Alexia* n’avait que 5 ans lorsqu’elle s’est fait exciser. Froidement, brusquement, comme tant de fillettes d’Afrique de l’Ouest. Cette mutilation génitale lui a été imposée par sa communauté, par tradition, pour anéantir son plaisir sexuel et lui assurer «un bon mariage». Mais à l’âge adulte, Alexia a refusé de se marier. Forte, éduquée et idéaliste, elle voulait faire sa vie seule. À l’instar de femmes autour d’elle, elle avait peur de souffrir dans un foyer polygame ou de tomber enceinte et de mourir en couches comme sa soeur, à qui une hémorragie, causée par la mauvaise cicatrisation de son excision, a été fatale.

Rencontrée dans les locaux du Réseau d’intervention auprès des personnes ayant subi de la violence organisée (RIVO), à Montréal, Alexia se souvient d’une période très sombre de son existence. «Tous les hommes de mon entourage – mon père, mes frères, mes oncles – m’insultaient quotidiennement, lâche-t-elle, la voix gorgée d’émotions. J’ai décidé de quitter le foyer familial, mais je suis vite revenue, parce qu’ils ont alors ostracisé ma mère. Je me sentais coupable. Elle m’a dit que j’allais la tuer, que toute la communauté me traitait de prostituée et de rebelle, car je refusais de prendre mari.» Pour apaiser son entourage et retrouver un semblant de vie normale, Alexia accepte de s’unir à un homme éduqué. «Je pensais qu’il était intelligent, qu’on aurait peut-être la même vision de la vie…»

Après la cérémonie, Alexia continue de travailler en tant que formatrice en prévention du VIH. Rapidement, la situation dégénère. Son époux est jaloux. Il la bat partout; à la maison, au boulot. Elle est violée soir après soir. «Chaque fois, j’avais si mal à cause de l’excision.» Lorsqu’elle tente de résister, la communauté l’insulte et la marginalise davantage.

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  Photographe: Alejandra Carranza

L’union prend tout de même fin au bout de six mois, mais le cycle de violence reprend de plus belle lorsqu’elle rencontre un autre homme, qui gagne petit à petit sa confiance. Elle tombe enceinte et donne naissance à sa fille sans être mariée au père de son enfant. «Mes parents m’ont dit que je n’avais pas le choix: je devais l’épouser», souffle-t-elle d’un jet. Alexia tente de s’y opposer, mais ses parents se rendent eux-mêmes à la mosquée pour procéder à la cérémonie. «Je n’étais pas là à mon propre mariage», raconte-t-elle.

Puis, les coups et les viols reprennent. «J’avais mal, mais je ne me débattais plus, je ne faisais que pleurer», se souvient-elle. Son mari découche régulièrement, puis rentre un jour à la maison avec un enfant, dont Alexia devra s’occuper. «J’avais le fruit de son infidélité sous mon nez tous les jours», sanglote la jeune femme, dans un mélange de colère et d’amertume. «Il m’a fait ça deux fois.» Mais c’est lorsque sa belle-mère commence à organiser l’excision de sa fille – bien que la loi interdise désormais cette pratique – qu’Alexia décide de fuir. «Je lui ai dit que jamais ma fille ne vivrait ça. Jamais.»

Alexia est arrivée au Canada il y a plus d’un an, blessée et brisée. Mère de trois jeunes enfants, elle a déposé une demande d’asile auprès du gouvernement canadien. Depuis un an, elle attend, elle survit. Elle redoute de devoir retourner auprès de sa famille qui n’a rien fait pour la protéger de la violence conjugale, et de devoir s’en remettre de nouveau à la police, qui s’est moquée d’elle lorsqu’elle a tenté de porter plainte. Elle vit dans l’incertitude permanente et prie pour que sa fille ne connaisse jamais cette violence qui, dans son pays d’origine, est acceptée et banalisée.

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  Photographe: Alejandra Carranza

GUÉRIR L’ÂME

Des histoires comme celle d’Alexia, Véronique Harvey en a entendu des dizaines. Des récits de parcours tissés de courage, de force et de résilience, d’hommes et de femmes des quatre coins du globe, qui se sont élevés pour fuir ou dénoncer une violence organisée, quelle que soit sa forme. Politique dans les cas de guerres ou de génocides. Sociale ou culturelle, dans les pays où les violences envers les femmes sont tolérées par exemple. Dans tous les cas, cette violence est liée à l’État, qui organise ou orchestre ces sévices, ou échoue dans sa responsabilité de protéger ses citoyens.

