Shanghai, 8 h du matin. Bousculade au rez-de-chaussée de l’hôpital no 9. Une myriade de jeunes filles, âgées de 18 à 23 ans, jouent des coudes pour s’engouffrer dans l’ascenseur. «Quel étage?» vocifère une grosse dame en blouse blanche préposée aux va-et-vient du monte-charge. «Le 6e», répondent en choeur les futures opérées. Cet étage est entièrement consacré à la chirurgie esthétique: on y pratique au moins 120 interventions par jour et on y fait 300 consultations sans rendez-vous, sous la direction très officielle du Parti communiste chinois.

«Je veux changer de peau», explique Xiao Jiang, une Shanghaïenne de 20 ans, enfant unique comme il se doit, la main agrippée à celle de sa mère. «Depuis que la Chine est entrée dans l’Organisation mondiale du commerce, nous avons beaucoup plus d’occasions qu’auparavant d’être en contact avec des étrangères. Et nous pensons sincèrement que les Occidentales sont plus belles que nous. Nous avons donc envie de leur ressembler.»

Pour que le rêve devienne réalité, il suffit de se faire débrider les yeux et rallonger le nez. «Ces deux interventions représentent 60 % de nos opérations esthétiques», souligne le chirurgien Sun Baoshan, tout en appuyant délicatement un trombone sur la paupière de Xiao Jiang pour simuler le résultat qu’elle obtiendra après le débridement. «Les filles d’aujourd’hui ne supportent plus la fente qu’elles ont à la place de l’œil, ni leur profil sans relief, plat comme une galette de riz», conclut, sans trop de nuances, celui qui leur permet de se conformer au nouvel idéal de beauté chinois.Des opérations à la chaîne

Sur des appareils photo numériques à la fine pointe de la technologie, une panoplie de métamorphoses du visage parfaitement réussies est proposée aux futures opérées, moyennant 960 yuans seulement (environ 150 dollars par intervention, l’équivalent de la moitié du salaire mensuel moyen en Chine). Les longs nez et les grands yeux dotés de larges paupières artificielles bien creusées dans la chair sont ensuite réalisés à la chaîne, dans des conditions rudimentaires en matière de confort et d’hygiène. En guise de salles d’opération: une série de chambres fades aux portes grandes ouvertes en permanence – en réalité des mini-blocs opératoires où s’alignent deux ou trois lits, desquels chacune peut assister à l’opération de sa voisine. Voilà un avant-goût ultra réaliste du sort qui attend les patientes. Personne ne se rétracte pour autant. «En un an, renchérit le Dr Zhu Chang, la demande a augmenté de 40 %.»

L’année dernière, pour le seul hôpital no 9, le nombre d’opérées atteignait les 20 000. Sans parler des 10 autres lieux sous licence officielle à Shanghai, et de la multiplication des salons de beauté privés fréquentés par des médecins itinérants qui pratiquent en toute illégalité la chirurgie esthétique à haut risque. Mali et Lam en savent quelque chose. Le nez de la première, maintenant long et aquilin, ne tient pas en place. Tel un gouvernail, vraisemblablement à cause d’une prothèse mal fixée, il pivote sur la gauche ou sur la droite. Quant à Lam, elle arbore un horrible nez en trompette, dont l’une des narines n’est plus qu’un amas de chair sans orifice. À l’hôpital no 9, on corrige souvent les bêtises des charlatans.

Vingt ans après l’apparition expérimentale de la chirurgie esthétique en Chine populaire (qui coïncide avec l’ouverture économique du début des années 80), tous les milieux socioculturels sont concernés par cette fureur du relookage inspiré des canons classiques de la beauté occidentale. Lili, Nana et Xuan Xuan appartiennent à cette nouvelle catégorie de Shanghaïennes qu’on appelle les «flottantes», des jeunes femmes des campagnes pauvres ayant émigré en ville. Toutes trois sont venues à Shanghai il y a deux ans pour devenir serveuses de restaurant. Elles s’apprêtent maintenant à passer sous le bistouri afin de changer radicalement de profil. Mais pas question de révéler quoi que ce soit aux parents restés au village, de peur de s’attirer leurs foudres en osant ainsi toucher au tabou suprême pour un Chinois traditionnel: aller à l’encontre de la nature et de l’hérédité transmise par les ancêtres. Cela pourrait porter malheur… «Dans nos campagnes, les mentalités demeurent arriérées», insiste Xuan Xuan, la tête recouverte d’une sorte de bonnet aseptique, tout en recevant son injection d’anesthésie locale en plein milieu du visage. «Pour ma mère, poursuit-elle, se faire rallonger le nez équivaudrait à perdre un bras ou une jambe.»

