Traumavertissement: ce reportage traite d’agressions sexuelles sur des enfants.

Du plancher au plafond, tout est gris. Les fenêtres sont givrées pour cacher les six écrans d’ordinateur où défile ce qu’Internet a de plus laid à offrir. Aucune photo de famille n’est accrochée au mur. Seules quelques bouteilles de désinfectant traînent sur les bureaux vides de cette salle de visionnement.
«Ce que vous pouvez imaginer de pire dans la sexualité des adultes, on le voit ici sur vidéo, avec un enfant», confie Sabrina Dufour, sergente-détective du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). De quoi donner la nausée.
Il m’aura fallu patienter cinq mois avant qu’on m’ouvre les portes du poste de quartier 1004, à Montréal-Est, où les policières de l’équipe de lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants mènent leurs enquêtes. Elles en ont plein les bras à la suite d’une hausse de 70 % des plaintes depuis le début de la pandémie, l’an dernier. «Avec les téléphones intelligents, ceux qui ont une pulsion peuvent l’assouvir plus facilement qu’à l’époque des VHS», explique l’enquêteuse Mélodie Leclerc. Tous les dossiers passent sur son bureau. Dans la pile? Un adolescent qui envoie la photo de sa copine nue à ses amis, un père de famille qui regarde de la pornographie juvénile ou encore un homme qui se filme en agressant sexuellement un bambin. Il y a de tout.
Comme si ce n’était pas assez, le leurre d’enfants – un acte criminel qui consiste à communiquer avec une personne mineure sur Internet afin de lui soutirer des faveurs sexuelles ou des photos intimes – n’a jamais été aussi populaire. «Avec l’école à la maison, les enfants ont passé beaucoup de temps sur Internet. Les prédateurs l’ont compris», note Mélodie. Le nombre de signalements a bondi de 88 %, selon le Centre canadien de protection de l’enfance (CCPE)*. Sans oublier complètement l’homme à la camionnette qui offre des bonbons pour attirer sa future victime… Le pédophile se cache maintenant aussi derrière l’écran.
Les chiffres donnent le vertige. La centrale canadienne Cyberaide, qui traite les signalements de cas d’exploitation sexuelle d’enfants sur Internet, en reçoit deux fois plus qu’il y a un an: en moyenne 300 par mois, comparativement à 160. Ce n’est que la pointe de l’iceberg, car la majorité des cas ne seront jamais rapportés aux autorités. Les serveurs informatiques sont saturés d’images de sévices pédosexuels qui sont partagées, copiées ou stockées dans des applications nuagiques. Son puissant logiciel, Arachnid, qui traque les empreintes numériques d’images déjà identifiées comme pédopornographiques par des experts, en détecte 100 000 par mois.