Les personnes ayant subi de la violence organisée n’ont pas toutes besoin de suivre une thérapie, mais celles qui arrivent à Montréal en situation de grande vulnérabilité psychologique sont référées au RIVO. À titre de thérapeute, Véronique Harvey permet à ces nouveaux arrivants de déposer leur lourd bagage émotionnel, afin qu’ils puissent faire le point sur ce qu’ils ont vécu.

«La thérapie, c’est souvent l’élément qui manque aux initiatives qui prennent racine au Québec pour intégrer les réfugiés. Tenir compte de leur bien-être psychologique et émotionnel, c’est primordial, pointe Véronique Harvey, car on ne traite pas un trauma relié à la violence organisée comme on traite un trauma causé par un accident de voiture.»

En les aidant à se reconstruire petit à petit, c’est leur estime de soi et leur confiance en l’être humain que Véronique Harvey et ses collègues espèrent rebâtir. «Le ‘’survivant’’ peut ensuite transposer cette relation de confiance, développée avec le thérapeute, dans d’autres sphères de sa vie», explique Mme Harvey. Soucieuse du poids des mots, elle parle bien de survivants et non de réfugiés ou encore de demandeurs d’asile. «Les mots sont très importants, insiste-t-elle. Dans les médias, dans les discours politiques, on en parle en termes de statistiques, on les appelle des ‘’illégaux’’. Ça les atteint gravement dans leur estime d’eux-mêmes.»

Depuis 25 ans, les thérapeutes du RIVO – qui travaillent quasi bénévolement – ont offert plus de 40 000 heures de thérapie gratuite à de nouveaux arrivants en état de profonde détresse psychologique. Et la demande est en forte hausse. En 2016, le RIVO a accompagné 134 personnes, ce nombre a bondi à 269 l’an dernier et il devrait atteindre environ 400 cette année.

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  Photographe: Alejandra Carranza

RECONSTRUIRE L’HUMANITÉ

Carolina a une histoire bien différente de celle d’Alexia, mais en toile de fond, le même drame: celui du déracinement, du départ forcé et des innombrables deuils. Le deuil de ceux qui sont restés derrière, d’un pays et, souvent, d’une identité professionnelle.

Si elle le pouvait, Carolina bouclerait ses valises et retournerait dans son pays d’origine, le Venezuela. «Mais je ne peux pas. C’est trop dangereux…», murmure-t-elle lorsque rencontrée dans les locaux du RIVO, à Montréal. Persécutés et menacés par le régime d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro, Carolina et son mari ont fui le Venezuela pour se réfugier au Canada il y a deux ans.

«Déposer ma demande de réfugiée a été la décision la plus difficile de ma vie, raconte-telle, étranglée par l’émotion. Certains croient qu’on emprunte la voie facile, mais ce n’est pas le cas. Pour nous, s’établir dans un pays qui nous est en tout point étranger n’est ni un objectif de vie ni un rêve.»

Au Venezuela, Carolina était ingénieure à la société d’État Petróleos de Venezuela S.A. (PDVSA). Elle était sans cesse sollicitée pour effectuer du travail partisan pour le compte du gouvernement: appels téléphoniques aux électeurs, distribution de nourriture, de tracts, participation à des marches de propagande. Elle devenait, bien malgré elle, une messagère du régime en place, le porte-étendard d’un dictateur dont elle ne partage ni les idées ni les méthodes. «J’aidais à acheter des votes, lance-t-elle. Tous les vendredis, on devait porter une casquette et un t-shirt rouge à l’effigie de Chávez, pour montrer qu’on était d’accord avec l’idéologie politique du gouvernement», se souvient-elle.

Lorsqu’elle proteste, la jeune ingénieure reçoit des menaces. D’abord, on lui fait comprendre que si elle n’obtempère pas, elle perdra son emploi. Puis, on passe d’inquiétants coups de fil chez elle. «Ils me disaient: ‘’On sait où tu habites, où tu vas boire ton café, où ta mère se trouve’’.» Carolina change de quartier, mais la pression s’accentue.

Son mari, membre du parti d’opposition, est sauvagement agressé à plusieurs reprises, puis se fait mettre un fusil sur la tempe par des membres du Colectivo, un groupe qui, selon plusieurs observateurs, a été armé par le gouvernement pour faire régner l’ordre dans le pays.

