Telle est la dérive que dénonce Léa Pool dans son documentaire, L’industrie du ruban rose.

 

Il fut un temps où, comme le chantait Édith Piaf, «des mots d’amour, des mots de tous les jours» suffisaient à nous faire voir la vie en rose. Aujourd’hui, pour obtenir le même effet, rien ne vaut une petite visite dans un centre commercial. En octobre dernier, mois associé au cancer du sein, on vendait des champignons emballés dans des barquettes roses au supermarché de mon quartier et des balais à neige roses à la quincaillerie. À ma station-service, les pompes à essence étaient ornées d’images de rubans (vous l’aurez deviné) roses.

En fouillant un peu, on pouvait trouver des soutiens-gorges, des produits de beauté, du papier hygiénique, des jus, des yogourts… tous ornés du petit ruban et soi-disant mis en marché pour recueillir des fonds afin de soutenir la recherche sur le cancer du sein. Même l’armurier américain Smith & Wesson proposait un revolver rose! (Parce que, c’est connu, rien ne donne davantage le sentiment d’être altruiste que d’appuyer sur une gâchette…)

Tous ces rubans permettent de recueillir des millions de dollars pour aider les chercheurs à mieux comprendre le cancer du sein et à trouver de nouvelles façons de le traiter. Au mois de novembre dernier, la Fondation du cancer du sein du Québec – qui gère notamment l’initiative Achetez rose et qui organise chaque année la Course à la vie CIBC – a annoncé qu’elle verserait 8,1 millions de dollars à des chercheurs de chez nous, récoltés grâce à ses efforts des trois dernières années. Un record pour le Québec! Au total, ce sont 23 millions de dollars qui ont été attribués à la recherche par la Fondation depuis sa création, il y a 17 ans. Aux États-Unis, la toute-puissante fondation Susan G. Komen for the Cure a donné 1,9 milliard de dollars depuis 1982 pour financer la recherche sur le cancer du sein ainsi que des projets de sensibilisation, de dépistage et de traitement.

Sauf que… la marée rose rapporte aussi des tonnes de billets verts aux entreprises qui affichent le ruban sur leur produit. Et elle fait broyer du noir à une poignée d’activistes, de féministes et d’artistes. «Dans les années 1970, les femmes marchaient pour attirer l’attention du gouvernement et des scientifiques sur une maladie stigmatisée », raconte la Canadienne Samantha King, auteure du livre Pink Ribbons, Inc. – Breast Cancer and the Politics of Philanthropy. «Le mouvement a depuis été récupéré par l’entreprise privée, et une industrie très prospère est née.»

La grande séduction

S’inspirant de Pink Ribbons, Inc., Léa Pool et la productrice Ravida Din, qui a elle-même été traitée pour un cancer du sein, renchérissent sur Samantha King et lancent bientôt le documentaire L’industrie du ruban rose, produit par l’ONF (sortie prévue le 3 février).

Le long métrage montre comment de grandes entreprises, dont Estée Lauder, American Express ou Ford, utilisent la cause du cancer du sein à leurs propres fins. En Amérique, on estime que 80% des décisions de consommation sont prises par des femmes. Pour séduire cette clientèle, rien ne vaut une campagne de marketing qui la «prend par les sentiments». Les femmes qui ont subi un cancer du sein – une sur neuf recevra ce diagnostic au cours de sa vie – et toutes celles qui ont une soeur, une mère ou une amie touchée par la maladie seront ravies de privilégier un produit dont une partie de la vente servira apparemment à trouver un remède.

Sauf que l’engagement des entreprises envers la cause est rarement aussi sincère qu’il y paraît. Yoplait a déjà proposé aux clients qui achetaient ses yogourts qu’ils lavent le couvercle du petit pot et l’envoient par la poste, en échange de quoi 10 sous (!) seraient remis à la cause. Dans le film de Léa Pool, la militante Barbara Brenner – qui a signé une campagne de sensibilisation intitulée Think Before You Pink alors qu’elle oeuvrait au sein de l’organisation Breast Cancer Action de San Francisco – souligne que si une personne avait mangé trois yogourts par jour pendant les quatre mois qu’a duré la campagne et avait posté chaque couvercle, 34 gros dollars auraient été collectés. «Ce serait tellement plus simple de faire un chèque!» dit-elle. D’autant plus que, comme me l’a fait remarquer l’auteure Samantha King, dans une campagne lancée au Canada, Yoplait avait imposé un plafond de 80 000$, au-delà duquel l’argent réuni allait directement dans les poches des actionnaires…

D’autres compagnies dont les produits sont nocifs pour la santé cherchent à se faire du capital de sympathie en s’associant à la cause. Ainsi, en 2010, la chaîne PFK s’est alliée à la fondation américaine Susan G. Komen for the Cure. Chaque fois qu’un baril (rose, bien sûr) de morceaux de poulet frit était vendu, le colonel remettait «généreusement » 50 sous à la cause du cancer du sein. Un engagement des plus ironiques lorsqu’on sait que la saine alimentation est une des rares façons connues (avec l’exercice, l’arrêt du tabagisme et la modération dans la consommation d’alcool) de mettre les chances de son côté, si on veut réduire ses risques de souffrir d’un cancer du sein.

