Le futur du soccer est féminin.» C’est ce qu’a déclaré Joseph Blatter, le président de la Fédération internationale de football association (FIFA), lors de la deuxième édition de la Coupe du monde féminine de soccer, en 1995. À l’époque, Sylvie Béliveau était entraîneure de l’équipe canadienne, qui participait pour la première fois à ce tournoi international. Elle se souvient d’avoir collé le nom des joueuses sur des maillots d’homme à l’aide d’un fer à repasser. Le gouvernement n’octroyait alors aucune aide financière à l’équipe, les parties n’étaient pas télédiffusées et un total d’environ 112 000 spectateurs avaient pris place dans les stades de Suède, où était disputée la Coupe.

Vingt ans plus tard, alors que le Canada est l’hôte de cette même compétition, les choses ont bien changé. L’équipe canadienne est soutenue financièrement par Sport Canada et certaines de ses membres jouissent même de commandites. La FIFA espère écouler 1,5 million de billets pour les 52 parties qui auront lieu d’ici le 5 juillet dans plusieurs villes, dont Montréal. Et si on se fie aux 248,5 millions de téléspectateurs qui ont suivi la finale de la dernière édition, la Coupe 2015 promet d’être très populaire. «Le soccer féminin a progressé de façon phénoménale!» s’exclame Sylvie Béliveau, aujourd’hui instructrice pour la FIFA et responsable du programme de développement à long terme du joueur à l’Association canadienne de soccer (ACS). «Imaginez: il y a 20 ans, on se demandait si les femmes avaient la force de jouer une partie de 90 minutes!»

Aussi bonnes que les hommes!

N’en déplaise aux amateurs purs et durs de soccer masculin, les matchs de la Coupe du monde féminine sont désormais aussi captivants que ceux disputés par des hommes. «Il y a quelques années, la compétition était dominée par une poignée d’équipes et les autres traînaient derrière, se rappelle Marie-Ève Nault, joueuse à la défense pour l’équipe canadienne. Ce n’est plus le cas. La rivalité entre les équipes du top 10 est féroce. On ne se contente pas de courir après le ballon; il y a une intention tactique derrière chaque mouvement.»

Non seulement les joueuses canadiennes sont bonnes, mais elles ne sont pas dans l’ombre de leurs compatriotes masculins, comme c’est le cas pour les équipes féminines en Europe. «Nos joueuses bottent carrément le derrière aux hommes: elles sont dans le top 10 de la FIFA, alors que l’équipe de soccer masculine se classe au 114e rang», observe André Richelieu, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM et expert en marketing sportif. Selon lui, le succès de notre équipe nationale féminine – qui a notamment remporté la médaille de bronze aux Jeux olympiques de Londres en 2012 – est responsable de la grande popularité du soccer amateur chez les fillettes.

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Chez nous, jamais autant de 
joueuses n’ont tapé dans le ballon 
rond. La Fédération de soccer du 
Québec (FSQ) estime que plus de 
70 200 filles, tant au niveau récréatif
que compétitif, étaient inscrites au
soccer en 2014, représentant près de 40 % de ses membres. «Même si notre sport national est le hockey, le soccer reste le sport le plus pratiqué au Québec, chez les garçons comme chez les filles, rappelle Jessica Silva, adjointe technique à la formation et au développement féminin à la FSQ. Pour 80 joueurs de hockey, on compte 200 joueurs de soccer.»

Encore un boys club?

Le soccer féminin fait de plus en plus d’adeptes, mais la partie n’est pas encore gagnée. Il y a deux mois, la FIFA n’avait pas réussi à vendre toutes les places pour assister aux compétitions féminines, «alors que, s’il s’agissait des hommes, on négocierait déjà des billets sur le marché noir», déplore Sylvie Béliveau. Il faut dire que la Coupe du monde masculine est un des événements sportifs les plus regardés. Elle attire environ 3,2 milliards de téléspectateurs, une véritable manne pour les publicitaires. Pas étonnant que les joueurs remportent le pactole: l’équipe allemande, championne de l’édition 2014, a raflé une prime de 35 millions de dollars US. Les gagnantes de la Coupe du monde 2015, elles, empocheront seulement deux millions. Les écarts salariaux sont aussi gigantesques: la rémunération des meilleures joueuses se calcule en dizaines de milliers de dollars, tandis que Lionel Messi, le célèbre attaquant du FC Barcelone, gagne 20 millions d’euros chaque année.

