciaire a été davantage pris au sérieux», croit Susana Gisbert Grifo, procureure spécialisée en violence de genre.

La journaliste et directrice du magazine féministe La Marea, Magdalena Bandera, abonde dans ce sens. Les cours sur la violence liée au genre dans les écoles secondaires et les formations dans des salles de rédaction ont subi le contrecoup de la crise économique. Avec son équipe, la journaliste travaille au projet #PorTodas, un ambitieux dossier d’articles d’enquête sur les 55 féminicides répertoriés en 2014. L’objectif: parler du contexte entourant ces meurtres et faire le suivi sur ce qui s’est passé depuis.

Autre ombre au tableau dans la lutte contre les féminicides: la montée du parti d’extrême droite Vox, qui souhaite démanteler la loi de 2004, et dont le discours antiféministe trouve un certain écho chez des hommes qui se sentent menacés par l’émancipation des femmes, selon Magdalena Bandera. Mais revenir en arrière? La journaliste croit que ce sera difficile.

«Il y a maintenant toutes ces femmes qui sont conscientisées et qui vont lutter bec et ongles pour assurer leurs droits.»

En 2018

98 femmes tuées (0,41 meurtre pour 100 000 femmes).
47 femmes tuées par leur conjoint ou leur ex-conjoint.

Canada

L’adresse est anonyme; l’endroit, pourvu de plusieurs caméras de sécurité et de boutons de panique. La maison est calme pendant la journée: les femmes et leurs enfants sont à l’école ou au travail. Dans cette maison d’hébergement en banlieue de Québec, les femmes sont en sécurité lorsqu’elles annoncent leur départ à leur conjoint violent – moment critique où surviennent plus fréquemment les homicides suivis de suicides. Mais d’autres n’ont pas cette chance.

«Quand une femme a le courage de nous appeler et qu’elle est prête à venir en maison d’hébergement, et qu’on lui répond: “Je n’ai pas de place”, pendant qu’elle est dans sa voiture avec ses enfants, c’est épouvantable. On ne peut pas dire ça à des femmes qui vivent de la violence», se désole Édith Mercier, directrice de la Maison du Cœur pour femmes. «Ici, on a dû refuser 42 demandes par manque de place, seulement au mois d’octobre 2019.»

Au Québec, l’important filet d’urgence composé de centaines de maisons d’hébergement ne suffit pas à la demande. Près de 15 000 demandes d’hébergement ont été refusées en 2018-2019. Dans les autres provinces, c’est le même constat. Non seulement les places en hébergement manquent, mais elles sont peu facilement accessibles sur ces grands territoires. Ce qui ne s’améliorera pas, étant donné notamment l’arrêt de services d’autobus, comme Greyhound, dans les Prairies.

Le système judiciaire a aussi ses failles. Édith Mercier indique que le manque de coordination entre les différentes cours de justice peut mener à des jugements opposés. Par exemple, une interdiction de contact des enfants avec leur père peut être dictée par un tribunal de la jeunesse, et des droits de visite permis par une Chambre civile, pour la même famille. «Les femmes n’ont pas vraiment confiance en la justice, dit-elle. C’est extrêmement lent avant qu’il ne se passe quelque chose. Ce n’est pas de la mauvaise volonté, c’est le système judiciaire qui est embourbé.»

Or, le danger auquel font face les femmes violentées est réel. «Au Québec, 219 femmes ont déclaré avoir été victimes d’une tentative de meurtre entre mars 2018 et mars 2019», déclare la directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, Manon Monastesse. «En termes de société, c’est quand même un constat d’échec sur le plan de l’intervention.»

