Dans ce monde morose et précaire, je m’interroge souvent sur notre capacité à être optimiste. Comment garder espoir quand c’est le chaos?

Je suis née à Bukavu, une ville bucolique de la République démocratique du Congo. Surnommée «la Suisse de l’Afrique» par les colons belges, la ville de mon enfance était montagneuse, et le climat, tempéré. C’est à Labotte, un quartier construit sur la péninsule, que mon père avait bâti notre magnifique maison: une longue villa sur deux étages, dont les baies vitrées donnaient sur le lac Kivu.

La nuit, les belles mélopées des pêcheurs nous berçaient; le jour, nous jouions avec nos petits voisins de diverses ethnies et nationalités. Dans le quartier, nous avions un animal domestique nommé Guylaine, un bébé gorille femelle sauvée par un garde forestier après l’assassinat de sa maman par un braconnier.

Je n’ai pas vraiment de langue maternelle, car j’en ai parlé trois dès ma tendre enfance: le gujarati, une langue indienne; le swahili, une langue africaine; et le français, appris à l’école. J’allais dans une école privée belge fréquentée par des jeunes provenant de différents pays; leurs parents se trouvaient à Bukavu soit pour la coopération humanitaire, le commerce, l’exploitation minière ou forestière. J’ai eu une enfance et une adolescence choyées et protégées.

Nous avons tout perdu

Un matin de novembre 1991, alors que j’avais 22 ans, notre communauté a dû fuir Bukavu précipitamment, en raison des pillages et des viols perpétrés par les étudiants en révolte, soutenus par l’armée zaïroise. Le même jour, dans une file d’environ 50 voitures, nous avons traversé une grande partie de l’ancien Zaïre [l’actuelle République démocratique du Congo], le Rwanda et le Burundi. Sur le trajet, les militaires zaïrois nous ont pris tout ce que nous possédions. La précarité de la vie a pris tout son sens pour moi ce jour-là: le matin, nous avons mangé notre petit déjeuner sur la terrasse de notre villa en regardant le lac et le jardin entretenu par notre vieux jardinier Séraphin; à midi, nous quittions le Zaïre, riches et confiants; à la tombée du jour, nous sommes arrivés à Bujumbura, la capitale du Burundi, épuisés, affamés et pauvres. Du jour au lendemain, nous sommes passés au statut de réfugiés et de personnes en difficulté.

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La réalité de nos premiers mois au Burundi en fut une de survie et de privation. Chaque soir, nous espérions que la crise se calmerait pour que nous puissions rentrer chez nous. Rien n’est plus complexe que l’espoir, puisqu’il s’agit d’un sentiment contrôlé par plusieurs facteurs: les circonstances, la capacité de tolérer la frustration passée et celle d’anticiper l’avenir comme une continuité avec le présent.

Mon père, un homme aguerri par d’autres crises, réalisa rapidement que notre espoir était vain. Pourtant, il ne baissa pas les bras: en commerçant débrouillard et courageux, il entreprit de faire la navette entre Bukavu et Bujumbura pour vendre tout ce qui est vendable, ce qu’il a fait durant des années et jusqu’au soir de sa vie.

J’ai appris le métier dans le chaos

Notre quotidien précaire fut de nouveau bousculé en 1993 lorsque le Burundi entra dans une crise politique, à laquelle succéda le génocide rwandais. Comme nous, des millions de gens perdirent le peu qu’ils avaient et durent se déplacer dans un chaos total. Spontanément, au grand dam de ma communauté, j’ai décidé d’intégrer la Croix-Rouge burundaise en tant qu’infirmière bénévole, afin d’aider les blessés de guerre et les femmes violées. Parmi les défis qui nous attendaient, il fallait pallier les nombreuses épidémies en organisant des campagnes de vaccination massives, assurer la sécurité des femmes enceintes qui accouchaient dans des conditions insalubres, regrouper les enfants orphelins et retracer leurs familles… Hélas, les conflits se sont répandus comme un feu de brousse et le travail est devenu énorme.

