DU BUREAU À L’ENCLOS

Amy Ciocca et Aris Ayvatyan, tous deux dans la jeune trentaine, se sont rencontrés il y a 12 ans. Parents de deux enfants (Riley, trois ans, et Gavin, cinq ans), ils ont quitté Montréal en février 2016 pour aller s’établir dans une fermette située à Godmanchester, en Montérégie, près de la frontière américaine, et devenir agriculteurs. Aujourd’hui, sous le nom d’Amis Farms, ils livrent chaque semaine des paniers contenant des légumes du marché, des œufs, du poulet, du porc et du bœuf nourri à l’herbe dans quelques points de vente de la métropole. Leur vie d’avant? Elle ne leur manque pas du tout.

«Nous avons tous les deux grandi en ville, explique Aris. L’agriculture nous était complètement inconnue. Je travaillais comme ingénieur civil et Amy était employée dans un cabinet d’avocats. Après la naissance de Riley, on était fatigués. On en avait assez de faire du neuf à cinq, de manquer de temps, de ne pas voir nos enfants… On a donc commencé à réfléchir à la façon de nous bâtir une vie qui correspondrait davantage à nos valeurs.» Peu de temps après, le couple partait avec ses petits pour se familiariser avec la terre par l’entre- mise du programme WWOOF, qui permet aux intéressés de séjourner dans des fermes d’agriculture biologique, nourris et logés par leurs hôtes, en échange de quelques heures de travail par jour. Entre juillet et septembre, la famille a visité six fermes au Québec, en Ontario, en Géorgie, en Virginie et en Alabama. «Riley n’avait que neuf mois, se souvient Amy. Je l’allaitais encore, et j’ai travaillé tout ce temps en la traînant sur mon dos!»

À leur retour, charmés par leur expérience, Amy et Aris ont recherché la ferme idéale. Trente visites plus tard, ils devenaient propriétaires d’une adorable maison sur un terrain de 200 acres, à une heure de Montréal. Chez Amis Farms, on pense qu’il est important de savoir d’où vient la nourriture et de respecter la terre qui nous en fait cadeau. «Les gens font des choix de plus en plus santé et sont soucieux de manger des aliments frais, locaux et cultivés dans des conditions responsables, affirme Amy. Entre le fait d’acheter sa viande à l’épicerie et celui de devenir végétalien, il y a un monde. Manger des choses qu’on aime et qui correspondent à nos valeurs, c’est possible.»

null

Aris, Gavin, Amy et Riley. Photographe: Julie Artacho

VIVRE DOUCEMENT

Maïsa LeBel et Jean-Philippe Murray, en couple depuis sept ans, ont quitté la ville en 2016 pour pouvoir devenir propriétaires (le prix des maisons étant en moyenne beaucoup plus bas en région), mais surtout parce qu’ils avaient besoin de ralentir. Après avoir vécu ensemble à Montréal et à Québec, ils sont aujourd’hui installés à Sainte-Geneviève-de-Batiscan, village d’un millier d’habitants situé non loin de Sainte-Anne-de-la-Pérade, en Mauricie. Avant de partir, Maïsa était graphiste dans une firme d’architecture et Jean-Philippe, qui possède une formation en science des religions, bossait dans le web. «On n’en pouvait plus du trafic et de la construction, lance Maïsa. Mais on est surtout partis pour pouvoir vivre plus tranquillement. On s’est demandé: est-ce vraiment une obligation de travailler autant? Est-ce que c’est ça, la vie qu’on veut?» Après avoir trouvé une région qui leur convenait, à mi-chemin entre Québec et Montréal, c’est la maison de leurs rêves qui a choisi le village pour eux. «Nous sommes tellement bien tombés, affirme Jean-Philipe. Notre bourgade offre une tonne de services et tout est à proximité. Ni Maïsa ni moi ne connaissions l’endroit avant d’arriver. On a eu de la chance!»

Malgré une première année plutôt difficile, le couple est catégo- rique: s’éloigner de la ville était une bonne décision. Jean-Philippe est aujourd’hui animateur de vie spirituelle et d’engagement communautaire dans une école secondaire du coin, et Maïsa travaille pour le parc de la Rivière-Batiscan. À la maison, elle s’occupe des rénovations, et lui, des repas. L’été dernier, ils ont planté quelques arbres fruitiers et acheté des poules. «On est bien, ici, dit Jean-Philippe. Il y a de la lumière partout, l’hiver est plus beau. Et il y a tellement d’étoiles!»

LUNE DE MIEL

Jennie Barrette et Jean-Philippe Desindes, deux amoureux de plein air, ont laissé derrière eux leur travail et leur appartement urbains pour aller s’établir en 2012 dans Charlevoix. Avant de quitter Montréal pour de bon, ils sortaient de la ville aussi souvent que possible. «On a toujours adoré la nature, se souvient Jennie. On descendait nos planches à voile du troisième étage et on prenait le large presque chaque week-end. Il y a quelques années, pendant qu’on se promenait en voiture dans Charlevoix, on s’est dit: un jour, on vivra ici.» Il y a six ans, leur rêve s’est concrétisé. Jennie, qui travaillait dans le milieu de la publicité, est partie avec Jean- Philippe, biologiste, pour la région de Baie-Saint-Paul. Avec leur fille, ils ont loué une maison, nichée au creux de la campagne.

