L’été dernier, une résidente de Grenade est morte après que son mari lui eut asséné un coup de marteau sur la tête. La même semaine, un homme originaire des îles Baléares s’est suicidé après avoir étranglé son ex-conjointe, laissant leurs deux petites filles orphelines. Quelques jours plus tard, les policiers d’Alicante ont arrêté un individu soupçonné d’avoir séquestré sa partenaire pendant près d’un an et de lui avoir fait subir divers sévices. La presse espagnole a fait grand cas de ces trois crimes perpétrés contre des femmes. Autrefois, elle les aurait sans doute traités comme de faits divers, voire passés carrément sous silence.


Un tel battage médiatique pourrait laisser croire que la violence conjugale frappe plus durement en Espagne qu’ailleurs. Or, au contraire, le phénomène y est moins présent que dans la plupart des pays d’Europe. D’après une récente étude de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, 22 % des Espagnoles ont été victimes d’agressions physiques ou sexuelles au moins une fois dans leur vie après l’âge de 15 ans, comparativement à 45 % des Néerlandaises et 52 % des Danoises. Mais l’Espagne n’a pas toujours fait aussi bonne figure.

«Jusqu’à la fin des années 1990, la violence conjugale n’était pas considérée comme un enjeu d’intérêt public en Espagne. Dans l’esprit des gens, lorsqu’un homme maltraitait sa femme, ça relevait de la sphère privée. Ces délits demeuraient donc souvent impunis», explique Inmaculada Montalbán Huertas, qui a été présidente de l’Observatoire espagnol contre la violence domestique et de genre jusqu’en 2013.


Il aura fallu la mort brutale d’Ana Orantes en 1997 pour susciter enfin l’indignation de tout le pays. Cette Andalouse, mère de 11 enfants, a été brûlée vive par son ex-mari après avoir raconté à la télévision tous les mauvais traitements qu’il lui avait fait subir. Elle avait porté plainte à 15 reprises contre son tortionnaire et réussi à obtenir le divorce… à condition de demeurer dans le même édifice que lui. N’eût été cette décision du juge, sa mort aurait sans doute pu être évitée. «Les groupes de défense des droits des femmes réclamaient depuis une vingtaine d’années déjà des actions concrètes pour lutter contre la violence machiste», raconte Ana María Pérez del Campo, la présidente de la Fédération des femmes séparées et divorcées, à Madrid. «La mort d’Ana Orantes leur a valu le ralliement de la population à leur cause et l’attention des politiciens.»

Une loi qui change tout

C’est ainsi que, dès son arrivée au pouvoir
 en 2004, le président socialiste José Luis Rodriguez Zapatero a adopté une des lois les 
plus avant-gardistes du monde afin de dimi
nuer le nombre de femmes victimes de violence. Pour enrayer les comportements ma
chistes souvent à l’origine de ce problème, un
 vaste plan a été mis en place, interdisant 
notamment les publicités sexistes et faisant la 
promotion de l’égalité entre les sexes auprès
 des jeunes, de la maternelle à l’université. «Pour la première fois, on définissait clairement la violence associée au genre comme l’expression ultime de l’inégalité entre les hommes et les femmes», précise Mme Montalbán Huertas, une éminente experte de la question.

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Quant aux victimes de violence conjugale, en plus de recevoir un soutien psychologique, social et juridique, elles peuvent aujourd’hui demander à leur employeur une réduction de leurs heures de travail, une mutation dans une autre ville, une suspension avec garantie de réintégration et même des prestations d’assurance chômage en cas de démission. «Pour se remettre des séquelles de la violence qu’elles ont subie, explique-t-elle, certaines femmes ont besoin de prendre une pause professionnelle. D’autres désirent changer de ville pour s’éloigner de leur agresseur.»