Ironiquement, le soccer féminin est un sport où règnent… les hommes. Des 24 équipes qui participent à la Coupe du monde féminine, seulement six sont entraînées par une femme – et celle du Canada ne fait pas partie du lot. Selon un sondage mené par la FIFA, en 2014, auprès de ses associations membres, les femmes représentent 10 % des arbitres, 7 % des entraîneurs et 8 % des élus au sein des comités exécutifs.

Les-filles-et-le-soccer-Charles-.jpg«C’est un boys club», résume Amélia Salehabadi-Fouques. Cette avocate spécialisée en droit du sport est une des trois femmes qui siègent au conseil d’administration de l’ACS. Les 11 autres membres sont des hommes. «Comment est-ce possible que nous soyons si mal représentées dans un pays où le soccer féminin fonctionne si bien? demande-t-elle. Pourtant, avoir davantage de femmes aux commandes enverrait un message fort aux filles: il y a de l’avenir pour elles dans le sport au Canada.»

Selon Sylvie Béliveau, pour que les choses changent, il faut commencer par inspirer les joueuses dès les ligues mineures. «Celles qui ont entre 9 et 12 ans ignorent qui est Christine Sinclair. Par contre, si leur entraîneure est une femme, elle servira de modèle pour ses joueuses.» Âgée de 18 ans, Marike Saint-Pierre Mousset en est la preuve vivante, elle qui entraîne des équipes masculines et féminines. «Les gars, je les coache, point final, affirme-t-elle. Avec les filles, je peux aller plus loin: je peux les inspirer.»

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La FSQ s’active pour augmenter le nombre d’entraîneures certifiées: il y a cinq ans, les femmes représentaient le dixième des effectifs, alors qu’elles en constituent aujourd’hui le quart. L’organisation prévoit d’ailleurs mettre sur pied un programme de mentorat pour les entraîneures d’ici 2016.

Mère de deux joueuses de soccer,
 Catherine Calabretta est une de celles 
qui se sont lancées dans l’aventure de 
l’entraînement. «C’est intimidant, car
les intervenants masculins dominent la scène et nous parlent comme si nous n’avions aucune connaissance du sport», raconte-t-elle. Aujourd’hui gérante d’une équipe de filles, elle s’est inscrite à l’Initiative entraîneurs féminins de l’Association régionale de soccer du Lac St-Louis, une formation offerte à toutes les femmes de la région, peu importe leur âge et leurs connaissances. L’objectif? Que la totalité des équipes féminines de l’Association ait une femme comme coach.

Le prochain but

Pour plusieurs, la Coupe du monde est la bougie d’allumage qui propulsera le soccer féminin au pays. «C’est l’occasion d’initier, voire de convertir le public d’ici à ce sport, croit André Richelieu. On a droit à du grand soccer, un soccer authentique et intègre, loin des histoires d’argent, de commandites et de dopage qui gangrènent son pendant masculin. Si l’équipe nationale offre une bonne performance et que les spectateurs sont au rendez-vous, cela créera un engouement qui favorisera la croissance du soccer au pays.»

La FSQ profite d’ailleurs de l’occasion pour lancer une multitude de projets afin d’augmenter le nombre de femmes dans le milieu du soccer et d’offrir des débouchés à celles qui souhaitent atteindre de plus hauts niveaux. Il faut savoir qu’à l’heure actuelle, les meilleures joueuses québécoises doivent s’exiler pour pratiquer leur sport, car il n’existe pas de ligue professionnelle féminine dans la province. «Dès son plus jeune âge, un petit garçon peut rêver de porter les couleurs de l’Impact, mais pas une petite fille», remarque Jessica Silva. Cela dit, le vent pourrait tourner: une ligue semi- professionnelle féminine Québec-Ontario devrait ainsi voir le jour en 2016.

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Quoi qu’il en soit, les avancées du soccer féminin sont très encourageantes, estime Sylvie Béliveau: «La FIFA s’est engagée à poursuivre le développement du sport et à le financer. La Fédération a déjà fait beaucoup: c’est grâce à elle si, depuis 1999, ce sont des femmes qui arbitrent les matchs de la Coupe du monde. On n’est pas rendu là du côté des entraîneurs, mais je continue d’y croire!»
 Le président de la FIFA avait sans doute raison: le futur du soccer est féminin.

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