On observe toutefois des avancées. Le mouvement #MoiAussi incite de plus en plus de femmes à aller chercher de l’aide avant qu’il ne soit trop tard. Les cas d’agressions sexuelles en milieu universitaire ont mené à l’adoption de mesures de prévention. En 2017, une stratégie fédérale réunissant une vingtaine de ministères et d’organismes gouvernementaux a été lancée pour prévenir la violence fondée sur le sexe et pour la contrer. La stratégie dispose d’un budget d’environ 200 millions de dollars sur cinq ans pour des projets visant à réduire les inégalités entre les hommes et les femmes, ce qui comprend la rénovation et la création de maisons d’hébergement, la recherche sur la violence fondée sur le sexe et des formations au sein de la Gendarmerie royale du Canada. Au Québec, le gouvernement caquiste a commandé en décembre un plan d’action concerté contre la violence conjugale.

«Il y a une prise de conscience sur le plan politique, mais il faut que ça s’accompagne de mesures structurelles, comme l’éducation et la lutte contre la pauvreté», croit Sandrine Ricci, doctorante en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. «Si on veut s’atteler au problème, il faut viser les rapports de pouvoir, ajoute-t-elle, en faisant référence aux relations hommes- femmes, au racisme, au colonialisme et aux inégalités sociales. Ce sont des révolutions qu’il faut entreprendre.»

Réalité autochtone

Au cours des 20 dernières années, le bilan des féminicides est descendu sous la barre des 200 victimes par année, ce qui était la moyenne nationale au cours des années 1980 et 1990. Mais en regardant les chiffres de plus près, on remarque qu’il y a autant de femmes autochtones tuées aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Elles ne constituent que 4 % de la population, mais elles peuvent représenter jusqu’au quart des victimes de féminicides au pays.

Colleen Hele-Cardinal est une femme autochtone originaire de l’Alberta et cofondatrice d’une coalition de survivants de la «rafle des années 1960». Dans sa famille, deux femmes ont été assassinées. Elle-même a été victime de la rafle et a été adoptée par une famille blanche en Ontario; elle a vécu de la violence dans son foyer d’adoption.

«Les enfants des victimes de la rafle sont dans des foyers où ils risquent de subir de la violence. C’est un cycle qui se perpétue, ajoute Colleen Hele-Cardinal. Les non-autochtones voient que les autochtones boivent, se prostituent et ensuite, sont tués… mais ils ne comprennent pas le contexte colonial», dit-elle, en observant que la face obscure de l’histoire canadienne portant sur les pensionnats autochtones, les relocalisations forcées, la rafle des années 1960 et les systèmes modernes de protection à l’enfance n’est pas enseignée dans les écoles.

Quelques faits troublants

  • En 2014, le corps de la jeune autochtone Tina Fontaine a été retrouvé dans un sac de plastique au fond de la rivière Rouge, à Winnipeg. L’homme accusé du meurtre a été acquitté par un jury en 2018.
  • En décembre dernier, un homme a tué son ex-conjointe avant de s’enlever la vie dans un immeuble cossu de Montréal. Quelques jours plus tôt, un autre homme tuait sa femme et ses deux jeunes enfants avant de se suicider à Pointe-aux-Trembles.
  • Au cours des cinq années séparant ces histoires, plus de 800 femmes ont été tuées au Canada. Pour la majorité d’entre elles, leur assassin était un proche.

En 2018

164 femmes tuées (0,88 meurtre pour 100 000 femmes).
121 femmes tuées par un proche.

* La «rafle des années 1960» fait référence aux politiques fédérale et provinciales responsables de l’enlèvement de milliers d’enfants autochtones à leur famille et de leur adoption par des familles blanches du Canada, des États-Unis et d’ailleurs, principalement entre 1960 et 1980.

Au cours des sept dernières semaines, sept féminicides ont été commis.

Ce phénomène sans précédent demande une mobilisation générale massive pour radier ses gestes odieux et exprimer le soutien des Québécoises et des Québécois aux victimes de ces actes et aux familles touchées.

Si vous êtes victime de violence conjugale, contactez SOS violence conjugale au 1 800 363-9010.

#PasUneDePlus
*Article mis à jour le lundi 29 mars 2021