Bref, tout le monde veut être associé à ce que le New York Times Magazine baptisait déjà en 1996 This Year’s Hot Charity.

Raison et sentiments

Au-delà du côté mercantile, Léa Pool s’attarde aussi à ce que l’essayiste Barbara Ehrenreich a baptisé la «tyrannie de la pensée positive». Le film montre en effet moult images de marches ou de courses à San Francisco, à New York, à Washington ou à Montréal, où sont réunies des marées de femmes vêtues de rose. Les participantes poussent de grands cris de ralliement, et les «survivantes» racontent leur histoire sur scène, sous les applaudissements nourris de la foule. Les concours de déguisement se mêlent aux concours de danse, pendant que les commanditaires en profitent évidemment pour faire mousser leurs nouveaux produits.

Léa Pool a été soufflée par ces évènements qui prenaient des allures de foires, quelque part entre l’Halloween et la gay pride. «Je me souviens d’un moment où une femme est montée sur scène pour raconter que son cancer s’était propagé à son foie, puis à ses os, m’a-t-elle raconté au mois d’octobre dernier. Tout le monde s’est mis à applaudir!»

Plusieurs des femmes qu’a rencontrées Samantha King lui ont avoué se sentir aliénées par cette culture rose bonbon qui enrubanne leur maladie: «Elles subissent un des évènements les plus traumatisants de leur vie, et on leur dit de sourire, s’étonne l’auteure. On dit aux femmes que si elles sont fortes, si elles demeurent positives et si elles luttent, elles vont s’en sortir. C’est un message accablant pour les patientes qui ont un cancer létal. Mourir n’est pas un échec.»

Mais comment blâmer ces femmes qui achètent des produits roses et participent à des marches de l’espoir? Nathalie Le Prohon, présidente de la Fondation du cancer du sein du Québec, a elle-même été diagnostiquée en 2004. Depuis, le cancer s’est propagé à ses os. «Personnellement, ça me fait énormément de bien de courir ou de marcher; de me sentir entourée et soutenue. Mais je respecte l’opinion et le cheminement de chacune.»

Léa Pool assure qu’elle est pleine de compassion à l’égard des femmes qui participent à ces évènements. «C’était le grand défi du film, dit-elle. Ne pas heurter toutes celles qui prennent part au mouvement, avec la meilleure volonté du monde.» La réalisatrice croit néanmoins qu’on peut être critique et poser des questions qui dérangent sans pour autant miner l’espoir des patientes et de celles qui veulent s’impliquer dans la lutte. «On ne remet jamais en cause la campagne du ruban rose, parce que c’est un sujet tellement émotif! dit-elle. Mais derrière ce ruban qui semble parfaitement innocent se cachent de vilains mensonges.»

La part des choses

Le directeur du réputé Centre de recherche sur le cancer Rosalind et Morris Goodman de l’Université McGill, Michel L. Tremblay, implore pour sa part les gens de ne pas remiser le ruban rose trop vite. Lui-même et son équipe ont reçu des fonds de la Fondation du cancer du sein du Québec, dont une subvention de 658 350$ en 2008, recueillis entre autres grâce à la vente de produits qui arborent le logo. «Grâce à la mobilisation des groupes de femmes, on en sait plus sur les mécanismes moléculaires qui soustendent le cancer du sein que sur n’importe quelle autre forme de cancer, dit-il. Les progrès donnent des résultats tangibles pour les patientes.»

Au Canada, les taux de mortalité ont diminué dans tous les groupes d’âge depuis le milieu des années 1980. Le taux de survie, cinq ans après le diagnostic, est de 88 % aujourd’hui, alors qu’il était de 67% au début des années 1980.

Léa Pool admet volontiers que la lutte contre la maladie a effectué certaines avancées. «Ce que j’aimerais savoir, c’est quels progrès on aurait accomplis si les profits n’avaient pas été le fil conducteur des organisations partenaires. Sans doute auraient-ils été plus significatifs.»

Michel L. Tremblay et elle s’entendent sur un point: avant d’acheter un produit orné d’un ruban, posez des questions. Informez-vous pour savoir quelle proportion de votre argent ira à la lutte contre le cancer du sein et quel type de projet il aidera à financer. Ne vous laissez pas aveugler par le rose!

Avant d’acheter un produit rose…

  • Visitez le site Internet du manufacturier pour vérifier quelle proportion du prix de vente ira à la cause. Voyez également si l’entreprise a fixé un plafond au-delà duquel elle prévoit cesser sa contribution.
  • Interrogez-vous pour savoir à quelle organisation l’argent sera versé. Au Québec, par exemple, certains produits qui arborent le ruban rose sont vendus au profit de la Fondation du cancer du sein du Québec, d’autres, au profit de la Fondation canadienne du cancer du sein, d’hôpitaux, de fondations américaines… Car le ruban rose appartient à tout le monde. Consultez le site Internet de l’organisation en question pour connaître le type d’initiative qu’elle soutient.
  • Demandez-vous si le produit orné du ruban est nocif pour la santé. Ses ingrédients sont-ils soupçonnés d’être cancérigènes?

Pour en savoir plus, consultez le site d’information thinkbeforeyoupink.org.

Pour connaître les horaires de projection du film L’industrie du ruban rose, consultez onf.ca.

 

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