Les vives réactions que suscite cette question sont-elles le signe d’une évolution? Nos acquis sur ce plan sont-ils solides? Et l’actuelle volonté d’affirmation individuelle peut-elle jouer contre la formation d’un projet social? Pour pousser plus loin ma réflexion, je me suis entretenue avec Mani Soleymanlou et Nicolas Ouellet.

Le comédien et dramaturge Mani Soleymanlou est né en Iran, et il a vécu en France et à Toronto avant de s’établir à Montréal. L’animateur Nicolas Ouellet est né au Sénégal et a été adopté par des parents québécois. Et moi, je suis née au Québec d’une mère canadienne et d’un père colombien. Chacun de nos parcours identitaires est unique, mais nous avons en commun d’avoir eu l’envie — ou le besoin — de les nommer.

Ce qu’il y a de beau avec l’identité, c’est qu’elle n’est jamais figée. C’est d’ailleurs un piège à éviter, selon Mani Soleymanlou. «Je m’identifie beaucoup au lieu où je vis. Ça change selon l’époque, la géographie. Tout est en mouvance permanente», dit-il. Le son de cloche est similaire chez Nicolas Ouellet, qui a grandi à Québec. «Enfant, t’as envie de fit in et, pour moi, la façon de faire ça, ç’a été de nier la partie noire en moi. Puis, vers l’âge de 14 ans, je me suis éveillé à la culture sénégalaise. C’est aussi à ce moment-là que j’ai découvert les grands personnages afro-américains. Mais ce n’est qu’en arrivant à Montréal que je me suis autorisé à revendiquer la culture noire», confie l’animateur.

De mon côté, dans le village où j’ai grandi, les immigrants étaient rares. Mon père y était la seule personne latino-américaine. J’ai dû effacer la partie colombienne en moi pour être comme tout le monde. J’étais gênée de manger des empanadas à l’heure du midi et j’ai pesté contre mes parents qui ne me faisaient pas de sandwichs au baloney et à la moutarde baseball. Ça a l’air banal comme ça, mais c’est douloureux, surtout à un âge où toute différence nous paraît immense. J’ai fini par me sentir bien seule, en marge de ce que je percevais comme la norme.

Le sentiment d’être vu et compris

Nicolas raconte avoir grandi en banlieue de Québec et fréquenté des milieux presque exclusivement blancs à une époque où la culture noire était anecdotique dans les médias. Aujourd’hui, le monde est complètement différent. Il note une valorisation de cette culture. «On le voit par la musique, les téléséries, le cinéma, dit-il. Leur contenu peut donner envie aux personnes issues de ces cultures de revendiquer cette identité avec fierté.» 

En effet, lorsqu’il est question de culture, la représentation dans les œuvres de fiction et les médias est d’une importance capitale. Si on ne se voit pas, on ne se reconnaît pas. Pour Nicolas, l’arrivée de Corneille sur la scène musicale québécoise a été marquante: «C’est une figure qui m’a permis de savoir que j’avais le droit d’exister», dit-il dans sa série Tu viens d’où? Pour moi, ç’a été Shakira, qui m’a donné la possibilité d’affirmer une partie de mon identité de manière à ce qu’elle soit comprise. D’un coup, j’étais Colombienne comme Shakira.

Le projet social à l’ère de l’individualisme extrême

«Qu’est-ce qui fait en sorte qu’on a tant besoin de se définir, de se nommer nous-mêmes? se demande Mani. Ce questionnement-là n’existait pas en 2009 quand j’ai commencé à écrire là-dessus. Mais l’identité est devenue polyforme et plus complexe.» En effet, le contexte social et la libération de la parole grâce aux réseaux sociaux ont fragmenté le discours dominant au Québec et partout sur la planète. L’affirmation de soi n’a jamais été aussi facile. Nous sommes entrés dans une ère polyphonique, et c’est tant mieux à bien des égards. Mais ce constat est à l’origine d’une question encore plus difficile à poser: comment fait-on pour avoir un projet social collectif si nous sommes tous occupés à nous définir individuellement?

Au fil de sa réflexion, Mani en est venu à croire que la période d’«adolescence» de ce projet social doit exister. «Le projet doit donc un peu attendre, parce qu’on doit d’abord franchir cette période d’adolescence, dit-il. Tout changement de paradigme suscite un moment de chaos. Notre époque n’est pas propice à la nuance, à l’incertitude et au doute. On avait quelque chose à réparer et maintenant, on est en rénovation. Il faut d’abord prendre le temps de renommer les choses et d’aller au bout de cette vague d’affirmation-là.»