Cœurs sensibles s’abstenir

Face à ce monstre en ligne, qui compte des centaines de millions d’images dans le ventre, les policières doivent choisir les pires dossiers. «C’est très prenant de savoir que l’enfant qu’on voit dans une vidéo se trouve à Montréal, sur notre territoire. Les minutes sont comptées pour éviter d’autres agressions», explique Sylvain Dumouchel, le chef de la section Exploitation sexuelle du SPVM. Sans hésiter, il se tourne vers Sabrina. «Je pense à ton dossier avec cette petite fille», lui dit le commandant à voix basse. Un laveur de vitres, qui entrait dans des bâtiments, se filmait en même temps qu’il agressait une enfant lourdement autiste, devant des épisodes de Barney. «On a dû visionner une centaine de vidéos pour trouver des indices», se rappelle la policière. Un bâtiment aperçu à travers une fenêtre, un bracelet, le profil de son visage… tout a été scruté à la loupe par les enquêteurs. «La fillette n’aurait pas pu dénoncer son agresseur; elle ne parlait pas», se souvient Sabrina Dufour, qui a heureusement réussi à lui passer les menottes.
Les policières doivent être capables de regarder les pires horreurs pour réussir à libérer un enfant. «Comme dans le cas de la pornographie pour adultes, il y a une désensibilisation de la part des consommateurs de ce type d’images. Ils en veulent toujours plus. Nous observons aussi plus de diffusions en direct de la part des agresseurs, car les autres pédophiles derrière leur écran n’ont plus la patience d’attendre pour voir la réaction de l’enfant», remarque Mauranne Ste-Marie, chercheuse principale au Centre national contre l’exploitation d’enfants (CNEE) de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), à Ottawa. Certains pédophiles envoient même un vêtement précis que doit porter la victime. «D’autres exigent que leur nom soit écrit sur une pancarte pour s’assurer que les gestes sont vraiment pour eux, ajoute-t-elle. C’est complètement fou.»
Avec le temps, la collection de photos et de vidéos des pédophiles devient plus étoffée, toujours dans l’objectif de pouvoir faire de meilleurs échanges avec d’autres internautes. «Il y a une quête de l’extrême. Les images deviennent de plus en plus violentes, et les victimes, de plus en plus jeunes», dit Francis Fortin, professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Dans le cadre d’un projet de recherche, ce père de famille a disséqué le contenu des disques durs de 40 consommateurs de pédopornographie déjà condamnés. Plus de 60 000 fichiers ont défilé sous ses yeux. «Certains pédophiles vont s’intéresser aux vidéos montrant de très jeunes enfants, mais où les actes sexuels sont moins explicites. Dans leur tête, ces actes ne sont qu’une initiation à la sexualité et de l’affection. Mais dans les faits, un enfant est agressé. C’est une distorsion cognitive très inquiétante», affirme l’expert.
Devant la caméra, des fillettes – pour la plupart – ont l’âge de fréquenter l’école primaire. Plus de la moitié d’entre elles ont moins de 8 ans, et «50 % des images et des vidéos où on les voit montrent des agressions, des activités sexuelles explicites ou des agressions sexuelles extrêmes», selon une étude du CCPE. Commises par qui? Des hommes, dans 8 cas sur 10.

«On ne vit pas les agressions, mais à force de les visionner, on en ressent les effets, comme dans le cas d’un choc post-traumatique.»

Des femmes montent au front

Les enquêteuses doivent ravaler leur colère, leur indignation, leur dégoût. «C’est difficile, admet Rosiane Racine, sergente responsable des opérations au CNEE de la GRC. Ces images sont imprimées dans notre cerveau. On ne peut pas s’en débarrasser en claquant des doigts. Ça change notre vie. Mais en étant capables de faire notre travail, nous aidons les victimes à s’en sortir.» Avant d’intégrer une telle unité d’enquête, les policières – et les policiers aussi – doivent réussir une série de tests psychologiques, et notamment une exposition graduelle aux images de pédopornographie. «C’est presque un processus pour former un agent double», dit Mélodie Leclerc, du SPVM.
Sans faire un palmarès de l’horreur, il y a des scènes qui marquent plus que d’autres. «Le pire, c’est de voir un enfant gelé comme une balle, sans réaction, comme une poupée de chiffon», dit Sabrina Dufour. «Et à l’inverse, parfois, on voit que la petite a l’habitude. Elle n’a pas l’air d’avoir mal ou d’avoir peur. Dès que la caméra tourne, elle va se déshabiller. Il y a une normalisation pour l’enfant», ajoute Mélodie Leclerc.
Pause. Prenons une grande respiration.
Malgré tout, beaucoup de femmes se portent volontaires pour lutter contre l’exploitation sexuelle des enfants. Au SPVM, à la Sûreté du Québec et à la GRC, elles représentent 50 % des équipes, tandis qu’habituellement, elles ne composent que le tiers des effectifs. «On sélectionne nos membres en fonction de leurs compétences, dit le commandant, Sylvain Dumouchel. Je ne vois aucun avantage particulier à être un homme ou une femme pour faire ce genre de travail.» Et qu’en pensent les principales intéressées? «Est-ce que les femmes ont une sensibilité plus affichée pour les enfants?» se demande Sabrina, mère d’un garçon de six ans. «On a tous la même vocation, celle de les sauver.»
Sauver des enfants coûte que coûte. «On ne vit pas les agressions, mais à force de les visionner, on en ressent les effets, comme lors d’un choc post-traumatique», explique Mauranne Ste-Marie, chercheuse à la GRC. Après une séance de visionnement, des policières ont besoin de marcher autour du bâtiment, d’autres préfèrent jouer une partie de Tetris ou se plonger dans les pages du livre Où est Charlie? «Ça aide à chasser les images envahissantes. Nous avons installé des éléments de distraction un peu partout dans nos bureaux», raconte Rosiane Racine, de la GRC. D’autres policières ont besoin d’une oreille à laquelle se confier. «Nous ne pouvons pas parler de notre travail à notre famille, car certains détails pourraient les traumatiser», explique Rosiane, d’où l’importance d’avoir une équipe tissée serré.

