Geneviève aborde la période des vacances avec un peu d’appréhension. «Je sais que mon petit va me demander de jouer avec lui, mais je n’y arrive pas.» C’est l’un des grands dilemmes du parent moderne: doit-il jouer ou non avec ses enfants? Nous sommes tellement obsédés par leur épanouissement que nous avons du mal à les repousser quand ils demandent, implorants: «Fais-moi le chat.» Cela crée chez certains adultes un sentiment de culpabilité. Surtout que nous subissons une pression extérieure constante: selon une étude menée par IKEA dans 25 pays l’été dernier, «46 % des enfants aimeraient que leurs parents jouent davantage avec eux.» Et les occasions de partager des activités sont devenues infinies: ateliers dans les musées, spectacles en tout genre, parcours ludoéducatifs… «Dans mon milieu, explique Stéphanie, si tu n’emmènes pas ton gamin au dernier spectacle de la TOHU, tu as l’impression d’être un parent maltraitant.» Alors, faut-il se plier régulièrement en quatre (ou au moins en deux) pour s’infliger une heure de Lego? A-t-on le droit, tout simplement, de laisser les enfants se débrouiller tout seuls?

Jeux = socialisation

«Bien sûr qu’il est utile que les parents jouent avec leurs enfants! lance le sociologue François de Singly, auteur de Comment aider l’enfant à devenir lui-même? (Armand Collin) Dans tout jeu, il y a des règles. C’est très instructif pour l’enfant de voir que l’adulte doit s’y soumettre lui aussi. Il fait alors l’apprentissage de la socialisation. » Évidemment, ce discours séduisant peut paraître un brin abstrait lorsque vous avez devant vous une fillette de quatre ans qui pique une crise parce que vous l’avez battue aux cartes (même si vous avez tout fait pour qu’elle gagne). Il n’empêche que si elle se tord comme ça en hurlant, c’est qu’elle apprend à vivre en société! Donc, réjouissez-vous…

 

Une autre raison, plus agréable, de faire le clown, c’est que ça permet de passer un peu de bon temps avec ses petits. Sophie Marinopoulos, psychologue, auteure de Dites-moi à quoi il joue, je vous dirai comment il va (Les liens qui libèrent), remarque: «Les enfants d’aujourd’hui ont un horaire de ministre! Ils sont toujours en train de courir d’une activité à une autre.» Si bien que les parents n’ont pas tant d’occasions que ça de passer du temps de qualité avec leur bambin. «Les seuls moments où je partage réellement quelque chose avec Émile, c’est quand je joue avec lui, avoue Rebecca, une avocate, en précisant que son travail est très prenant. C’est là que j’ai l’impression d’être le plus présente, même si j’ai mon iPhone à côté de moi…» Mais Rebecca a ses limites: «Les jeux de société, non merci!» Elle préfère les jeux de rôle: suivre Émile dans ses délires, se glisser dans la peau d’un personnage – le loup, la maîtresse ou la sorcière -, faire parler les toutous… «C’est comme ça que j’en apprends le plus sur sa vie à l’école et sur ses copains. Au début, tu te forces, mais très vite, tu te laisses entraîner.»

En fait, le jeu permettrait à la famille de se construire «un monde commun», d’après François de Singly. Pour exister, celle-ci doit en effet se constituer des références et des rituels. «L’adulte a tout intérêt à se mettre à la hauteur de l’enfant. Cela leur donne la chance de nouer des relations vraiment personnelles, qui sortent du rapport hiérarchique. » Donc, on joue pour que la famille devienne un organisme vivant, dynamique. «Si vous ne le faites pas, prophétise le sociologue, vous n’arriverez pas, quand il aura grandi, à pratiquer d’autres activités avec votre enfant, comme regarder des films avec lui, découvrir des styles musicaux, etc. Et vous vous retrouverez avec ce type d’adolescent qui traîne les pieds en suivant s e s parents au musée.» On comprend que la plupart des parents seraient prêts à tout pour éviter ce cauchemar…

Vive l’ennui!

Que les pères et les mères se rassurent: il ne sert à rien de se forcer. Ce serait même contreproductif. Ouf! Simon, 32 ans, explique: «J’assume sans problème le fait de ne pas jouer avec Théo. Si je m’oblige, il le sentira.»

«Halte aux diktats!» lance Sophie Marinopoulos. Un parent qui n’aime pas jouer ne devrait pas se contraindre. Il lui suffit de dire à son enfant: «Ce jeu ne m’amuse pas, mais on fera autre chose, plus tard.» La communication peut s’établir par d’autres moyens: raconter des histoires, aider à faire les devoirs, pratiquer un sport, partir en voyage, etc. L’important, c’est de vivre quelque chose ensemble. On n’est pas obligé non plus d’y consacrer tout son temps: une activité d’une heure la fin de semaine peut suffire.

Voilà de quoi rassurer ceux qui culpabilisent quand ils croisent des «parents joueurs», cette espèce parfois agaçante (parce qu’on les envie) de géniteurs hyper cool qui n’ont jamais l’air de se forcer, qui semblent toujours prêts à se déguiser en orignal, à ramper sur le plancher, à foncer aux glissades d’eau ou au Biodôme avec huit bambins grognons… et qui donnent aux autres l’impression de n’être que des rabat-joie, des parents, quoi!

Mieux encore, «il est bon que l’enfant fasse l’expérience de l’ennui », affirme François de Singly. C’est dans ces moments où il est laissé à lui-même qu’il va puiser à l’intérieur de lui, apprendre à s’occuper, à se débrouiller par ses propres moyens. «À une époque, j’ai trop joué avec Maxime, remarque Sonia, 41 ans. Je répondais à toutes ses sollicitations. Résultat: il me réclamait tout le temps. J’ai dû quasiment l’obliger à apprendre à jouer seul.»

S’il n’est pas tenu de se transformer en G.O. sur demande, tout parent doit cependant «donner à jouer comme on donne à manger, dit joliment Sophie Marinopoulos, c’est-à-dire faire en sorte que l’enfant joue, pas forcément avec lui, mais avec d’autres enfants ou avec des adultes qui en ont envie». Il ne s’agit pas de lui organiser des loisirs, mais simplement de lui fournir des occasions de «développer son imaginaire et ses désirs».

Reste un dernier point: la culpabilité qu’éprouvent certains parents. Elle en dit souvent beaucoup plus sur l’adulte lui-même que sur l’enfant. Vous l’avez envoyé jouer dans sa chambre, et cela vous brise le coeur de le voir partir en traînant sa doudou derrière lui, si solitaire, si triste, si…? Arrêtez tout! Votre enfant va très bien. «C’est votre propre sentiment d’abandon, votre propre désarroi, éprouvés dans votre enfance, que vous projetez», assure la psychologue. Pas fou, hein?

 

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