Ces femmes bénéficient également de tribunaux spécialisés, qui peuvent entendre leurs causes. «Les juges et les procureurs qui y travaillent ont reçu une formation spécifique et sont sensibilisés à la réalité des victimes», souligne María Pilar Llop Cuenca, magistrate spécialisée dans la violence envers les femmes. «Ils peuvent en outre traiter autant des affaires civiles que pénales. Une femme qui a été victime d’un geste criminel de la part de son conjoint et qui souhaite du même coup divorcer ou obtenir la garde de ses enfants n’aura donc pas à se présenter devant deux juges différents.» L’autre avantage de ces tribunaux, c’est qu’ils permettent d’accélérer le traitement des plaintes. «Les études démontrent que plus les délais s’allongent, plus les femmes ont tendance à retirer leur plainte, ce qui peut les placer dans une situation à risque», ajoute-t-elle.

Par ailleurs, la violence conjugale est maintenant punie plus sévèrement que toute autre forme d’agression. Par exemple, un homme qui a frappé sa conjointe sans la blesser est passible d’une peine d’emprisonnement de six mois à un an. Et il encourt la même peine s’il profère des menaces à son endroit. Fait étonnant, une femme qui commet les mêmes actes obtiendra une sentence plus clémente. «Les partisans de la droite ont dénoncé ces différences de traitement en affirmant qu’elles étaient discriminatoires. Mais, selon nous, elles sont justifiées, puisqu’un homme qui agresse une femme le fait dans le but de la dominer. Il s’agit d’un facteur aggravant», soutient Mme Pérez del Campo, qui, à 78 ans bien sonnés, demeure une des figures les plus importantes du mouvement féministe espagnol.

Des acquis menacés

Grâce à ces efforts sans précédent, la vio
lence envers les femmes a diminué de manière significative en Espagne. Le taux
 d’homicides commis par un conjoint est ainsi passé de 0,17 par 100 000 habitants en 2004 à 0,11 par 100 000 habitants en 2013. À titre comparatif, en 2012, cette proportion s’élevait à près de 0,20 par 100 000 habitants au Canada.

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Les meurtres de femmes ont toutefois augmenté en 2008 et en 2010, années où l’Espagne a été particulièrement touchée par la crise économique. «Il n’est pas rare que les femmes qui subissent de la violence conjugale dépendent financièrement de leur partenaire, note Mme Llop Cuenca. Quand l’économie va mal, il est plus probable qu’elles restent avec leur conjoint, ce qui augmente les risques pour leur sécurité.»

Il n’empêche que les femmes victimes de violence sont plus enclines qu’avant à dénoncer les mauvais traitements qu’elles subissent. En 2004, on a enregistré un peu moins de 100 000 plaintes, alors qu’en 2013 on en dénombrait près de 125 000. «Mais ce qui me réjouit le plus, ajoute Mme Montalbán Huertas, c’est de voir qu’aujourd’hui 75 % des crimes machistes sont sanctionnés, tandis qu’avant l’adoption de la loi 80 % d’entre eux demeuraient impunis.»  

Malgré tout, les Espagnoles pourraient être encore mieux protégées, estime Mme Pérez del Campo: «Environ 20 % des femmes qui meurent sous les coups de leur conjoint ou de leur ex-conjoint avaient déjà porté plainte contre lui. C’est inadmissible, d’autant plus que les juges disposent de nombreux outils pour préserver la sécurité des victimes.» Elle fait notamment référence aux 3000 bracelets électroniques dont s’est doté l’État en 2009, qui permettent de s’assurer que les agresseurs restent à distance de leurs victimes. Malgré l’efficacité de ces bracelets, on en a utilisé moins du tiers jusqu’à présent.

Mme Montalbán Huertas déplore quant à elle les mesures d’austérité du gouvernement, qui ont eu raison de certains programmes d’éducation sur l’égalité entre les sexes: «Les mentalités ont beaucoup évolué ces 10 dernières années, mais nos acquis demeurent fragiles. Si nous voulons vraiment enrayer les crimes machistes, nous devons continuer à enseigner aux enfants que la supériorité d’un sexe par rapport à l’autre, ça n’existe pas.» Une décennie après avoir pris le taureau par les cornes, il serait en effet dom- mage que le gouvernement espagnol renonce à sa lutte pour mettre un terme à la violence associée au genre…  

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