Et après?

Derrière chaque image se cache une victime. Une fois l’enquête des policières terminée, il faut soigner cette victime. La Fondation Marie-Vincent prend les jeunes à sa charge, de l’interrogatoire de police jusqu’au suivi psychologique. Ils n’ont jamais été aussi nombreux à demander de l’aide. Au moment d’écrire ces lignes, près de 500 d’entre eux sont inscrits sur une liste d’attente pour obtenir un suivi psychologique. De nouvelles thérapeutes ont même été embauchées pour répondre à la demande. Dans son bureau, la psychothérapeute et sexologue Jennifer Pelletier reçoit des patients de 4 à 24 ans, victimes de violences sexuelles. «La gravité objective des gestes ne détermine pas l’intensité des symptômes des victimes. Je vois beaucoup de honte et de sentiment de culpabilité», note la professionnelle. Pourtant, ces enfants n’ont rien à se reprocher. Que faire pour protéger nos enfants contre ces prédateurs?

Il n’y a pas de recette magique: la prévention commence à la maison. «Il est crucial d’avoir un dialogue avec nos enfants afin de développer leur sens critique et de leur apprendre à reconnaître les drapeaux rouges», explique Mélodie Leclerc, maman de 3 filles de 7, 8 et 10 ans. Très jeunes, les enfants jouent déjà à des jeux en ligne, et dès qu’ils commencent à savoir lire et écrire, ils vont ensuite sur des forums pour clavarder. Puis, les prédateurs vont chercher les enfants là où ils se trouvent sur Internet. «Ils lancent parfois plusieurs lignes, jusqu’à ce qu’un jeune morde à l’hameçon», explique Sylvain Dumouchel, lui aussi papa. Sur le dark web – le web clandestin –, des pédophiles fournissent à d’autres prédateurs des listes de questions précises pour appâter une victime potentielle. Dès qu’elle lui envoie une première photo intime, l’homme de l’autre côté de l’écran lui en demande toujours plus, et si elle ne le fait pas, il la menace de tout raconter aux élèves de son école. «Les jeunes sont tellement vulnérables: ils ont un besoin d’appartenir à un groupe et d’être valorisés, et ils sont toujours à la recherche du J’aime. Leur impulsivité et leur besoin de sensations fortes font d’eux des proies faciles. Et en ligne, c’est la jungle», rappelle Jennifer Pelletier.

Hasard ou non, tous les membres de l’unité de lutte contre l’exploitation sexuelle du SPVM sont des parents. Quand Mélodie regarde ses filles dessiner à la craie dans la cour, elle se sent privilégiée. «C’est beau de voir leur innocence. Je suis consciente que ce que je regarde au quotidien n’est pas normal», dit la policière, qui veut offrir une voix aux victimes. Sous ses traits doux se cache une dure à cuire. Jamais elle ne s’autorise à baisser les bras, même si la tâche est titanesque.

«Je ne vous mentirai pas, je m’ennuie d’être une maman qui n’a jamais vu ces images, confie Sabrina. J’aimerais pouvoir regarder mon fils courir nu dans la maison en riant, sans avoir d’arrière-pensée.» Le sacrifice qu’elle doit faire est grand. Elle ne quitte pas son téléphone des yeux. Une opération, résultat d’une autre de ses enquêtes, est en cours. «Les enfants ont une bombe entre les mains», dit l’enquêteuse à propos du téléphone intelligent. Elle prend le sien. Puis, elle esquisse un sourire. Ça y est, un autre pédophile vient d’être arrêté.

* Le Centre canadien de protection de l’enfance est un organisme de bienfaisance national voué à la sécurité et à la protection des enfants.

Cinq ressources pour demander de l’aide

Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions
à caractère sexuel (CALACS)

Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC)

Ligne ressource provinciale pour les victimes d’agression sexuelle 1 888 933-9007

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