Au travail, le superviseur de Carolina va jusqu’à lui demander de gonfler l’estimation du coût d’un vaste projet de transport de gaz naturel vers la Colombie. Celle-ci refuse de contourner la loi. Un de ses collègues disparaît soudainement. «Je n’ai jamais su ce qui lui était arrivé.» C’est le point de non-retour: Carolina et son mari décident de partir.

Loin du rêve ou de l’eldorado, l’arrivée au Canada des jeunes époux est brutale. «Je me suis sentie complètement perdue», se souvient Carolina. On n’avait pas d’argent, on ne mangeait qu’une fois par jour. J’ai dû tout reprendre à zéro. C’était tellement intimidant.» À cause du stress, Carolina commence à faire de l’arthrite, malgré son jeune âge. «Quand je me levais le matin, je n’arrivais même plus à marcher», raconte-t-elle.

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  Photographe: Alejandra Carranza

Il s’agit là de l’un des nombreux symptômes que peuvent développer les survivants, explique Véronique Harvey. La violence, le déracinement, le parcours migratoire et le stress d’adaptation se muent parfois en maux physiques, en cauchemars, en insomnie, en flash-back et en perte d’appétit, entre autres. «Lorsque ces personnes demeurent en état d’alerte, en raison de la peur ou du stress, les fonctions du système nerveux parasympathique ne peuvent plus s’activer correctement», relève-t-elle. Et souvent, les réfugiés subissent un choc en arrivant en terre d’accueil. «Parce que le contraste est soudainement souligné, mis en lumière. Ils réalisent tout ce qui leur est arrivé, tout ce qu’ils ont traversé.» Sans oublier qu’à ce moment, l’incertitude quant à leur avenir est abyssale.

Alexia, elle, se bat contre la dépression. «Je ne sais pas si on peut en guérir un jour, avoue-t-elle, le regard éteint. Il y a des choses qu’on te fait, des choses qu’on te dit, qui restent gravées quelque part en toi toute ta vie, soupire-t-elle. Souvent, il m’arrive de me dire: ‘’Je m’en fous, je vais vivre, je vais oublier tout ça’’. Alors j’essaye de toutes mes forces d’effacer mes souvenirs, mais je ne peux pas. Même si je le veux, je ne peux pas.»

Alexia dit toutefois garder l’espoir qu’en racontant son parcours, elle parviendra à panser ses blessures et à reprendre le contrôle de sa vie. Son rêve? Trouver un bon travail pour quitter l’aide sociale et être autonome financièrement. D’ici là, Alexia fait du bénévolat dans plusieurs organismes montréalais. Tout comme Carolina, qui n’a qu’une idée en tête: aider les autres. Aider les Vénézuéliens restés au pays à avoir une certaine qualité de vie en ayant accès à des médicaments, à de la nourriture et à de l’eau potable. Aider les nouveaux arrivants au Canada, aussi, pour les aiguiller vers les ressources disponibles. «Je ne peux pas changer ce que j’ai vécu au Venezuela, mais je peux décider de ce que je vais faire de mon histoire», dit-elle avec détermination.

Alexia et Carolina ne devraient-elles pas songer à elles-mêmes, à guérir, à se reconstruire plutôt qu’à offrir leur temps aux autres? «Ce sont des personnes courageuses qui ont dû fuir souvent parce qu’elles se sont battues, qu’elles se sont démarquées, esquisse Véronique Harvey à titre d’explication. Dès qu’elles reprennent pied, elles sentent le besoin de redevenir des agents de changement. Je pense que c’est aussi une façon de réparer leur foi en l’humanité…»

Le rêve de Carolina? Pouvoir travailler à nouveau comme ingénieure. «Mais si je n’y arrive pas et que je dois nettoyer des planchers ou servir des cafés, je le ferai avec une attitude positive et avec le sourire. C’est la meilleure manière d’entrer en contact avec les gens d’ici.»

Le chemin de la guérison est souvent sinueux. Les obstacles paraissent par moments insurmontables. Mais la force de l’humain est d’une splendeur désarmante. «Faire mon travail, c’est être témoin de ces transformations, dit Véronique Harvey. C’est faire partie de la reconstruction de l’humanité. Une personne à la fois.»

 

* Les noms des survivantes ont été changés.