Après y avoir vécu durant un an, ils ont acheté dans le secteur moins reculé du Bas-de-la-Baie. «On croyait vraiment vouloir être dans le bois, mais on s’est vite rendu compte que ça nous convenait moins, explique Jennie. On utilisait toujours l’auto, tout était trop loin. Maintenant, on est près du centre-ville, mais aussi des grands champs et du fleuve. Je peux faire mes courses à vélo. C’est parfait!» En 2015, le couple a eu un coup de foudre pour l’apiculture et lancé la miellerie artisanale M le Miel. Jean- Philippe est responsable des abeilles, et Jennie s’occupe de la mise en marché, des communications et du développement. Leurs produits sont vendus dans quelques établissements à Montréal, à Québec, dans Charlevoix et en ligne. Le plus génial, explique Jennie, c’est la façon dont les talents et compétences du couple sont mis à profit dans cette nouvelle entreprise commune. Comme si toutes les pièces du casse-tête étaient enfin à leur place.

null

Jennie, Jean-Philippe et leurs enfants. Photographe: Caroline Perron

POURQUOI PARTIR?

L’idée d’une vie tranquille à cultiver des fines herbes dans un cadre bucolique en fait certes rêver plus d’un, mais les raisons qui poussent les citadins à quitter une bonne partie de leur confort et de leurs habitudes pour se jeter dans le vide sont toutefois profondes. Pour Aris, un anxieux, la santé mentale a joué un rôle important dans la décision de s’offrir une vie moins stressante. «Il y avait aussi ce besoin de se réaliser, dit-il. Je suis un entrepreneur dans l’âme; je voulais construire quelque chose et être passionné par mon boulot.» Maïsa et Jean-Philippe M. abondent en ce sens. «On travaillait comme des fous dans des postes qui ne nous comblaient pas, se souviennent-ils, presque du même souffle. On se sentait vides et épuisés.»

Au-delà d’un rythme de vie plus tranquille, il y a ce désir de vivre en cohérence avec ses valeurs intimes, comme les pratiques écoresponsables, la simplicité volontaire et la quête d’une certaine autosuffisance. D’une façon ou d’une autre, les trois couples rejettent la culture de surconsommation, qui semble plus présente en ville qu’en région. L’offre plus limitée et la proximité avec les entreprises locales, explique Jennie, transforment les habitudes d’achat. «Quand je sors de chez moi, je n’ouvre pas inévitablement mon portefeuille, dit-elle. Je n’ai pas dix restos, deux boutiques de vêtements et une librairie à moins de cinq minutes de marche. On est beaucoup moins bombardé de publicités et de tentations, alors on vit plus simplement. Ça fait du bien!»

SE FAIRE UNE PLACE

La vie en région est-elle aussi idyllique qu’on pourrait le croire? Si l’on se fie à ces trois histoires, oui. Toutefois, tous s’entendent pour dire que quitter la ville n’est pas une décision qu’il faut prendre à la légère, évoquant plusieurs défis financiers et logistiques qui nécessitent de sérieux compromis. Il faudrait environ un an ou deux pour bien s’acclimater à sa nouvelle vie, et le secret résiderait dans l’effort conscient de s’intégrer à sa nouvelle communauté. «Il faut s’impliquer, affirme Maïsa, chercher à participer à des activités, faire partie de comités, donner de son temps, se créer des contacts. Les gens ne viennent pas nous chercher par la main; il faut se tailler sa propre place.»

Au quotidien, les petites choses semblent demander davantage d’adaptation: les heures d’ouverture plus restreintes des commerces, la distance qui sépare les divers services, l’impossibilité de commander une pizza aux petites heures du matin… Quant à l’isolement, malgré une vie sociale moins remplie, il ne se ferait pas tellement sentir. «Entre les visites des amis et de la famille, les vacances en ville et le train-train quotidien, on ne se sent jamais seuls, dit Amy. Surtout maintenant qu’on est entourés de poules! (rires) On ne retournera jamais en ville. La quitter est la meilleure décision que nous ayons prise.»

La recette pour un exode urbain réussi, selon ces trois couples? Un savant mélange de rêves, de travail acharné et de patience, le soutien de la famille et des amis et un amour infini de la nature, des grands espaces… et de la sainte paix.

TOUJOURS BRANCHÉS

Aris, Amy et Jean-Philippe M. ont effectué la transition de la ville à la campagne en travaillant à temps partiel, à distance. Internet et les réseaux sociaux, avec tout ce qu’ils offrent d’instantanéité et de flexibilité, ouvrent la porte des régions à un nombre grandissant de jeunes professionnels en manque d’air pur. Outils inestimables lors de la création d’une entreprise, ils permettent de se bâtir une clientèle et de faire connaître ses produits… sans quitter son petit coin de paradis!