Après avoir fait un petit trou dans la paroi nasale de la jeune paysanne, le Dr Zhu introduit par sa narine droite une prothèse aux allures de cartilage, en forme d’arête allongée et proéminente, avant de recoudre le tout. Vingt minutes à peine auront suffi. Xuan Xuan et ses deux amies, qui se faisaient opérer dans la pièce d’à côté, peuvent rentrer chez elles le jour même, le visage à peine tuméfié.Pendant ce temps, dans les couloirs du bloc opératoire, d’autres Chinoises attendent leur tour. Au hasard de la file d’attente, on croise deux Japonaises et une Singapourienne. Les chirurgiens de l’hôpital no 9 sont très fiers de réussir à attirer de plus en plus d’Asiatiques établies dans les quartiers les mieux nantis de Paris, en mal, elles aussi, d’un physique plus occidental, à des coûts défiant toute concurrence: «Nos prix sont 10 fois moins élevés que dans le reste du monde», indique le Dr Zhu.

Plus surprenant, quelques garçons du même âge attendent également pour un débridement des yeux ou un rallongement du nez (symbole extérieur de virilité en Chine). Plus rare: le gommage des cernes (27 % des patientes de l’hôpital no 9) ou l’augmentation mammaire (une opération onéreuse allant jusqu’à 20 000 yuans – 3 200 dollars – et réservée, de fait, à la classe bourgeoise ou aux prostituées des grandes villes). On compte ainsi de 30 à 40 fausses poitrines par mois, auxquelles s’ajoutent des opérations pour se faire redessiner les sourcils ou bien reconstituer une virginité juste avant le mariage.

«Elle a raison, ma fille, de faire ça en ce moment, explique la mère de Xiao Jiang. Vingt ans, c’est l’âge idéal. Il faut qu’elle soit au mieux de ses capacités pour conquérir la vie et éventuellement s’enrichir. Elle porte tous les rêves de mon mari et les miens. Elle est aussi l’avenir de notre pays. Une beauté optimale avec des yeux débridés sera un atout supplémentaire pour qu’elle décroche le meilleur des emplois, puis le mari idéal…» La mère de Xiao Jiang appartient à la génération dite «sacrifiée» de ces millions de Chinois et de Chinoises qui ont eu le triste privilège de grandir pendant la terrible révolution culturelle.

Après des années de privations, tous ces parents peuvent enfin savourer leur revanche sur le passé. Par procuration, en tout cas, au travers de l’épanouissement de leur enfant unique.

Tel un calligraphe, le Dr Sun commence par dessiner le tracé de la future incision au-dessus de l’oeil de Xiao Jiang. Après l’anesthésie locale, un léger coup de scalpel suffit pour ouvrir la chair et creuser la fameuse paupière à l’occidentale. Une couture ultime puis un épais bandage complètent l’ouvrage. Prochaine visite dans 10 jours pour le retrait des fils; à partir de là, il faut patienter trois mois pour obtenir un regard parfaitement occidentalisé.

«Cette obsession à changer de peau chez nos jeunes est sans doute contestable en ce qu’elle suppose de perte identitaire chinoise au profit d’une superficialité importée d’Occident», confie un sociologue membre du Parti communiste chinois qui préfère garder l’anonymat. «Mais après des décennies de grisaille maoïste pendant lesquelles il valait mieux ne pas s’intéresser aux choses frivoles de l’apparence extérieure, au risque d’être taxé de contre-révolutionnaire” et de finir au laogai (camp de travail forcé), les choses changent. On peut comprendre que de plus en plus de Chinois aient envie de s’engouffrer sans remords dans ce nouveau marché de la consommation esthétique, même revisité par une mondialisation parfois perverse.»

«J’ai entendu dire, lance Mali dans un éclat de rire, que les Brésiliennes se font gonfler les fesses, que les Californiennes ont d’énormes faux seins et que les Françaises se font injecter de la graisse de porc dans les lèvres pour ressembler à des Africaines. Est-ce que c’est vrai?» De grosses lèvres… Le comble pour une Chinoise! Une lèvre épaisse évoque la paysanne laide et sans culture. À chacun ses critères de beauté.

Il est déjà 18 h. Devant les grilles de l’hôpital, des silhouettes aux bras tendus vers l’avant tels des aveugles sans canne blanche (les dernières opérées des yeux de la journée) se détachent sur le trottoir avant de se glisser dans des taxis, guidées par une mère ou une amie. Étrange défilé d’yeux bandés définitivement débridés. Aucun passant pourtant ne se retournera ce soir-là sur leur passage. Une banalité comme une autre en cette Chine du nouveau siècle.