Une fois qu’on se sera nommé individuellement, j’imagine qu’on pourra se tourner vers quelque chose de plus grand. D’ici là, la seule solution qui a du sens en ce moment est de faire preuve d’empathie, d’écoute et de bienveillance envers les communautés qui ont été effacées pendant si longtemps. Ne pas avoir eu à vivre de quête identitaire complexe ou douloureuse — qu’elle soit culturelle, sexuelle ou autre — est un immense privilège. 

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Vers une diversité non problématisée

Aujourd’hui, est-ce que nos médias ressemblent à la société québécoise? De plus en plus. Mani observe qu’il y a beaucoup plus de rôles aujourd’hui pour les personnes d’origine diverse qu’à sa sortie de l’école de théâtre, en 2008. Mais est-ce assez? Pour Mani et Nicolas, la réponse est non. «Ça ne sera jamais assez, parce que ça va continuer à bouger. Il va y avoir d’autres réalités, d’autres façons de vivre», dit Mani. En effet, il y a quelques années, le sitcom américain Modern Family était considéré comme novateur, car il «osait» montrer une famille homosexuelle qui adopte un enfant. Alors, comment peut-on deviner quels seront les combats du futur? Il faudra rester à l’écoute et continuer de s’adapter au fil des réalités nommées.

Chez nos voisins du Sud, les choses ont bougé à la vitesse grand V après le #OscarSoWhite (2015) et les multiples critiques contre le whitewashing hollywoodien. Par exemple, on a reproché à des franchises américaines à gros budget, comme Le Seigneur des anneaux et La Petite Sirène, d’inclure des personnages racisés, alors qu’ils étaient blancs dans les versions antérieures de ces univers. Sur le web, les commentaires racistes fusaient à propos du personnage d’Ariel: les gens acceptent qu’une sirène devienne humaine grâce à une sorcière, mais ils ne trouvent pas réaliste qu’elle ait la peau noire.

Pourtant, ces productions sont des exemples d’histoires où la diversité ne constitue pas le cœur de l’intrigue, et où elle n’en fait pas partie, et c’est tant mieux. Laisser les gens être, sans tout ramener à l’identité est le signe qu’une étape importante a été franchie. Au quotidien, lorsque les gens sont entourés par des personnes différentes, ils cessent de se questionner sur la différence, et même de la remarquer. «Je n’ai pas eu à nommer mon identité avant d’arriver à Montréal, souligne Mani. À Toronto, tout le monde venait de partout; on ne passait pas son temps à se demander d’où on venait.» 

Vers un monde multiculturel

Outre les origines, il y a l’identité hybride, métissée. Les immigrants, les expatriés, les immigrants de la deuxième génération, les réfugiés, et toutes les personnes qui s’installent dans un pays ayant une autre culture que la leur et qui en apprennent les codes deviennent biculturels. Cet état d’être vient avec son lot de défis, mais aussi avec des avantages: une capacité d’adaptation accrue à diverses situations du quotidien, le fait de voir en permanence le revers de la médaille, le fait de parler deux ou trois langues, etc. Cette identité hybride n’est pas appelée à disparaître; au contraire, elle a toujours été là. La différence, c’est qu’aujourd’hui, on nomme la pluralité de nos identités, on la revendique, tout en ayant le porte-voix pour se faire entendre.

Mani va même jusqu’à croire, et je suis d’accord avec lui, que la mixité sous toutes ses formes est l’avenir. «La seule certitude qu’on a, c’est qu’on est tous différents. Ce changement dans l’espace médiatique bouscule et fragilise, mais c’est ça, le what’s next, le futur.» Les frontières s’ouvrent, les cultures se rencontrent et se mélangent, et n’est-ce pas là une évolution naturelle des sociétés? Notre société québécoise est tissée par de riches différences, mais encore faudra-t-il concilier ces différences. Et qu’on ne s’y méprenne plus. Ce mélange des cultures est l’une de nos plus grandes forces. 

Actualités

L’an dernier, Nicolas Ouellet a dévoilé une partie de sa quête identitaire dans la série Tu viens d’où? présentée sur ICI tou.tv. Il reprend aussi l’animation de ses émissions de radio, Jusqu’au bout, à ICI Radio-Canada Première, et Nouveaux sons, à ICI Musique.

Mani Soleymanlou est l’auteur de nombreuses pièces de théâtre qui ont pour thème l’identité. Il est directeur artistique de la nouvelle saison du CNA et il joue dans la télésérie Avant le crash, à ICI Radio-Canada Télé.

Mali Navia a publié un livre, intitulé La banalité d’un tir, qui porte sur la disparition d’un père et les identités trouées. 

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