Face à cet état d’urgence, de nombreuses organisations internationales sont arrivées dans la région. La plupart d’entre elles recrutaient et c’est ainsi que je me suis retrouvée à la tête d’un projet de réhabilitation des centres de santé du Burundi. Je me suis alors mise à sillonner le pays avec mon équipe. Notre parcours entre les villages et les camps de réfugiés fut ponctué de belles réalisations, certes, mais la violence, le dénuement des gens, le bruit des armes et des grenades m’ont marquée à jamais. Il y a eu des matins où j’étais moins confiante, moins tolérante et moins motivée à risquer ma vie pour une cause qui me dépassait, mais l’espoir, dit-on, est le sentiment humain le plus persistant. J’ai découvert ma vocation de travailleuse humanitaire dans un contexte d’urgence, alors qu’une région magnifique sombrait dans l’abîme de la haine et de la cupidité. La jeunesse et la naïveté ont sans doute été mon moteur pour agir, mais c’est auprès de collègues plus matures et plus avisés que j’ai appris les rudiments du métier et la conscience des limites et du danger. Ils m’ont expliqué qu’un travailleur humanitaire ne doit jamais penser qu’il est plus compétent que les populations locales pour décider de ce qui est bon pour elles.

Du courage et de l’humilité

Au fil des ans, le travail humanitaire est devenu ma raison de vivre, les avions sont devenus ma seconde maison et j’ai traversé bien des pays. La douleur de chaque enfant sous-alimenté, de chaque femme violée ou mutilée, de chaque refugié démuni a résonné au plus profond de moi. Dans tous les pays où j’ai été assignée, je me suis demandé comment on pouvait changer la situation. Peut-on, d’un coup de baguette magique, éliminer la misère? Durant les crises politiques et les conflits armés, tout est en mouvement, même les repères auxquels l’humain pourrait se raccrocher pour ancrer sa vie. La violence gangrène le tissu social et elle impose sa norme. Les institutions humanitaires sont parfois décevantes, dans la mesure où la machine de l’aide peut ressembler à une roue devenue lourde et fossilisée. On y retrouve, comme partout ailleurs, des gens qui font passer leurs propres intérêts et ambitions avant le bien commun.

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Il m’est bien sûr arrivé de perdre courage, de me mettre en colère et de me sentir impuissante. Mais en moi, le feu sacré a toujours persisté. Peut-être parce que j’ai rencontré des personnes qui mettaient leurs tripes, leur cœur et leur foi dans ce qu’elles accomplissaient. Ces gens-là mettaient leur vie en jeu et déplaçaient des montagnes. Leurs moments de désespoir m’ont aussi marquée, car il y a de la beauté dans la déception. J’y ai appris une chose essentielle sur mon métier: notre défi est de garder notre motivation intacte alors que tout peut basculer. Il faut aussi accepter que cette volonté se conjugue avec l’humilité de reconnaître que nous ne contrôlons pas tout.

Depuis quelques années, j’habite à Montréal et je repense à mon passé avec nostalgie. J’ai eu la chance de faire face au pire sans perdre la foi, et celle d’avoir eu le courage de changer de vie au bon moment. Ce choix me permet aujourd’hui de connaître d’autres joies et de découvrir ce qu’est une vraie zone de confort. Eunide, ma belle-maman – une véritable Mère Courage – m’a dit dernièrement: «L’espoir est ce qui nous permet d’avancer, car chaque jour nous vivons avec la conviction qu’un jour meilleur finira par arriver. L’espoir fait vivre, mais la vie n’est pas un conte de fées. Elle est riche de joies, de rires, mais aussi d’épreuves, de concessions et de deuils. Il est bon d’espérer, mais en restant réaliste. Lâcher prise quand il le faut nous permet d’explorer d’autres chemins inespérés.» Ces mots simples m’ont aidée à reconstituer le puzzle de ce sentiment complexe qui m’a habité durant tout mon parcours humanitaire.

Le livre Le vent des routes raconte le parcours de Tabasum Masumbuko Abdul-Rasul à l’époque où elle était travailleuse humanitaire. On peut se le procurer sur ce site.

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